dimanche 31 janvier 2016

L'Éblouissement des prémisses (incipit 12)

«Nous voilà donc atteints d'un Bien incurable. Ce millénaire finit dans le miel. Le genre humain est en vacances. C'est comme un vaste parc de loisirs que je voudrais essayer de peindre notre village planétaire. Un parc aux dimensions du territoire. De la France. De l'Europe. Du globe bientôt. Une grande foire spontanée, permanente, avec ses quartiers, ses longues avenues, ses attractions particulières, ses sketches, ses jeux, ses défilés, ses séances organisées, ses crises d'amour, d'indignation...
Pour expliquer notre fin de siècle, il faut d'abord la visiter, se laisser porter par les courants, ne pas avoir peur des cohues, applaudir avec les loups, se mettre à l'unisson des euphories. C'est en flânant le long des stands qu'on peut espérer la comprendre. N'hésitons plus ! N'ayons pas peur ! Entrons ensemble dans la danse ! Tous les jeux nous sont offerts ! C'est l'évasion ! La vie de pacha ! Floride ! Wonderland ! Californie ! Le monde est une usine à plaisirs ! Et en fanfare ! En pleine gaieté ! Et en avant la fantaisie !»

L'Empire du Bien. Philippe Muray. Les Belles Lettres (1991)

Réminiscence personnelle (15)

«-  Vous croyiez en Dieu si fort ? lui ai-je demandé avec méfiance.
- Mon ami, c'est une question qui est peut être de trop. Mettons que j'y croyais même pas beaucoup, mais, malgré tout, je ne pouvais pas ne pas avoir la nostalgie de l'idée. Je ne pouvais pas ne pas m'imaginer parfois comment les hommes vivraient sans Dieu, et si c'était chose possible. Mon cœur avait toujours décidé que c'était impossible ; mais pendant une certaine période, peut être, ce serait possible... Pour moi, je n'ai même aucun doute que cette période n'arrive ;»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)

samedi 30 janvier 2016

Toujours cette idée, étonnante, qu'à un moment donné, un grain de sable a grippé la machine qui fonctionnait si bien. Assis sur cette plage au crépuscule, je voyais les machines bien huilées dans une chorégraphie micro et macroscopique qui produisent, à chaque fois, les mêmes écueils. La seule différence contemporaine, peut être le cynisme du capitalisme, la boîte à outils du psychologisme et, évidemment, le protestantisme trop orienté aussi vers le terrestre...

vendredi 29 janvier 2016

«Le truc a fait fureur depuis, mille fois repris, ratatouillé, dégobillé par toutes les mécaniques du monde, par tous les jazz des continents!... par les bougnoules d'un peu partout !... à la rémoulade cafouillette... Mais à l'époque dont je vous cause, c'était encore de la primeur... la salade jamais entendue... le genre à froid sentimental, le sautillé marrant message des temps tout voyous à venir !... tintant coquin au coin des squares... au bord des "pubs", l'aigrelet, nerveux rigodon... à la pédale et hop là sec !... le baise à froid, le bien meilleur !... la mousse et poivre !... que tout le monde voulait plus autre chose ! cynique, capital et pressé !... à poil les notes !... le cœur à poil !...»

Guignol's band I et II. Louis-Ferdinand Céline. Éditions Gallimard. (1988)


Épiphanie artefactuelle (17)


«Dans le cercle fermé de tes doubles prunelles
Où j'ai revu se défaire mon innocence première
Apprends le secret que j'aurais longtemps cherché
A moins de pister le temps jusqu'à la grève fabuleuse
Où enfants que talonne aux grolles la gueuse prêtraille
On dictait à nos jeudis pubères des jeux surannés.»

Les Mégères de la mer. Louis-René des Forêts. Quarto Gallimard (2015)
«Pas plus qu'on ne peut faire des parties authentiques d'un essai une seule vérité, on ne peut tire d'un tel état une conviction ; du moins pas sans devoir aussitôt l’abandonner, comme un amant doit sortir de son amour pour le décrire. L'émotion sans limites qui ébranlait parfois Ulrich sans le faire agir pour autant, contredisait son besoin d'activité, son désir de limite et de forme. Sans doute est-il juste et naturel que 'on veuille savoir avant de laisser la parole au sentiment.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)

dimanche 24 janvier 2016

À cette époque Camila devait déjà lui avoir enseigné l'insignifiance, la futilité de certains sentiments sinon dérivés des mots du moins contenus dans la nomenclature et qui ne se laissent pas plus définir par le langage qu'ils ne peuvent se soustraire à son influence ; il avait appris comment des sentiments que le sujet lui-même reconnaît avec le même mot adoptent une toute autre modalité quand ils se réfèrent à des personnes et des circonstances différentes et comment il ne faut parler d'aucun d'eux sans évoquer le complément indispensable qui le provoque ; il était arrivé à voir en Camila (et à le voir dans toute sa vacuité) le moulage de l'autre moi, dont il était si loin de pouvoir soupçonner l'ultime nature ; il savait que tant que son père vivrait dans la maison - accumulant des données pour augmenter le vaste matériel du "Mémoire sur les murs", sans avancer d'un pas dans sa rédaction - il ne pourrait plus écrire un seul vers - si tant est qu'il eût réussi à en écrire un - ; il était certain d'avoir épuisé sa curiosité, et, quant aux rats, un tel passe-temps n'était qu'une forme de dissimulation, un leurre pour lui-même dicté par une vieille ambition éleuthérique, sans aucun support réel, qui à ce moment de sa vie se bornait à la confirmation.»

Une MéditationJuan Benet. Editions Passage du nord-Ouest (2007)
«Il y a trois sortes de beauté : celle que l'on loue (ex. : la beauté du visage) ; une autre est la beauté pratique (ex. : celle d'un instrument, d'une maison, etc., toutes choses belles en raison de l'usage) ; enfin ce qui est conforme aux lois, aux mœurs, forme un genre de beauté utile. Ainsi donc, il y a trois sortes de beauté : esthétique, pratique, utile.»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : Platon. Diogène Laërce. Garnier-Frères (1965)

jeudi 21 janvier 2016

«Le 8 janvier 1762. On continue Armide à l'Opéra. Nous allons rendre compte à cette occasion de l'état actuel de ce spectacle.
La haute-contre y est dans le plus grand délabrement. Pillot est le seul chanteur qu'ose avouer l'Opéra. Quel chanteur, encore, quel successeur de Géliotte ! Sans âme, sans figure, sans caractère, n'ayant pour lui qu'un peu d'organe. Gélin & Larrivée nous dédommagent dans la basse-taille : l'un a le timbre plus sonore, plus mâle ; l'autre plus onctueux, plus pathétique : tous deux sont Acteurs, mais le dernier a sans contredit plus de feu, plus de naturel, plus d'aisance dans son jeu. C'est un homme, d'un talent rare, & qui peut se promettre le plus grand succès.
En femmes, nous comptons Mlle. Chevalier, Mlle. Arnoux & Mlle. le Mierre. La première jouit d'une réputation faite depuis longtems, & l'excellence avec laquelle elle rend le rôle d'Armide est une preuve qu'elle peut encore acquérir. La seconde est, au gré des connoisseurs, l'actrice la plus naturelle, la plus onctueuse, la plus tendre qui ait encore paru. Elle est sortie telle des mains de la nature, & son début a été un triomphe. Qui ne seroit enchanté de la méthode, du goût, du prestige avec lequel Mlle. le Mierre nous peint tous les objets sensibles de la nature ! Sa voix est une magie continuelle. C'est tour à tour un rossignol qui chante, un ruisseau qui murmure, un zéphir qui folâtre. Toutes trois font l'admiration, l'amour & les délices des partisans du Théâtre Lyrique.»

 Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des Lettres en France depuis MDCCLXII jusqu nos jours ou Journal d'un observateur Contenant les analyses des pièces de théâtre qui ont paru durant cet intervalle ; les relations des assemblées littéraires ; les notices des livres nouveaux, clandestins, prohibés ; les pièces fugitives, rares ou manuscrites, en prose ou en vers ; les vaudevilles sur la Cour ; les anecdotes et bons mots ; les éloges des savants, des artistes, des hommes de lettres morts, &c., &c., &c. John Adamson (1780)

mercredi 20 janvier 2016

Réminiscence personnelle (14)

«Je ne suis pas jaloux je vous prie de le croire !... Ah ce que je m'en fous ! Tant mieux pour les autres de livres !... Mais moi n'est-ce pas je peux pas les lire... Je les trouve en projets, pas écrits, morts-nés, ni faits ni à faire, la vie qui manque... c'est pas grand chose... ou bien alors ils ont vécu tout à la phrase, tout hideux noirs, tout lourds à l'encre, morts phrasibules, morts rhétoreux. Ah ! que c'est triste ! Chacun son goût.»

Guignol's band I et II. Louis-Ferdinand Céline. Éditions Gallimard. (1988)
«Morgane est le chaos, me dit Arthur. Un chaos où s'anéantit toute finalité, où le bâtisseur méticuleux et acharné qui a reçu en héritage ce souci impérieux du but se perd en délices. Morgane est l’obsession des sens qui tue dans la pensée l'obsession du projet. Elle est le présent absolu qui ronge le fragile devenir. Son esprit est un ravage, et je hais son esprit, adorant chaque parcelle de sa chair, la moindre ébauche de son mouvement qui est comme une danse infinie de grâce et de mort. Et cependant je vois bien que sa chair n'est que matière soyeuse et inouïe de son esprit, que les deux sont une seule et même chose et que la séduction de cette enveloppe à quoi rien dans la nature ne peut se comparer n'est que l'interprète harmonieux d'une séduction mille fois plus puissante, née du faste calculé d'une intelligence sublime et pervertie.»

Merlin. Michel Rio. Éditions du Seuil (1989)

mardi 19 janvier 2016

Réflexions sur la nostalgie


Peinture des Petites Amoureuses

«Balthus a peint de jeunes garçons ou de jeunes filles à peine pubères, et l'on a glosé sur cette prédilection. On ne s'est guère avisé que la raison pourrait n'être que d'ordre plastique. A quinze ou seize ans, musclé déjà par le jeu, le corps a quitté les plis et les rondeurs de l'enfance mais il n'est pas encore soumis à la différenciation sexuelle qui en accentuera diversement les proportions. Il est dans cet état d’éphémère équilibre qui le porte à sa plénitude : plénitude charnelle de ses volumes, plénitude sensible de l'androgyne. Élastique et ferme, le corps innocemment savoure une unité indifférenciée, dont initié, il tentera plus tard d'autant plus savamment de retrouver l'ambiguïté délicieuse et terrible en devenant tour à tour Fiordiligi ou Dorabella.
(La vogue de la nudité qui envahit chaque été les plages permet au moins, en multipliant les possibilités de comparaison, de constater que le corps n'est jamais plus beau que chez les adolescents. Il atteint là, pour quelques mois, une année ou deux au plus, une sorte de perfection des formes qui ne se retrouvera plus. Mais cette beauté lisse et pleine est sans attrait sexuel ; c'est une beauté abstraite et pure, qui n'attend rien et ne demande rien. On la contemple comme on contemplerait la beauté d'une plante, d'un animal, d'une espèce vivante qui nous serait étrangère. La maturité, qui rompt cette plénitude et qui avoue son manque, est déjà un déclin, qui ramène le corps vers un destin fixé, soumis à la loi du désir et de la mort.)»

Les Métamorphoses d’Éros. Jean Clair In "Catalogue d'exposition Balthus. Centre Georges Pompidou" RMN (1983)

dimanche 17 janvier 2016

«Les dames ne se méfient pas de lui. Elles se frisent les cheveux tous les matins, sous ses yeux. Souvent elles plaisantent, se bousculent, font de grands mouvements, leur peignoir s'ouvre et montre, comme dans un éclair , des seins et des genoux qui lui brûlent le regard. Hassan ferait bien dix ans  de bagne, rien que pour les toucher. Mais puisque cela ne sera jamais, jamais possible, il se contente, lui aussi, d'emporter leur image dans le plus pur de son âme.»

La Maison Thüringer. Panaït Istrati. Éditions Gallimard (1969)
«La laborantine d'hôpital, tout de blanc vêtue comme une fleur qui broie dans un plat de porcelaine les matières d'un patient afin d'en tirer, avec la collaboration de quelque acide, un frottis pourpre dont la juste coloration sera le prix de son attention, se trouve déjà , même si elle ne s'en doute pas, dans un monde plus transformable que la jeune dame qui frémit devant le même objet aperçu dans la rue. Le criminel entré dans le champ magnifique de son acte n'est qu'un nageur contraint de suivre un courant irrésistible, et toute mère dont l'enfant a été emporté par un tel courant le sait bien ; simplement jusqu'ici, on ne le croyait pas, parce qu'on avait pas de place pour cette croyance.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)
«Mais comment me serais-je acquitté de cette tâche d'un coeur léger ? Cela n'a jamais passé pour très agréable  de s'ouvrir à des gens malintentionnés et résolument enclins à n'apercevoir autour d'eux que ce qu'il y a de plus vil et de plus corrompu, l'aveu d'un vice que personne n'ose secrètement reconnaître pour sien ne peut prêter qu'à des commentaires ironiques de la part des plus hypocrites et soulever chez les méchants qu'un concert d'imprécations déchaînées.»

Oeuvres complètes : Le BavardLouis-René des Forêts. Quarto Gallimard (2015)

samedi 16 janvier 2016

Liste des émissions des Muses galantes (3)

Cette troisième liste est centrée sur l'année anglaise que les Muses galantes ont initié avec Clara qui a ensoleillé de son sourire toute cette année.

mercredi 13 janvier 2016

«Ah ! pour du tact, voilà ce qui s'appelle du tact ! murmura  le Directeur et ses yeux enflammés de grenouille en devinrent moites ; il sortit de sa poche un mouchoir plié en quatre, dans l'intention d'en tamponner sa paupière battante, mais il se ravisa et au lieu de ce geste, fixa sur Cincinnatus un regard irrité, exprimant l'attente. L'avocat jeta aussi un coup d’œil, mais en éclair, tout en remuant les babines, devenues pareilles à son écriture , c'est à dire sans rompre le contact avec le papier  dont elle se détachait , mais tout de suite prête à filer de nouveau bon train.»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)

dimanche 10 janvier 2016

«L'homme est ainsi fait qu'il rebondit toujours, et se reprend, et se compose lui-même d'après des circonstances jugées insurmontables. Quelque pénible que soit la situation d'esclave, elle est pourtant surmontée par cet animal, si naturellement courageux. Quand il a clairement reconnu que ses efforts ne peuvent rien contre l'obstacle, il se détourne d'y penser, et par cela il prend connaissance de la puissance proprement humaine ; notamment il reconnaît, par une expérience quotidienne, que les plus vifs sentiments de colère et les jugements les mieux motivés sont aisément effacés, dès que l'expression en est arrêtée tout net par un changement d'attitude du corps.»

Mars ou la guerre jugée. Alain. Éditions Gallimard (1936)
«Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre et des boulons encore, au lieu d'en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d'huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C'est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C'est fini. Partout ce qu'on regarde, tout ce que la main touche, c'est dur à présent. et tout ce qu'on arrive à se souvenir encore un peu raidi aussi comme du fer et n'a plus de goût dans la pensée.
On est devenu salement vieux d'un seul coup.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Éditions Gallimard (1952)

samedi 9 janvier 2016

«La petite fille vécut trois mois. Puis un matin en effet, tandis qu'elle la déshabillait pour la laver, la mère s'aperçut que ses petits pieds étaient enflés. La mère ne la lava pas ce jour-là, elle la recoucha et l'embrassa longuement. "C'est la fin, dit-elle, demain ce sera les jambes et après ça sera son cœur." Elle la veilla pendant deux jours et la nuit qui précédèrent sa mort. L'enfant étouffait et rendait des vers qu'elle lui retirait de la gorge en les enroulant autour de son doigt. Joseph l'avait enterrée dans une clairière de la montagne, dans son petit lit. Suzanne avait refusé de la voir. Ç’avait été bien pire que pour le cheval, pire que tout, pire que les barrages, que M. Jo, que la déveine. La mère, qui pourtant s'y attendait, avait pleuré des jours et des jours, elle s'était mise en colère, elle avait juré de ne plus s'occuper d'enfants, "ni de près ni de loin".»

Un Barrage contre le Pacifique. Marguerite Duras. Gallimard (1950)

Souvenir cinématographique ambré

«Est-ce tu sais, gentil jeune homme, a-t-il repris, comme s'il continuait son discours, est-ce que tu sais ce que c'est que la limite d'une mémoire d'homme sur cette terre ? La limite d'une mémoire d'homme, c'est juste que cent ans. Cent ans après sa mort, il y a encore ses enfants, ou bien ses petits enfants qui peuvent se souvenir de lui, ceux qui ont encore vu son visage, mais, ensuite, même si, son souvenir peut se prolonger, c'est juste des paroles, des pensées, parce qu'ils ont tous passé, ceux qui ont vu son visage vivant. Et l'herbe, alors, elle pousse sur son tombeau, au cimetière, sa blanche pierre, elle s'écaille, et tous les gens, l'oublient, et toute sa postérité, ils oublieront ensuite même jusqu'à son nom, parce qu'ils ne sont pas nombreux, ceux qui restent dans la mémoire des gens - et c'est tant mieux ! Tant mieux que vous m'oubliez, mes gentils, moi, même de ma tombe, je vous aime. J'entends, mes petits enfants, vos jolies voix gaies, j'entends vos pas sur les tombeaux de vos pères, le jour de leur fête ; vivez, en attendant, sous le soleil, vivez en joie, moi, je prie Dieu pour vous, je reviens vous voir dans une vision de nuit... pareil, même dans la mort, il y a l'amour !»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)

mercredi 6 janvier 2016

«Peut-on se figurer, par exemple, que l'homme aura encore une âme, quand la biologie et la psychologie lui auront appris à la comprendre, à la traiter dans son entier ? Néanmoins, nous aspirons à ce moment ! Tout est là. Le savoir est une attitude, une passion. C'est même, au fond une attitude illicite : comme le goût de l'alcool, de l'érotisme ou de la violence, le besoin de savoir entraîne la formation d'un caractère qui n'est plus en équilibre. Il est tout à fait faux de dire que le chercheur poursuive la vérité, c'est elle qui le poursuit. Il subit.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)
«Pour Adrien, elle était une associée de l'homme, sa joyeuse complice ou partenaire. Et beaucoup, beaucoup plus gracieuse que lui, en dépit de toutes les misères que cette passion comporte. Il la trouvait riche de couleurs, de lignes délicates, de formes voluptueuses, de finesse sensuelle. Elle était le joyau de l'existence du mâle. Celui-ci pouvait être bon, fort, viril, vaillant, mais il lui manquait la première qualité de l'être humain, en matière de sensualité : la grâce. Une femme passant près d'un homme, pouvait le rendre heureux et lui laisser un souvenir ineffaçable, rien qu'en le frôlant de sa grâce.»

La Maison Thüringer. Panaït Istrati. Éditions Gallimard (1969).

mardi 5 janvier 2016

«Intéressante conversation avec un certain Renard (?) sur l'art de la vannerie. Il doit se ronger les ongles atrocement, ses doigts m'ont paru raccourcis d'une phalange.
Va pour de l'osier. Mais comment nouer les brins ? S'ils tiennent par leur propre entrelacement, ce qui me semble possible, d'après les informations de ce gitan (il boit comme un trou), il faut supposer que la carapace de la conscience est rigidifiée par une tension. Intéressant. (On m'assure que  cet homme frustre joue admirablement de la guitare.)
Au Petit Saint-Benoît, poétique bouillon sis rue Saint-Benoît, j'ai dévoré un salé aux lentilles qui m'a laissé rêveur. On ne dira jamais combien l'art de la charcuterie constitue, avec la construction des cathédrales, la signature même du génie propre de la chrétienté. S'est-on jamais demandé comment s'était forgé le concept de pâté de tête ? Car une charcuterie de cette complexité ne peut simplement résulter d'un concours d'expériences ou d'un jeu d'intérêts. Le pâté de tête, c'est la réfutation radicale du pragmatisme anglais. Il relève de l'Esprit, un point, c'est tout. Et même du Saint-Esprit, sans qui personne n'aurait eu l'idée de lier le museau avec de la gelée.»

La Métaphysique du mouJean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2007)

vendredi 1 janvier 2016

«Euclide eut pour disciple Eubulide de Millet, qui trouva en dialectique plusieurs formes d'arguments : le menteur, le caché, l'Électre, le voilé, le sorite, le cornu, le chauve. Voilà comment en parle le poète comique :
Le disputeur Eubulide, qui poses des questions cornues
Et enroule les orateurs dans des trompeuses raisons,
S'en est allé avec la langue bèque de Demosthène.

Il semblait en effet que Démosthène ait été son élève et qu'il ait appris de lui à se débarasser de son impossibilité à prononcer les "r".»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : Euclide. Diogène Laërce. Garnier-Frères (1965)
«Lorsqu'un héritage intellectuel comme celui d'Auguste Comte se présente avec plusieurs paliers, plusieurs étages, l'un noble et savant, le second déjà plus glissant et mystique etc., et avec des tas de marches, des tas de possibilités de communications entre ces étages, il est bien rare  de trouver des continuateurs ayant intégré l'héritage tel quel avec ses apparentes contradictions. Positivisme et occultisme en étroite proximité, fusionnés, synchroniques.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Éditions Denoël (1999)

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (11)

157

«Comme autre côté de la déficience de la vie historique générale, la vie individuelle n'a pas encore d'histoire. Les pseudo-événements qui se pressent dans la dramatisation spectaculaire n'ont pas été vécus par ceux qui en sont informés ; et de plus ils se perdent dans l'inflation de leur remplacement précipité, à chaque pulsion de la machinerie spectaculaire. D'autre part, ce qui a été réellement vécu est sans relation avec le temps réversible de la société et en opposition directe au rythme pseudo-cyclique du sous-produit consommable de ce temps. Ce vécu individuel de la vie quotidienne séparée reste sans langage, sans concept, sans accès critique à son propre passé qui n'est consigné nulle part. Il ne communique pas. Il est incompris et oubliés au profit de la fausse mémoire spectaculaire du non-mémorable.»

La Société du spectacle. Guy Debord. Éditions Gallimard (1992)