samedi 12 avril 2014

Guerre des chatouilles

«C'est alors que me revinrent les gestes d'un  jeu avec ma petite sœur quand je voulais la distraire d'une bouderie ou d'une de des contrariétés qui assombrissent le visage des petites filles : la chatouiller, lui faire des guili-guili comme elle disait en protestant, et pourtant consentante. Lorsque l'humeur maussade résiste à tous les mots pour rire, à toutes les évocations de ce dont on a rit mémorablement dans le passé, il reste cette mécanique mystérieuse qui lance le corps dans le rire envers et contre tout, indépendamment de ce qu'en pense le cœur et la tête (c'était comme les moteurs des vrais Spitfire qu'aucun démarreur n'était assez puissant pour mettre en route et qu'il fallait lancer avec une charge de dynamite). Le corps peut rire tout seul de ce que lui dit, du bout des doigts, un autre corps, et pour écouter cela le corps a ses lieux, ses organes réceptifs aux chatouilles : sous les bras, à la plante des pieds, et puis dans bien d'autres endroits encore, et finalement partout. Le corps est livré aux chatouilles comme à une dépense générale, une démence, sa réceptivité sensuelle et même voluptueuse devient une irritation douce et insupportable, insupportable d'être douce, et le plaisir travesti en souffrance fait rire de son déguisement, jusqu'à ce que le rire lui-même soit submergé par la supercherie : rire aux larmes, pleurer de rire, retrouver l'expression du chagrin dans l'excès d'une joie sans raison, d'une indécence du corps dans le rire quand il s'y livre en égoïste et que la tête et le cœur n'ont aucune raison de se joindre à lui.»

L'amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil Points (2006)

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