lundi 30 juin 2014

«J'avais gagné le trottoir ; ciel bleu, petits nuages déchirés, première lourdeur de l'air, légère poussière en suspension, rue qui débouche sur la grand-place avec son beffroi (oui celui qui ressemblait à un reître sous son heaume), tout ce décor m'enveloppa dans son haleine de tristesse aride. De loin, on percevait le cri aviné d'une traînante chanson morave (où me semblaient ensorcelées la nostalgie, la plaine et les longues chevauchées des uhlans enrôlés de force) et dans ma pensée émergea Lucie, cette histoire depuis longtemps révolue, qui ressemblait maintenant à cette chanson traînante et apostrophait mon coeur que traversaient ( comme si elles traversaient la plaine) tant de femmes, sans rien laisser derrière elles, de même que la poussière en suspension, ne laisse aucune trace sur cette plate esplanade, se dépose entre les pavés, puis s'envole plus loin sous un souffle de vent.
Je marchais sur ces pavés poussiéreux et je sentais la lourde légèreté du vide qui pesait sur ma vie : Lucie, la déesse des brumes, m'avait jadis privé d'elle-même, hier, elle avait métamorphosé en néant ma vengeance exactement préméditée, et, sitôt après, elle a changé jusqu'au souvenir d'elle-même en je ne sais quelle décision navrante, je ne sais quel leurre grotesque, puisque les révélations de Kostka attestaient que durant toutes ces années je me suis souvenu d'une seule femme, vu qu'en fait je n'avais jamais su qui était Lucie. Depuis toujours j'aimais me répéter que Lucie m'était une espèce d'abstraction, une légende et un mythe, mais j'entrevoyais à présent, derrière la poésie de ces mots, une vérité sans poésie : je ne connaissais pas Lucie ; je ne savais pas qui elle était réellement, qui elle était en elle-même et pour elle. Je n'avais perçu (dans mon égocentrisme juvénile) que les côtés de son être tournés directement vers moi (vers ma solitude, ma servitude, vers mon désir de tendresse et d'affection) ; elle n'avait été pour moi que fonction de la situation que j'avais vécu ; tout ce qui en elle dépassait cette situation concrète de ma vie, tout ce qu'elle était en soi, m'échappait. Mais à supposer qu'elle n'ait été vraiment pour moi que fonction d'une situation, il était logique que dès que cette situation s'était transformé (dès qu'une autre situation lui avait succédé, dès que j'avais vieilli et changé), ma Lucie elle aussi ait disparu, puisqu'elle n'était plus que ce qui d'elle m'échappait, ce qui ne me concernait pas, ce qui en elle me dépassait. De même était-il tout à fait logique qu'après quinze ans je ne l'aie pas du tout reconnue. Depuis longtemps elle était pour moi (et je ne l'avais jamais considéré autrement que "pour moi") quelqu'un d'autre, une inconnue.»

La Plaisanterie. Milan Kundera. Gallimard (1985)

dimanche 29 juin 2014

«Nous étions les seuls êtres vivants parmi cette mort antique, vénérable et étrangère et, regardant Barbara lorsqu’elle marchait devant moi dans cette allée étroite, entre deux rangs de stèles en marbre, son corps parfait, la grâce de sa démarche, me semblaient la porter au-dessus du désastre des mortels, déesse à jamais à l’abri de la destruction et de l’anéantissement. Rien, aucun chemin, aucune suite de circonstances aucun destin inimaginable, ne pourrait jamais conduire cet être aérien que je voyais évoluer devant moi, jusqu’au fond de la terre et sous les lourdes dalles de semblables tombeaux.»

L'Amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)

mercredi 25 juin 2014

«Rokk allait d'un pas vif. Le ciel déversait sa chaleur torride à travers la frondaison des saules. Rokk éprouvait une sensation douloureuse dans tout son corps qui aspirait à se plonger dans l'eau. Il longeait, à présent, des broussailles de bardane, sur sa droite, et, chemin faisant, il cracha sur elles. Aussitôt, dans les profondeurs de cet enchevêtrement inextricable de branchages, un bruissement se fit entendre ; on aurait dit que quelqu'un y traînait une poutre. Pendant un bref instant, Alexandre Sémionovitch ressentit un désagréable pincement dans la région du coeur, il tourna sa tête vers les broussailles et regarda avec étonnement. Depuis deux jours déjà, il ne parvenait plus aucun son de l'étang. Le bruissement se tut ; par dessus les bardanes apparut, alléchante, la surface de l'étang ainsi que le toit gris de la cabine de bain. Quelques libellules tournoyèrent devant Alexandre Sémionovitch. Déjà il voulait obliquer vers la passerelle en bois lorsque, tout à coup, le bruissement se fit entendre à nouveau dans la verdure ; il fut accompagné d'un bref sifflement, on aurait dit un jet d'huile et de vapeur qui s'échappait d'une locomotive. Alexandre Sémionovitch dressa l'oreille et se mit à scruter du regard le mur épais des plantes adventices.
- Alexandre Sémionovitch ! - c'était la femme de Rokk qui l'appelait à ce moment précis ; sa blouse blanche apparut, disparut, puis apparut de nouveau parmi les framboisiers. Attends-moi, moi aussi, je vais me baigner.
En hâte, elle venait vers l'étang ; mais Alexandre Sémionovitch ne lui répondit pas, les yeux rivés sur les bardanes. Un rondin grisâtre et olivâtre avait surgi des broussailles, et il s'élevait à vue d'oeil. Il sembla à Alexandre Sémionovitch qu'il était parsemé de taches jaunâtres et humides. A force de s'étirer, en se tordant et en frémissant, il finit par dépasser le faîte d'un saule rabougri et noueux... Puis le sommet de ce fût se cassa et s'infléchit un peu ; Alexandre Sémionovitch était à présent surplombé par quelque chose qui, par sa hauteur, rappelait les réverbères de Moscou ; seulement ce quelque chose était à peu près trois fois plus épais que les poteaux en question, et beaucoup plus joli qu'eux, du fait de son tatouage squameux. Encore incapable de rien comprendre, mais déjà glacé d'effroi, Alexandre Sémionovitch leva les yeux vers le haut de l'horrible poteau et, pendant quelques secondes son coeur s'arrêta de battre. Il lui sembla que, soudain, que le gel avait fait irruption  au beau milieu de cette journée d'août, et sa vue s'obscurcit à tel point qu'il avait l'impression de regarder le soleil à travers son pantalon d'été. 
Il se trouva qu'à l'extrémité du rondin, il y avait une tête. Elle était aplatie, pointue et ornée d'une tache ronde, jaune sur fond verdâtre. Perchés au sommet du crâne, les yeux étroits, ouverts, sans paupières, avaient une expression glaciale, et, dans ces yeux, on voyait étinceler une haine absolument inouïe. Comme si elle voulait mordre l'air, la tête fit un mouvement saccadé, puis le poteau rentra tout entier dans la bardane ; il ne restait plus que les yeux : sans ciller ils regardaient Alexandre Sémionovitch.»

Les Oeufs fatidiques. Mikhaïl Boulgakov. L'Âge d'homme (1987)

lundi 23 juin 2014

Extrait de l'Éloge du sein des femmes (6)




Etude physiologique sur les mamelles ou seins

«Les mamelles (mammae, des latins ; mastoï, des Grecs ; poppa, en italien ; teta, ubre, en espagnol) subissent les mêmes phases dans leur développement, que les organes essentiels de la reproduction. Elles sont peu apparentes dans le jeune âge et ne commencent à prendre le développement qu’elles doivent acquérir que lorsque l’appareil génital est apte à perpétuer l’espèce ; et comme ce n’est que chez les individus femelles qu’elles parviennent à leur état complet, elles ne présentent pendant les premiers temps aucune différence chez l’un et l’autre sexe.

C’est donc vers l’époque où la femme devient apte aux plaisirs de la maternité, que les seins commencent à acquérir tout le développement dont ils sont susceptibles, ainsi que les formes gracieuses qui en font un si brillant ornement : avant la puberté, ils n’en forment que le noyau et se flétrissent après le temps de la faculté de se reproduire. Cependant il n’est pas sans exemple de voir des jeunes filles encore loin de cette brillante époque, offrir des mamelles parfaitement conformées et susceptibles de fournir du lait. Les auteurs rapportent, à cet égard, des exemples fort curieux ; mais tous tendent à prouver que ce développement précoce fut toujours le résultat d’irritations exercées sur le mamelon.

Le développement des mamelles se fait ordinairement en raison de celui des organes spéciaux de la génération, en sorte que la bonne  conformation des seins peut, en général, servir de mesure à celle de ces derniers. Ainsi l’homme qui recherche dans la femme, non –seulement ce qu’elle peut offrir de gracieux, mais encore tout ce qui peut dénoter une grande puissance génératrice et un vif sentiment de l’amour, est-il toujours enthousiaste d’un beau sein. A peine la femme la plus accomplie sous tous les autres rapports peut-elle éveiller en lui le moindre sentiment de volupté, si elle ne se trouve pourvue de ce superbe ornement. Cependant, on voit quelquefois des femmes dont les parties sexuelles sont parfaitement développées et propres aux plaisirs ainsi qu’à la propagation, quoiqu’elles n’offrent que quelques traces de ces organes, tandis que d’autres, avec le sein le plus volumineux, ne sont nullement accessibles aux désirs voluptueux, ni aptes à la génération.
C’est évidemment en vertu des liens de l’étroite sympathie qui unissent les seins et les organes sexuels, que s’opère le développement simultané.»

vendredi 20 juin 2014

Résonances contemporaines (2)

«Les Tarentins étaient les alliés nés des Samnites et leurs proches voisins ; mais ce fut un malheur pour le Samnium et pour l'Italie dans cette crise de leur indépendance, qu'à l'heure où la décision à prendre dans le temps présent allait encore décider de l'avenir, les Athéniens de la Grande-Grèce eussent le sort du pays dans leurs mains. Tarente à l'origine avait reçu une constitution Dorienne et toute aristocratique ; mais une démocratie sans limites avait bientôt transformé ses institutions. Dans cette ville peuplée de marins, de pêcheurs et de fabricants, régnait une activité incroyable : dans l'ordre moral et matériel ses habitants plus riches que distingués, avaient rejeté bien loin les travaux sérieux de la vie pour les agitations d'une existence ingénieuse et brillante, mais tournant au jour le jour dans le même cercle ; continuellement suspendue entre les plus grandes audaces de l'esprit d'entreprise et les élans du génie, et la légèreté la plus déplorable ou l'extravagance puérile.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

mercredi 18 juin 2014

«- Mais il faut aussi accorder beaucoup d'importance à la vérité. Car si nous avons eu raison de parler comme nous l'avons fait tout à l'heure, et si réellement le mensonge n'est d'aucune utilité pour les dieux et qu'il est par contre utile aux hommes à la manière d'une espèce de drogue, il est évident que le recours à cette drogue doit être confié aux médecins, et que les profanes ne doivent pas y toucher.
- C'est évident, dit-il.
- C'est donc à ceux qui gouvernent la cité, si vraiment on doit l'accorder à certains, que revient la possibilité de mentir, que ce soit à l'égard des ennemis, ou à l'égard des citoyens quand il s'agit de l'intérêt de la cité. Pour tous les autres, il est hors de question qu'ils y recourent. Si, par ailleurs, il arrive qu'un individu particulier mente à nos gouvernants, nous dirons qu'il commet une faute grave, plus grave encore que celle qui consiste à mentir à son médecin quand on est malade, ou à cacher au pédotribe les choses qui concernent sa condition physique quand on fait de l'exercice, ou encore à ne pas communiquer au pilote l'état réel du navire et de l'équipage en lui mentant sur sa propre situation ou sur l'activité des membres de l'équipage.
- C'est très juste, dit-il.
- Par conséquent, si on prend quelqu'un à mentir dans la cité, provenant du groupe des artisans, soit devin, soit guérisseur de maladies, équarisseur de poutres, on le châtiera, en alléguant qu'il a entrepris de renverser et de mettre en péril la cité, comme s'il s'agissait d'un navire.»

La République. Platon. Flammarion (2002)

mardi 17 juin 2014

«On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n'ont pas tenu devant l'existence. On est tombé dans les salades qu'étaient plus affreuses l'une que l'autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins. On s'est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la merde, mais toujours en proie d'inquiétudes que les vacheries recommenceraient. Et toujours, elles ont recommencé... Rappelons-nous ! On parle souvent des illusions, qu'elles perdent la jeunesse !... On l'a perdue sans illusions la jeunesse !... Encore des histoires !...»

Guignol's band I et II. Louis-Ferdinand Céline. Gallimard (1988)

lundi 16 juin 2014

Extrait de l'Éloge du sein des femmes (5)



«Ci gisent les tétons de la jeune Sylvie,
Pitoïable passant, admire et plains leur sort.
Ils n’avoient pas du ciel encor reçu la vie,
Qu’on leur avoit déjà destinez la mort.

On ne consulta point leur naturelle envie :
Leur courroux fait bien voir qu’on leur a fait grand tort,
Puisqu’on les voit s’enfler contre la tyrannie
Qui les mit au tombeau par un barbare effort

Mais ce qui te fera plaindre leur aventure,
C’est qu’on les tient vivants dans cette sépulture,
Tout leur crime pourtant n’est que d’avoir sçu plaire ;

Pour moi, ne voyant pas quel mal ils avoient fait,
Comme étant convaincus d’un horrible forfait.
Je crois qu’on les punit de ceux qu’ils pouvoient faire.»


«Maudit soit celui qui n'ose parler de lui-même, parce qu'il n'a que des vices et des platitudes, recouvertes d'orgueil ! Maudit soit celui qui redoute le sourire niais des sots, et qui n'ose hasarder un mot ridiculisé par leurs plats calembours, et leurs insipides applications ! Maudit soit celui qui n'ose avouer ses défauts et qui veut pédantesquement passer pour un être parfait !... J'en ai avoué plus d'un, et j'en confesserai de bien plus grave dans un autre ouvrage ! D'ou vient ne parlerais-je pas de moi ? Connais-je quelqu'un aussi bien que je me connais ? Si je veux anatomiser le coeur humain, n'est-ce pas le mien que je dois prendre ? J'ai des défauts. Hé bien ? ils sont à la nature autant qu'à moi. ! Je les ai toujours combattus ; mais quand ils ont été vainqueurs, je ne m'en suis pas désespéré ; je les ai guettés, pour leur rendre la pareille. J'ai aussi des vertus ; oui, j'en ai autant que personne que je connaisse ! Mais j'ai eu toutes les folies, tous les travers de l'esprit humain. Toutes les idées ineptes de nos seigneurs, qui font des parcs, des jardins anglais, qui rasent des villages, pour arrondir des enclos, qu'ils entourent de murailles, afin de mieux assurer leur propriété, je les ai eues dans mon enfance. Et je n'ai pas été médiocrement surpris de retrouver toutes les folies de ma tête dans celles des autres hommes. Avec cette différence qu'ils les exécutaient, et que je n'ai pas pu exécuter les miennes, faute d'argent. J'avais bien l'âme d'un grand seigneur, moi fils très pauvre d'un laboureur ! Car dans ma première effervescence, entre quatorze et quinze ans, je me donnais des terres, des maîtresses ; je bâtissais en Espagne des châteaux de volupté. Tout cela est resté sans exécution, parce que j'étais pauvre. Aussi combien de fois ne me suis-je pas prosterné en esprit devant l'Etre suprême, pour le remercier de m'avoir fait naître pauvre. ! Car sûrement j'aurais fait beaucoup de mal et de bien, si j'eusse été riche ; mais plus de mal d'abord.»

Les Nuits de Paris ou le spectateur nocturne. Rétif de la Bretonne. Gallimard (1986)

vendredi 13 juin 2014

Projet Poubelle-bis (16)

«Mais en fait l'amitié ne durait pas. C'était cela qui décevait Gilles, c'était justement dans l'ordre de la durée qu'il avait cru que l'amitié pouvait surpasser l'amour. Or, il s'apercevait qu'il en était de l'amitié comme de l'amour. C'est une passion qui a la violence et la fragilité des autres passions. Et elle n'en a sans doute pas la puissance de renouvellement, car il est plus facile de reflamber, à quarante ou à cinquante ans dans l'amour que dans l'amitié. Il y a plus d'amertume et de découragement à l'intérieur d'un sexe à l'autre. L'amitié demande trop d'efforts et de sacrifices qui touchent à la substance même d'un homme, qui menacent son originalité et sa nécessaire persévérance en soi-même. Un ami, c'est une chance unique de connaître du monde autre chose que soi ; chance sur laquelle un esprit généreux se jette d'abord avec ivresse et que bientôt en ayant assimilé quelque chose d'indicible, il rejette avec crainte et horreur. Enfin l'amour fait une concurrence de plus en plus déloyale à l'amitié à mesure qu'on avance en âge, en l'assimilant. Au fond l'amitié n'est possible que dans la jeunesse, où elle se confond avec la découverte de la vie et de l'amour, où dans la guerre, ou dans la révolution qui n'est qu'une forme de guerre, état extrême qui fait de l'homme un être détaché comme le jeune homme.»

Gilles. Drieu La Rochelle. Gallimard (1939)

jeudi 12 juin 2014

«Il y a, entre autres, Ctésias de Cnide, fils de Ctésiochos, qui écrivit sur le pays des Indiens et sur ce qui s'y trouve, des choses qu'il n'avait ni vues ni entendues de la bouche d'un tiers véridique. Jamboulos aussi fit quantité de récits extraordinaires à propos de la Grande Mer ;  tous virent bien qu'il avait forgé un récit mensonger, sans que le sujet traité fût déplaisant pour autant. Beaucoup d'autres prirent le même parti et consignèrent comme ayant été vécues personnellement des courses errantes et lointaines, en décrivant des bêtes énormes, des hommes cruels, des genres de vie singuliers. Le chef de file et le maître en fariboles de ce genre fut l'Ulysse homérique qui, dans ses récits à la cour d'Alcinoos, parlait de vent réduit en esclavage, de créatures à l’œil unique, d'hommes mangeurs de chair crue et sauvages, d'animaux à plusieurs têtes, et des métamorphoses de ses compagnons sous l'effet de philtres : tels furent les nombreux contes prodigieux qu'il fit aux Phéaciens, qui n'y connaissaient rien.»

Voyages extraordinaires. Lucien. Les Belles lettres (2009)

mercredi 11 juin 2014

«Le coryphée de ces gens-là était Lucius Catalina, un homme audacieux, entreprenant et artificieux, qui était accusé de nombreux forfaits, notamment de relations incestueuses avec sa fille et du meurtre de son frère. Craignant d'être poursuivi en justice pour ce dernier motif, Catalina avait poussé Sylla à faire figurer son frère sur les proscriptions comme s'il était encore vivant, parmi ceux qu'on voulait faire mourir. Tel était donc le chef que s'étaient choisi ces misérables. Entre autre gages de fidélité qu'ils se donnèrent, ils sacrifièrent un homme et mangèrent de sa chair. Catalina avait corrompu une grande partie de la jeunesse de Rome, en prodiguant sans cesse à chacun des plaisirs, des beuveries, des maîtresses, sans lésiner sur la dépense.»

Vies parallèles : Cicéron. Plutarque. Quarto Gallimard (2001)

mardi 10 juin 2014

«Je me souviens bien du trois-mâts russe, le tout blanc. il a fait cap sur le goulet à la marée de tantôt. Depuis trois jours, il bourlinguait au large de Villers, il labourait dur la houle... Il avait de la mousse plein ses focs... Il tenait un cargo terrible en madriers vadrouilleurs, des monticules en pleine pagaye sur tous les ponts, dans les soutes rien que de la glace, des énormes cubes éblouissants, le dessus d'une rivière qu'il apportait d'Arkangel exprès pour revendre dans les cafés... Il avait pris dans le mauvais temps une bande énorme et de la misère sur son bord. ... On est allés le cueillir nous autres avec papa du petit phare jusqu'au bassin. L'embrun l'avait tellement drossé que sa grande vergue taillait dans l'eau... Le capitaine, je le vois encore, un énorme poussah, hurler dans son entonnoir, dix fois fort encore comme mon père ! Ses lapins, ils escaladaient les haubans, ils ont grimpé rouler là-haut tous les trémats, la toile, toutes les cornes, les drisses jusque dessous le grand pavillon de Saint-André... On avait crû pendant la nuit qu'il irait s'ouvrir sur les roches. Les sauveteurs voulaient plus sortir, y avait plus de Bon Dieu possible... Six bateaux de pêche étaient perdus, le "corps marin" même, sur le récit de Trotot il avait rué un coup trop dur, il était barré dans les chaînes... Ca donne une idée du temps.»

Mort à crédit. Louis-Ferdinand Céline. Gallimard (1952)


lundi 9 juin 2014

Les horreurs de la guerre (3) : archives (1)



Photographie du Bell AH-1 Cobra (Heller) prise en 1987

Extrait de l'Éloge du sein des femmes (4)




Le fichu menteur : conte

Près d’une ci-devant beauté,
Dorval fatiguant sa visière,
Cherchoit si le double hémisphère
Apparoîtroit à son œil enchanté.
Vains efforts ! la recherche avide
Que trompe un gros fichu menteur,
N’offre à ses regards que du vide
Dont enrage l’observateur.
Bref, il n’étoit resté le moindre atôme
A la dame de ses appas.
Pour se venger que fait notre homme ?
Où fut logé ce qu’il ne trouve pas,
Adroitement une carte est glissée ;
De l’action la dame embarrassée
Lui dit : Dorval, que faites-vous ?...
- Ah ! de grâce, point de courroux !
Il ne faut pas que ceci vous étonne,
Je voulois voir un mien ami,
Mais, hélas, n’y trouvant personne,
Ainsi que l’usage ordonne,
Je laisse ma carte chez lui.

Mercier de Compiègne

«On doit noter en effet que la justice s'oppose d'abord à la pleonexía, au désir individuel du gain, qui constitue pour Platon la source principale de l'immoralité, de l'injustice.»

Préface à la République de Platon. Georges Leroux. Flammarion (2004)
«Deux mondes se superposaient comme décalqués l’un de l’autre, mais avec de légers écarts qui trahissaient des gouffres. Je croyais progresser comme un conquérant mais le territoire de mes conquêtes pouvait, d’un instant à l’autre, se dérober sous mes pas. Les petits secrets du monde physique pouvaient s’apprendre, et leur apprentissage est rassurant par exemple, j’étais depuis peu très informé de certaines toilettes des filles. Mais derrière ces actes qu’enseignent leur fréquentation et l’intimité avec leur corps, les filles gardent un mystère indéchiffrable, me disais-je et, à vrai dire, j’étais face à une énigme qui non seulement m’apparaissait insoluble mais me privait des mots même pour l’interroger.. Je découvrais que le mystère des filles se cache dans le silence de leurs larme et de leur sourire vague, qui ne sont peut être que deux expressions muettes de la même énigme.»

L'Amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)


Dix ans, et un peu plus, de Muses galantes : images animées (1)



Premier diaporama animé conçu et réalisé par Aimable Lubin pour les Muses galantes pour fêter leur centième émission en juin 2006 dans les locaux de Radio-Radio au 43 rue de la République à Toulouse.
Il s'agit d'une réflexion sur la permanence des cadres neuronaux humains qui font que les siècles semblent se ressembler, en particulier le XVIIe baroque au XXIe : le XVIIe serait à la fois une époque et une tendance de l'esprit humain qui se retrouverait de la même manière que le baroque qui revient de manière cyclique pour Henri Focillon.
Il s'agit d'un document numérique ancien, qui sur les titres et sur certaines reproductions vibre. Nous nous excusons du désagrément que cela pourrait occasionner. Parfois, la valeur du document peut faire mettre de côté les problèmes techniques.

dimanche 8 juin 2014

Les horreurs de la guerre (2)

«XLIX. Ce fut un spectacle tel que nulle autre guerre civile n'en offrit de pareil. Les combattants ne s'avancent point, de deux camps opposés, sur un champ de bataille : c'est au sortir des mêmes lits, après avoir mangé ensemble la veille, goûté ensemble le repos de la nuit, qu'ils se divisent et s'attaquent. Des traits, des cris, du sang, voilà ce qui apparaît ; la cause, on l'ignore. Le hasard conduit tout ; et quelques soldats fidèles périrent comme les autres, quand les coupables, comprenant à qui l'on faisait la guerre, eurent aussi pris les armes. Ni légat, ni tribun n'intervinrent pour modérer le carnage : la vengeance fut laissée à la discrétion du soldat et n'eut de mesure que la satiété. Peu de temps après, Germanicus entre dans le camp, et, les larmes aux yeux, comparant un si cruel remède à une bataille perdue, il ordonne qu'on brûle les morts.»

Annales. Tacite. Garnier Frères (1965)
«- C'est  drôle comme vous me plaisez, dit-il.
La nuit était si chaude que là où leurs bras se touchaient une moiteur se formait aussitôt. Ils ne se dirent plus rien jusqu'au moment où ils arrivèrent devant la villa. Sara s'arrêta.
- Nous sommes arrivés, dit-elle.
Il l'embrassa. puis il s'éloigna d'elle d'un pas. Elle ne bougea pas. Ils se regardèrent. Sara vit dans ses yeux le fleuve qui brillait. 
- Je ne veux pas partir, dit-il.
Sara ne bougea pas. Il l'embrassa de nouveau. 
- Je ne partirai pas, répéta-t-il.
Il l'embrassa une nouvelle fois. Ils entrèrent dans la villa.»

Les Petits chevaux de Tarquinia. Marguerite Duras. Gallimard (1953)

samedi 7 juin 2014

«Le retour de maman, c'était la main qu'un dieu enjoué tendait à Karel en souriant. Plus le moment était mal choisi, plus elle arrivait à point. Elle n'avait pas à chercher d'excuses, Karel l'assaillit aussitôt de questions chaleureuses : qu'avait-elle fait tout l'après midi, ne s'était-elle pas sentie un peu triste, pourquoi n'était-elle pas venu les voir ?
Maman lui expliqua que les jeunes avaient toujours plein de choses à se dire et que les personnes âgées devaient le savoir et éviter de les déranger.
Déjà on entendait les deux filles qui s'élançaient vers la porte en s'esclaffant. Eva entra la première, vêtue d'un tee-shirt bleu foncé qui lui venait exactement là où finissait sa toison noire. A la vue de maman, elle prit peur, mais elle ne pouvait reculer, elle ne pouvait que lui sourire et s'avancer dans la pièce vers un fauteuil pour y cacher bien vite sa nudité mal dissimulée.
Karel savait que Marketa la suivait de près et il se doutait qu'elle serait en robe du soir, ce qui, dans leur langage commun, signifiait qu'elle n'aurait qu'un collier de perles autour du cou et, autour de la taille une écharpe en velours écarlate. Il savait qu'il devait intervenir pour l'empêcher d'entrer et épargner à maman cette frayeur. Mais que devait-il faire ? Fallait-il qu'il crie n'entre pas ? ou bien, habille-toi vite, maman est ici ? Il y avait peut être un moyen plus habile de retenir Marketa, mais Karel n'avait pour réfléchir qu'un ou deux secondes pendant lesquelles il ne lui vint aucune idée. Il était au contraire envahi par une sorte de torpeur euphorique qui lui enlevait toute présence d'esprit. Il ne faisait rien, de sorte que Marketa s'avança sur le seuil de la pièce et elle était vraiment nue, avec seulement un collier et une écharpe autour de la taille.»

Le livre du rire et de l'oubli. Milan Kundera. Gallimard (1985)

vendredi 6 juin 2014

Les horreurs de la guerre (1)

«- C'est une loi à peu près constante de l'humanité, dit-il, que les hommes passent à faire la guerre à peu près la moitié de leur temps. Un Français, nommé Lapouge, a calculé que de l'an 1100 à l'an 1500, l'Angleterre a été 207 ans en guerre et 212 ans de 1500 à 1900. Pour la France, les chiffres correspondants seraient 192 et 181 ans.
- Ceci est intéressant, dit le général.
- D'après ce même Lapouge, dix-neuf millions d'hommes par siècle sont tués à la guerre. Leur sang remplirait trois millions de tonneaux de 180 litres chacun et aurait alimenté une fontaine sanglante de 700 litres par heure depuis l'origine de l'histoire.»

Les Silences du colonel Bramble. André Maurois. Grasset (1950)

jeudi 5 juin 2014

Extrait de l'Éloge du sein des femmes (3)



Sur les femmes qui montrent leur sein.
Epigramme

Les filles qui, au temps passé,
Vouloient descouvrir leur visage,
Ceste coustume ont délaissé
Pour de leur sein nous faire hommage ;
Si elles en continuent l’usage,
Descouvertes jusqu’à l’arçon,
Sus, sus ! enfants, prenons courage,
Nous leur verrons bientôt le c...


Le Cabinet satyrique, ou Recueil parfaict des vers piquants et gaillards de ce temps, tiré des secrets cabinets des sieurs de Sygognes, Régnier, Motin, Berthelot, Maynard et autres des plus signalez poètes de ce siècle (1864)


Épiphanie artefactuelle (6)


«Entre des arbres et des barrières,
Entre des murs et des mâchoires,
Entre ce grand oiseau tremblant
Et la colline qui l'accable,
L'espace a la forme de mes regards."

Ne plus partager. Paul Eluard. Capitale de la douleur (1926)

Projet Terramycine 1 : déclinaison radiophonique



Petit lecteur mais grande émission...

Projet Terramycine 1 : Les points rouges (quatrième partie)




«Les produits usuels en céréales consistaient en épeautre ou froment, en orge et en millet ; puis venaient la rave, le raifort, l'ail, le pavot ; puis pour la nourriture du bétail principalement, le lupin, la fève, le pois, la vesce et quelques autres plantes fourragères. [...] L'olivier se plantait au milieu même des autres semences ; la vigne plantée isolément garnissait les coteaux. Les arbres à fruit n'étaient point oubliés : figuiers, poiriers, pommiers, etc. De même, on utilisait, soit pour le bois d'abattage, soit pour la litière et le fourrage, les ormes, les peupliers et les autres arbres et arbrisseaux feuillus. Par contre la nourriture végétale faisant le fond des repas, et les Italiens ne mettant que rarement de la viande sur leur table, viande de porc ou d'agneau presque toujours, l'élevage de bestiaux ne joue qu'un rôle subordonné dans leur économie rurale ; non qu'ils méconnussent tout à fait les rapports si utiles entre la production en bétail et celle des champs ; ils n'ignoraient point, assurément, les avantages d'une bonne fumure ; mais avec tout cela il n'ont, ni eux ni l'antiquité en général, su réaliser comme les modernes, l'association féconde des travaux de la terre et de l'élève du bétail.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civiles. Theodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

mardi 3 juin 2014

«Il ne s'agissait pas de renoncer à la raison gratuitement : le but était de participer à la vie en société. Il essayait de toujours chercher le moteur de raisons qui anime chaque être, il savait combien le libre arbitre avait peu de place dans le choix des opinions. Une part de son malheur venait du fait qu'il vivait sous le règne de la tragédie énoncée par Jean Renoir, à savoir que "le malheur en ce monde, c'est que tout le monde a ses raisons". Comme un sacerdoce, il appliquait la formule de Spinoza :"Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre", cherchait toujours à ne pas juger, même ce qui voulait le blesser et le soumettre. Antoine était le genre d'âme qui pourrait fabriquer un appareil dentaire pour requin et serait capable de l'installer dans sa gueule. Pourtant, s'il essayait de comprendre, ce n'était  pas de cette manière religieuse qui consiste à tout pardonner avec condescendance. Exagérément peut être, il voyait sous le vernis de la liberté et du choix la nécessité et la mécanique d'une machine se nourrissant des âmes humaines. En même temps, car il essayait d'être aussi objectif sur lui-même que sur les autres, il constatait qu'en essayant de tout comprendre, il avait appris à ne pas vivre, à ne pas aimer, et qu'on pouvait interpréter son extrême probité intellectuelle comme une peur de s'engager dans la vie et d'y occuper une place définie.»

Comment je suis devenu stupide. Martin Page. Editions Le Dilettante (2000)

lundi 2 juin 2014

«Cependant mon père, qui fut averti de cette amourette, en craignit les suites et pour les interrompre, il voulut me marier. Après avoir examiné les meilleurs partis de la province, il crut ne pouvoir mieux s'adresser qu'à Gabrielle de Toulongeon, fille d'Antoine de Toulongeon, gouverneur de Pignerol, et de Françoise de Rabutin, soeur du baron de Chantal.
Lorsque mon père prit ce dessein, il le dit à tous ses amis, afin d'ôter par là toute espérance à ma cousine. Cela fit l'effet qu'il s'était promis : la demoiselle qui avait paru jusque-là si passionnée, prit bientôt son parti et résolut de rompre tout commerce avec moi. Ce qui me surprit fort, car encore bien que je sache qu'on ne se pende pas d'ordinaire en ces rencontres, il est pourtant naturel d'être d'abord dans une grande douleur et d'avoir de la peine à en revenir.»

Mémoires. Comte Bussy-Rabutin. Mercure de France (2010)