lundi 29 décembre 2014

Tentative d'autoportrait (10)

« Hussonnnet ne fut pas drôle. A force d'écrire quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d'entendre beaucoup de discussions et d'émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s'aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d'une vie légère autrefois, mais à présent difficile, l'entretenaient dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, qu'il ne voulait pas s'avouer, le rendait hargneux, sarcastique. A propos d'Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse contre l'Opéra ; puis à propos de l'Opéra, contre les Italiens, remplacés maintenant, par une troupe d'acteurs espagnols, "comme si l'on n'était pas rassasié des Castilles !" Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l'Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s'informa du Collège de France, d'où l'on venait d'exclure Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. de Maistre, se déclara pour l'Autorité et le Spiritualisme.  Il doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait l'histoire, et contestait les choses les plus positives, jusqu'à s'écrier au mot géométrie : "Quelle blague que la géométrie !" Le tout entremêlé d'imitations d'acteurs. Sainville était particulièrement son modèle.»

L'Éducation sentimentaleGustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)
«La satisfaction n’est plus l’objectif mais l’enfer de nos sociétés : pour vendre encore, donc pour produire plus, il faut des consommateurs insatisfaits. Il s’agissait de provoquer son désir, il s’agit d’assurer son inassouvissement. Des obsessionnels perpétuellement insatisfaits, boulimiques, voilà l’idéal du citoyen consommateur dont la croissance a besoin.» 

L’Avènement du corpsHervé JuvinGallimard (2005)

dimanche 28 décembre 2014

«cur hanc tibi, rector Olympi,
Sollicitis uisum mortalibus addere curam,
Noscant uenturas ut dira per omina clades ?
Sit subitum quodcunque paras, sit cœca futuri
Mens hominum faci, liceat sperare timenti.


[Pourquoi, maître de l'Olympe, as-tu jugé bon d'ajouter aux tourments des mortels ce souci de connaître par de sinistres présages les malheurs futurs ? - Que tout ce que tu prépares survienne à l'improviste, que l'esprit des hommes reste aveugle au destin à venir, qu'il soit permis d'espérer à celui qui craint.]»

Les Essais : Des Pronostications. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

samedi 27 décembre 2014

Talens réunis (23)


«Je me souviens très bien de la tête de l'homme. Elle était rêche et frustre, avec des rides comme des fissures, des sourcils buissonnants qui cachaient des yeux noirs et brillants. Il roulait les r comme le torrent qui longeait notre route roulait des cailloux. Il portait à l'épaule une sorte d'outre en peau, à demi-vide. Nous nous sommes installés naturellement dans les rôles que nous confiait la distribution, dans les personnages que les siècles nous imposaient : moi voyageur, donc narrateur, conteur, récitant. Je retrouvais l'office déjà oublié de mes douze ans, qui consistait à marcher au bord de la route en racontant des histoires. Puis, nous sommes arrivés à la maison, en contrebas de la route, reliée à elle par un chemin de terre, le toit fait de ces plaques d'ardoise ou de schiste qui pèsent des tonnes et durent des siècles, qu'on appelle en Auvergne des lauses et qui doivent avoir en Navarre je ne sais quel nom remonté de la préhistoire. La femme parut sur le seuil, noire et forte autant qu'il était maigre et long. Autour d'elle, contre elle, sous elle, me regardant venir, des enfants : cinq ou six garçons, autant de filles. La nuit tombait.»

StradellaPhilippe Beaussant. Editions Gallimard (1999)

vendredi 26 décembre 2014

«Elle fut étonnée de n'avoir point encore pensé combien il était peu vraisemblable qu'un homme comme M. de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d'un attachement sincère et durable. Elle trouva qu'il était presque impossible qu'elle pût être contente de sa passion.
- Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m'engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à M. de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l'amour ? Je suis vaincue et surmontée par une inclinaison qui m'entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd'hui et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je résolus hier . Il me faut m'en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage ; et si M. de Clèves s'opiniâtre à l'empêcher ou à en vouloir savoir les raisons, peut être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre.»

La Princesse de Clèves. Madame de Lafayette. Librairie Générale Française (1972)
«Notre lingère s'appelait donc Mme Herote. Son front état bas et si borné qu'on en demeurait, devant elle, mal à l'aise au début, mais ses lèvres si bien souriantes par contre, et si charnues qu'on ne savait comment s'y prendre ensuite pour y échapper. A l'abri d'une volubilité formidable, d'un tempérament inoubliable, elle abritait une série d'intentions simples, rapaces, pieusement commerciales.
Fortune elle se mit à faire en quelques mois, grâce aux alliés et à son ventre surtout. On l'avait débarrassée de ses ovaires, il faut le dire, opérée de salpingite l'année précédente. Cette castration libératrice fit sa fortune. Il y a des blennorragies féminines qui se démontrent providentielles. Une femme qui passe son temps à redouter les grossesses n'est qu'une espèce d'impotente et n'ira jamais bien loin dans la réussite.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

mercredi 24 décembre 2014

Tentative d'autoportrait (9)


Laue Sommernacht : am Himmel (Douce nuit d'été)

Douce nuit d'été,
Aucune étoile dans le ciel,
Dans les grands bois, nous jouions à cache-cache,
Dans le noir, et nous nous trouvions.


Nous nous trouvions dans les grands bois,
Dans la nuit, dans la nuit sans étoiles,
Nous nous tenions, étonnés, dans nos bras
Dans la nuit sombre.


Ce n'était pas toute notre vie,
Nous allions à tâtons, nous cherchions,
Alors dans le noir, l'amour
Éteins ta lumière, éteins ta lumière.

Otto Julius Bierbaum. Poème mis en musique par Alma Mahler.
«De son rocher il regarde la France. Le Paris du sabbat impérial. On dirait qu'il colle son nez à la vitre éblouissante pour regarder les scorpions humains en fracs et crinolines en train de se grimper, de se culbuter et de s'emmancher. Sodome empilée sur Gomorrhe et emballées dans Ninive ! Avec Satan qui mène le bal. La capitale de la France est devenue une de ces villes aux portes desquelles on est censé devenir prophète automatiquement pour en précipiter la chute.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

dimanche 21 décembre 2014

«Nous étions invités à mourir. Les troupes courraient à découvert sur une pente en glacis couronnée d'un bois, contre des tranchées armées de mitrailleuses. Les effectifs fondaient. Le général demandait des renforts afin de recommencer ; il recommença trois jours durant ; nul n'avait d'autre espoir que de bien mourir. Je revoyais cependant ces cadavres étendus sur le ventre, avec cet étroit, lourd et éclatant habit de cérémonie, et le sac par-dessus la tête ; c'est tout ce que j'ai connu de ces premiers assauts, et ce n'est pas peu ; je ne suis pas disposé à l'oublier, ni à le laisser oublier aux autres.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

vendredi 19 décembre 2014

Ordonnance du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800)


Le Préfet de Police,
Informé que beaucoup de femmes se travestissent, et persuadé qu’aucune d’elles ne quitte les habits de son sexe que pour cause de santé ;
Considérant que les femmes travesties sont exposées à une infinité de désagréments, et même aux méprises des agents de la police, si elles ne sont pas munies d’une autorisation spéciale qu’elles puissent représenter au besoin,
Considérant que cette autorisation doit être uniforme, et que, jusqu’à ce jour, des permissions différentes ont été accordées par diverses autorités ;
Considérant, enfin, que toute femme qui, après la publication de la présente ordonnance, s’habillerait en homme, sans avoir rempli les formalités prescrites, donnerait lieu de croire qu’elle aurait l’intention coupable d’abuser de son travestissement,
Ordonne ce qui suit :
1– Toutes les permissions de travestissement accordées jusqu’à ce jour, par les sous-préfets ou les maires du département de la Seine, et les maires des communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, et même celles accordées à la préfecture de police, sont et demeurent annulées.
2– Toute femme, désirant s’habiller en homme, devra se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation.
3– Cette autorisation ne sera donnée que sur le certificat d’un officier de santé, dont la signature sera dûment légalisée et, en outre, sur l’attestation des maires ou commissaires de police, portant les noms et prénoms, profession et demeure de la requérante.
4– Toute femme trouvée travestie, qui ne se sera pas conformée aux dispositions des articles précédents, sera arrêtée et conduite à la préfecture de police.

Le Préfet de Police Dubois


In Archives de la Préfecture de Police de Paris. Dossier D/B 58
Ce texte, recueilli par Christine Bard, est paru dans Clio, n°10/1999, aux Presses Universitaires du Mirail.

jeudi 18 décembre 2014

«Il fallait oublier, car il était impossible de continuer à vivre avec la pensée que cette gracieuse, fragile et tendre jeune femme avec ces yeux, ce sourire, jardins et neige en arrière-plan, avait été transporté en wagon à bétail jusqu'au camp d'extermination, pour y être tuée d'une injection de phénol dans le cœur, dans ce doux cœur qu'on avait entendu battre sous ces lèvres dans le crépuscule du passé. Et puisque le mode exact de sa mort n'avait pas été enregistré, Mira continuait à mourir un grand nombre de morts dans votre pensée, à subir un grand nombre de résurrections, seulement pour recommencer à mourir un grand nombre de fois, emmenée par une infirmière, pour une inoculation de saleté, de tétanos, de verre pilée, pour être gazée dans une fausse installation de douches remplie d'acide prussique, ou pour être brûlée vive dans un trou, sur des fagots de hêtres imprégnés d'essence. Selon l'enquêteur, avec qui Pnine s'était entretenue par hasard, à Washington, une seule chose était certaine : trop faible pour travailler (mais elle avait encore  eu la force de sourire, mais elle avait encore pu venir en aide aux autres femmes juives), elle avait été désignée pour la mort, et elle était passée au crématoire quelques jours seulement après son arrivée à Buchenwald, dans une région boisée du Grosser Ettelsberg, car tel est son nom sonore. C'est à une heure seulement de Weimar où se promenaient Goethe, Herder, Schiller, Wieland, l'inimitable Kotzebue, et d'autres. - Aber warum ? (mais pourquoi ?) gémissait le Dr Hagen, l'âme la plus douce du monde, pourquoi mettre cet horrible camp si près ?»

PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)

mardi 16 décembre 2014

«Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l'humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange de tout cela, il s'était fait un idéal de démocratie vertueuse ayant le double aspect d'une métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone américaine, où l'individu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n'avait pas un doute sur l'éventualité prochaine de cette conception ; et tout ce qu'il jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d'inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient - ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque.»

L'Éducation sentimentaleGustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)

Analogie possible pour la musique

«La rhétorique a quelquefois pour fin et toujours pour effet de calmer les passions, à la manière de la musique, par des suites prévues, sans surprises et hésitations.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

dimanche 14 décembre 2014

«Que voulez-vous, monsieur, quand on est employé, seul, sans famille, sans conseils ! On se dit que la vie serait douce avec une femme ! Et on l'épouse cette femme ! 
Alors, elle vous injurie du matin au soir, ne comprends rien ne sait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson de Musette, quelle scie !, se bat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets de l'alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et à la tête farcie d'histoires si stupides, de croyances si idiotes, d'opinions si grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure de découragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle»

La Maison Tellier. Guy de Maupassant. Editions Gallimard (1973)

samedi 13 décembre 2014

«Serais-je donc le seul sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour tout y détruire, Allemagne, France, et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisière apocalyptique.
On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? À présent, j'étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu... Ça venait des profondeurs et c'est arrivé.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général, qu'il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d'elles, il n'y avait donc l'ordre d'arrêter cette abomination ? On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ? Qu'on s'était trompé ? Que c'était des manœuvres pour rire qu'on avait voulu faire, et pas des assassinats ! Mais non ! "Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie !" Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère peureux de ce garçon-là ! Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus.»

Voyage au bout de la nuit. Louis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

jeudi 11 décembre 2014

Sacré XIXe siècle !

«Ce désir voyeur de savoir, toujours déçu, c'est ce qui animait les savants du siècle dernier, qui jouaient volontiers les ascètes dans leur vie professionnelle : pas de femme au labo, ou à la faculté, pas de sexe, rien que la Vérité.
On connait le revers de ce genre d'ascétisme : le bordel. La Vérité qu'on voudrait toute nue à travers l'expérience et la spéculation, on ira la contempler, enfin, entre les jambes de la prostituée, professionnelle de la "chose en soi". Nos aïeux ont d'ailleurs vendu la mèche. Contemplez le décor de leurs facultés, de leurs amphithéâtres. Partout, du mur au plafond, des femmes nues ou en petite tenue. Muses, déesses et nymphes déshabillées des fresques de la Sorbonne sortent tout droit d'un salon de bordel. L'artiste a seulement épilé la chose en soi de ces filles qu'on a rebaptisées Raison, Tempérance, Justice, Vertu pour les besoins du métier, mais qui dans le civil, s'appelaient Mimi, Lulu, Kiki, Fernande, etc.»

La Vie sexuelle d'Emmanuel Kant. Jean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2000)

mardi 9 décembre 2014

Épiphanie artefactuelle (8)


«Tu voudras bien écrire
Autrement.

Voir naître sous ta main,
sous tes yeux,

Quelque forme
qui ne te rappelle rien,
Mais en vain :

Tu es condamné»


Art poétiqueGuillevic. Editions Gallimard (1989) 

lundi 8 décembre 2014

«On vantait quand il entra, l'éloquence de l'abbé Cœur. Puis on déplora l'immoralité des domestiques, à propos d'un vol commis par un valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery avait un rhume. Mlle de Turvisot se mariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne ; et la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des choses ambiantes ; mais ce qu'on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d'une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s'en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d'autres avaient des tournures de maquignon ; et des vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères.»

L'Éducation sentimentale. Gustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)

dimanche 7 décembre 2014

«Les honnêtes gens de la Ligue des Droits de l'Homme, qui ont pris à tâche de faire supprimer les Conseils de Guerre, je les renvoie à un écrit de Jean Schlumberger, qui a pour titre Au Bivouac, et qui est beau. La vérité et l'invraisemblance s'y montrent ensemble ; mais celui qui a touché si peu que  ce soit à la chose, reconnaîtra une odeur familière, et un genre d'horreur qu'on ne peut inventer. En bref, un jeune soldat revient d'une attaque seul, et sans blessure apparente. Il conte qu'il est tombé, qu'il a perdu connaissance un moment, qu'il s'est égaré. Il y a soupçon. Il n'en faut pas plus pour que le terrible chef donne mission à son aide de camp de remettre à sa place parmi les morts de garçon qui devrait être mort. L'auteur du récit n'approuve ni ne blâme ; il reconnait seulement ici cette autorité sans faiblesse qui seule peut faire qu'un rang d'hommes soit plus solide qu'un mur.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

mercredi 3 décembre 2014

«- La loi dit qu'il n'y a rien de plus beau que de garder le plus possible son calme dans l'adversité et de ne pas se révolter, d'abord parce que le bien et le mal inhérents à ces situations ne se montrent pas avec évidence, ensuite parce que rien de bon  pour l'avenir n'en résulte pour celui qui les supporte mal et enfin parce qu'aucune affaire humaine, ne mérite qu'on s'y intéresse sérieusement. De plus dans ces situations, ce qui devrait se précipiter à notre secours s'en trouve précisément empêché par notre souffrance.
- De quoi veux-tu parler ? demanda-t-il ?
- De la réflexion qui délibère sur ce qui est arrivé, répondis-je. Il faut faire comme nous jetons les dés, en suivant le moyen que la raison a jugé le meilleur, au lieu de faire comme les enfants qui, quand ils ont reçu un coup, portent la main à leur blessure et s'épuisent à crier. Il faut au contraire constamment habituer son âme à se hâter de venir guérir et rétablir ce qui est tombé, et qui souffre, et à substituer aux lamentations l'art de la guérison.»

La République. Platon. Flammarion (2002)

mardi 2 décembre 2014

«Il faut lire la série d'entretiens qu'un certain Jules Huret a eu l'excellente idée de faire en 1891 avec les célébrités de l'époque : Enquête sur l'évolution littéraire. Un bilan sans précédent sur l'état des lieux à la fin du siècle. L'étiage des humeurs et le moral des troupes. Renan trône haut et facilement par-dessus la médiocrité générale. Il a toutes les raisons du monde de penser le plus grand mal des littérateurs contemporains. Il va  tout juste mourir dans un an et pour lui les écrivains de son temps ne pèsent pas lourd. Évidemment, on ne peut pas lui demander d'avoir lu Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud (qui disparaît en 1891 précisément) ou Lautréamont. Ou Dostoïevski. Ni d'avoir pris au sérieux ce qu'écrivait Flaubert. Ou Balzac. Ceux qui restent sont assez désolants, il faut l'avouer. Jules Huret les a classés dans de curieux couloirs qui indiquent une certaine lucidité : Psychologues, Symbolistes-Décadents, Naturalistes, Parnassiens-Mages... Huret est très étonné, il le dit, de l'inaptitude de la plupart "aux abstractions, aux développements ou même au simple langage des idées". Il est stupéfait en somme de leur paresse. Les temps modernes commencent, c'est à dire la désinformation des écrivains par rapport à la pensée. Leur prétention de poètes approximatifs. Leur vanité crasse de romanciers spontanés et naturels. Il y a Anatole France, Jules Lemaître, René Ghil qui a fondé "L'École évolutive instrumentiste" aux positions progressistes et qui conseille l'art altruiste "militant" pour le "Mieux intellectuel et moral". Il y a Zola qui est en train d'achever de faire grimper ses Rougon et ses Macquart dans l'arbre de l'hérédité et qui attaque les symbolistes réactionnaires au nom de la science et le progrès. Il y a Gustave Geoffroy qui annonce que le roman va "devenir en partie socialiste, socialiste dans le sens très étendu et très élevé du mot"... Paul Bonnetain qui renchérit : la littérature de demain  "serait purement socialiste que je n'en serais pas surpris. Pas fâché non plus".»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

lundi 1 décembre 2014

«Il faut battre le fer. Toute la force des coups de marteau se retrouve dans la barre. La trempe est encore une violence. Or c'est à peu près ainsi qu'on forge une armée. La nature humaine est ainsi faite qu'elle supporte mieux un grand malheur qu'un petit. En d'autres termes, c'est le loisir qui fait les jugeurs et les mécontents. Si donc le peuple gronde, cela indique, comme Machiavel voulait, que vous ne frappez pas assez fort. N'ayez pas peur ; celui qui frappe fort est premièrement craint, deuxièmement respecté, et finalement aimé.
C'est ce qu'ont méconnu tous les esprits faibles, qui comptaient surtout sur l'amitié et sur l'enthousiasme. Mais ces sentiments vifs ne durent pas assez ; ils ne peuvent rien contre les jours de terreur et d'épreuves.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)
«Que mon parler en est plus court : Car le magasin de la mémoire, est volontiers plus fourni de matières que n'est celui de l'invention. Si elle m'eût tenu bon, j'eusse assourdi tous mes amis de babil : les sujets éveillant cette telle quelle faculté que j'ai de les manier et employer, échauffant et attirant mes discours. C'est pitié : je l'essaie par la preuve d'aucuns de mes privés amis : à mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté : s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire, ou le malheur de leur jugement. Et c'est chose difficile, de fermer un propos, et de le couper depuis qu'on est arrouté. Et n'est rien, où la force d'un cheval se connaisse plus, qu'à faire un arrêt rond et net.  Entre les impertinents même, j'en vois qui veulent et ne peuvent se défaire de leur course. Cependant qu'ils cherchent le point de clore le pas, ils s'en vont balivernant et traînant comme des hommes qui défaillent de faiblesse. Surtout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. J'ai vu des récits bien plaisants, devenir très ennuyeux, en la bouche d'un seigneur, chacun de l'assistance en ayant été abreuvé cent fois.»

Les Essais : Des Menteurs. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)