lundi 29 décembre 2014

Tentative d'autoportrait (10)

« Hussonnnet ne fut pas drôle. A force d'écrire quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d'entendre beaucoup de discussions et d'émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s'aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d'une vie légère autrefois, mais à présent difficile, l'entretenaient dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, qu'il ne voulait pas s'avouer, le rendait hargneux, sarcastique. A propos d'Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse contre l'Opéra ; puis à propos de l'Opéra, contre les Italiens, remplacés maintenant, par une troupe d'acteurs espagnols, "comme si l'on n'était pas rassasié des Castilles !" Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l'Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s'informa du Collège de France, d'où l'on venait d'exclure Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. de Maistre, se déclara pour l'Autorité et le Spiritualisme.  Il doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait l'histoire, et contestait les choses les plus positives, jusqu'à s'écrier au mot géométrie : "Quelle blague que la géométrie !" Le tout entremêlé d'imitations d'acteurs. Sainville était particulièrement son modèle.»

L'Éducation sentimentaleGustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)
«La satisfaction n’est plus l’objectif mais l’enfer de nos sociétés : pour vendre encore, donc pour produire plus, il faut des consommateurs insatisfaits. Il s’agissait de provoquer son désir, il s’agit d’assurer son inassouvissement. Des obsessionnels perpétuellement insatisfaits, boulimiques, voilà l’idéal du citoyen consommateur dont la croissance a besoin.» 

L’Avènement du corpsHervé JuvinGallimard (2005)

dimanche 28 décembre 2014

«cur hanc tibi, rector Olympi,
Sollicitis uisum mortalibus addere curam,
Noscant uenturas ut dira per omina clades ?
Sit subitum quodcunque paras, sit cœca futuri
Mens hominum faci, liceat sperare timenti.


[Pourquoi, maître de l'Olympe, as-tu jugé bon d'ajouter aux tourments des mortels ce souci de connaître par de sinistres présages les malheurs futurs ? - Que tout ce que tu prépares survienne à l'improviste, que l'esprit des hommes reste aveugle au destin à venir, qu'il soit permis d'espérer à celui qui craint.]»

Les Essais : Des Pronostications. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

samedi 27 décembre 2014

Talens réunis (23)


«Je me souviens très bien de la tête de l'homme. Elle était rêche et frustre, avec des rides comme des fissures, des sourcils buissonnants qui cachaient des yeux noirs et brillants. Il roulait les r comme le torrent qui longeait notre route roulait des cailloux. Il portait à l'épaule une sorte d'outre en peau, à demi-vide. Nous nous sommes installés naturellement dans les rôles que nous confiait la distribution, dans les personnages que les siècles nous imposaient : moi voyageur, donc narrateur, conteur, récitant. Je retrouvais l'office déjà oublié de mes douze ans, qui consistait à marcher au bord de la route en racontant des histoires. Puis, nous sommes arrivés à la maison, en contrebas de la route, reliée à elle par un chemin de terre, le toit fait de ces plaques d'ardoise ou de schiste qui pèsent des tonnes et durent des siècles, qu'on appelle en Auvergne des lauses et qui doivent avoir en Navarre je ne sais quel nom remonté de la préhistoire. La femme parut sur le seuil, noire et forte autant qu'il était maigre et long. Autour d'elle, contre elle, sous elle, me regardant venir, des enfants : cinq ou six garçons, autant de filles. La nuit tombait.»

StradellaPhilippe Beaussant. Editions Gallimard (1999)

vendredi 26 décembre 2014

«Elle fut étonnée de n'avoir point encore pensé combien il était peu vraisemblable qu'un homme comme M. de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d'un attachement sincère et durable. Elle trouva qu'il était presque impossible qu'elle pût être contente de sa passion.
- Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m'engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à M. de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l'amour ? Je suis vaincue et surmontée par une inclinaison qui m'entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd'hui et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je résolus hier . Il me faut m'en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage ; et si M. de Clèves s'opiniâtre à l'empêcher ou à en vouloir savoir les raisons, peut être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre.»

La Princesse de Clèves. Madame de Lafayette. Librairie Générale Française (1972)
«Notre lingère s'appelait donc Mme Herote. Son front état bas et si borné qu'on en demeurait, devant elle, mal à l'aise au début, mais ses lèvres si bien souriantes par contre, et si charnues qu'on ne savait comment s'y prendre ensuite pour y échapper. A l'abri d'une volubilité formidable, d'un tempérament inoubliable, elle abritait une série d'intentions simples, rapaces, pieusement commerciales.
Fortune elle se mit à faire en quelques mois, grâce aux alliés et à son ventre surtout. On l'avait débarrassée de ses ovaires, il faut le dire, opérée de salpingite l'année précédente. Cette castration libératrice fit sa fortune. Il y a des blennorragies féminines qui se démontrent providentielles. Une femme qui passe son temps à redouter les grossesses n'est qu'une espèce d'impotente et n'ira jamais bien loin dans la réussite.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

mercredi 24 décembre 2014

Tentative d'autoportrait (9)


Laue Sommernacht : am Himmel (Douce nuit d'été)

Douce nuit d'été,
Aucune étoile dans le ciel,
Dans les grands bois, nous jouions à cache-cache,
Dans le noir, et nous nous trouvions.


Nous nous trouvions dans les grands bois,
Dans la nuit, dans la nuit sans étoiles,
Nous nous tenions, étonnés, dans nos bras
Dans la nuit sombre.


Ce n'était pas toute notre vie,
Nous allions à tâtons, nous cherchions,
Alors dans le noir, l'amour
Éteins ta lumière, éteins ta lumière.

Otto Julius Bierbaum. Poème mis en musique par Alma Mahler.
«De son rocher il regarde la France. Le Paris du sabbat impérial. On dirait qu'il colle son nez à la vitre éblouissante pour regarder les scorpions humains en fracs et crinolines en train de se grimper, de se culbuter et de s'emmancher. Sodome empilée sur Gomorrhe et emballées dans Ninive ! Avec Satan qui mène le bal. La capitale de la France est devenue une de ces villes aux portes desquelles on est censé devenir prophète automatiquement pour en précipiter la chute.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

dimanche 21 décembre 2014

«Nous étions invités à mourir. Les troupes courraient à découvert sur une pente en glacis couronnée d'un bois, contre des tranchées armées de mitrailleuses. Les effectifs fondaient. Le général demandait des renforts afin de recommencer ; il recommença trois jours durant ; nul n'avait d'autre espoir que de bien mourir. Je revoyais cependant ces cadavres étendus sur le ventre, avec cet étroit, lourd et éclatant habit de cérémonie, et le sac par-dessus la tête ; c'est tout ce que j'ai connu de ces premiers assauts, et ce n'est pas peu ; je ne suis pas disposé à l'oublier, ni à le laisser oublier aux autres.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

vendredi 19 décembre 2014

Ordonnance du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800)


Le Préfet de Police,
Informé que beaucoup de femmes se travestissent, et persuadé qu’aucune d’elles ne quitte les habits de son sexe que pour cause de santé ;
Considérant que les femmes travesties sont exposées à une infinité de désagréments, et même aux méprises des agents de la police, si elles ne sont pas munies d’une autorisation spéciale qu’elles puissent représenter au besoin,
Considérant que cette autorisation doit être uniforme, et que, jusqu’à ce jour, des permissions différentes ont été accordées par diverses autorités ;
Considérant, enfin, que toute femme qui, après la publication de la présente ordonnance, s’habillerait en homme, sans avoir rempli les formalités prescrites, donnerait lieu de croire qu’elle aurait l’intention coupable d’abuser de son travestissement,
Ordonne ce qui suit :
1– Toutes les permissions de travestissement accordées jusqu’à ce jour, par les sous-préfets ou les maires du département de la Seine, et les maires des communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, et même celles accordées à la préfecture de police, sont et demeurent annulées.
2– Toute femme, désirant s’habiller en homme, devra se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation.
3– Cette autorisation ne sera donnée que sur le certificat d’un officier de santé, dont la signature sera dûment légalisée et, en outre, sur l’attestation des maires ou commissaires de police, portant les noms et prénoms, profession et demeure de la requérante.
4– Toute femme trouvée travestie, qui ne se sera pas conformée aux dispositions des articles précédents, sera arrêtée et conduite à la préfecture de police.

Le Préfet de Police Dubois


In Archives de la Préfecture de Police de Paris. Dossier D/B 58
Ce texte, recueilli par Christine Bard, est paru dans Clio, n°10/1999, aux Presses Universitaires du Mirail.

jeudi 18 décembre 2014

«Il fallait oublier, car il était impossible de continuer à vivre avec la pensée que cette gracieuse, fragile et tendre jeune femme avec ces yeux, ce sourire, jardins et neige en arrière-plan, avait été transporté en wagon à bétail jusqu'au camp d'extermination, pour y être tuée d'une injection de phénol dans le cœur, dans ce doux cœur qu'on avait entendu battre sous ces lèvres dans le crépuscule du passé. Et puisque le mode exact de sa mort n'avait pas été enregistré, Mira continuait à mourir un grand nombre de morts dans votre pensée, à subir un grand nombre de résurrections, seulement pour recommencer à mourir un grand nombre de fois, emmenée par une infirmière, pour une inoculation de saleté, de tétanos, de verre pilée, pour être gazée dans une fausse installation de douches remplie d'acide prussique, ou pour être brûlée vive dans un trou, sur des fagots de hêtres imprégnés d'essence. Selon l'enquêteur, avec qui Pnine s'était entretenue par hasard, à Washington, une seule chose était certaine : trop faible pour travailler (mais elle avait encore  eu la force de sourire, mais elle avait encore pu venir en aide aux autres femmes juives), elle avait été désignée pour la mort, et elle était passée au crématoire quelques jours seulement après son arrivée à Buchenwald, dans une région boisée du Grosser Ettelsberg, car tel est son nom sonore. C'est à une heure seulement de Weimar où se promenaient Goethe, Herder, Schiller, Wieland, l'inimitable Kotzebue, et d'autres. - Aber warum ? (mais pourquoi ?) gémissait le Dr Hagen, l'âme la plus douce du monde, pourquoi mettre cet horrible camp si près ?»

PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)

mardi 16 décembre 2014

«Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l'humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange de tout cela, il s'était fait un idéal de démocratie vertueuse ayant le double aspect d'une métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone américaine, où l'individu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n'avait pas un doute sur l'éventualité prochaine de cette conception ; et tout ce qu'il jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d'inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient - ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque.»

L'Éducation sentimentaleGustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)

Analogie possible pour la musique

«La rhétorique a quelquefois pour fin et toujours pour effet de calmer les passions, à la manière de la musique, par des suites prévues, sans surprises et hésitations.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

dimanche 14 décembre 2014

«Que voulez-vous, monsieur, quand on est employé, seul, sans famille, sans conseils ! On se dit que la vie serait douce avec une femme ! Et on l'épouse cette femme ! 
Alors, elle vous injurie du matin au soir, ne comprends rien ne sait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson de Musette, quelle scie !, se bat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets de l'alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et à la tête farcie d'histoires si stupides, de croyances si idiotes, d'opinions si grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure de découragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle»

La Maison Tellier. Guy de Maupassant. Editions Gallimard (1973)

samedi 13 décembre 2014

«Serais-je donc le seul sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour tout y détruire, Allemagne, France, et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisière apocalyptique.
On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? À présent, j'étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu... Ça venait des profondeurs et c'est arrivé.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général, qu'il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d'elles, il n'y avait donc l'ordre d'arrêter cette abomination ? On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ? Qu'on s'était trompé ? Que c'était des manœuvres pour rire qu'on avait voulu faire, et pas des assassinats ! Mais non ! "Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie !" Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère peureux de ce garçon-là ! Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus.»

Voyage au bout de la nuit. Louis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

jeudi 11 décembre 2014

Sacré XIXe siècle !

«Ce désir voyeur de savoir, toujours déçu, c'est ce qui animait les savants du siècle dernier, qui jouaient volontiers les ascètes dans leur vie professionnelle : pas de femme au labo, ou à la faculté, pas de sexe, rien que la Vérité.
On connait le revers de ce genre d'ascétisme : le bordel. La Vérité qu'on voudrait toute nue à travers l'expérience et la spéculation, on ira la contempler, enfin, entre les jambes de la prostituée, professionnelle de la "chose en soi". Nos aïeux ont d'ailleurs vendu la mèche. Contemplez le décor de leurs facultés, de leurs amphithéâtres. Partout, du mur au plafond, des femmes nues ou en petite tenue. Muses, déesses et nymphes déshabillées des fresques de la Sorbonne sortent tout droit d'un salon de bordel. L'artiste a seulement épilé la chose en soi de ces filles qu'on a rebaptisées Raison, Tempérance, Justice, Vertu pour les besoins du métier, mais qui dans le civil, s'appelaient Mimi, Lulu, Kiki, Fernande, etc.»

La Vie sexuelle d'Emmanuel Kant. Jean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2000)

mardi 9 décembre 2014

Épiphanie artefactuelle (8)


«Tu voudras bien écrire
Autrement.

Voir naître sous ta main,
sous tes yeux,

Quelque forme
qui ne te rappelle rien,
Mais en vain :

Tu es condamné»


Art poétiqueGuillevic. Editions Gallimard (1989) 

lundi 8 décembre 2014

«On vantait quand il entra, l'éloquence de l'abbé Cœur. Puis on déplora l'immoralité des domestiques, à propos d'un vol commis par un valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery avait un rhume. Mlle de Turvisot se mariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne ; et la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des choses ambiantes ; mais ce qu'on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d'une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s'en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d'autres avaient des tournures de maquignon ; et des vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères.»

L'Éducation sentimentale. Gustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)

dimanche 7 décembre 2014

«Les honnêtes gens de la Ligue des Droits de l'Homme, qui ont pris à tâche de faire supprimer les Conseils de Guerre, je les renvoie à un écrit de Jean Schlumberger, qui a pour titre Au Bivouac, et qui est beau. La vérité et l'invraisemblance s'y montrent ensemble ; mais celui qui a touché si peu que  ce soit à la chose, reconnaîtra une odeur familière, et un genre d'horreur qu'on ne peut inventer. En bref, un jeune soldat revient d'une attaque seul, et sans blessure apparente. Il conte qu'il est tombé, qu'il a perdu connaissance un moment, qu'il s'est égaré. Il y a soupçon. Il n'en faut pas plus pour que le terrible chef donne mission à son aide de camp de remettre à sa place parmi les morts de garçon qui devrait être mort. L'auteur du récit n'approuve ni ne blâme ; il reconnait seulement ici cette autorité sans faiblesse qui seule peut faire qu'un rang d'hommes soit plus solide qu'un mur.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

mercredi 3 décembre 2014

«- La loi dit qu'il n'y a rien de plus beau que de garder le plus possible son calme dans l'adversité et de ne pas se révolter, d'abord parce que le bien et le mal inhérents à ces situations ne se montrent pas avec évidence, ensuite parce que rien de bon  pour l'avenir n'en résulte pour celui qui les supporte mal et enfin parce qu'aucune affaire humaine, ne mérite qu'on s'y intéresse sérieusement. De plus dans ces situations, ce qui devrait se précipiter à notre secours s'en trouve précisément empêché par notre souffrance.
- De quoi veux-tu parler ? demanda-t-il ?
- De la réflexion qui délibère sur ce qui est arrivé, répondis-je. Il faut faire comme nous jetons les dés, en suivant le moyen que la raison a jugé le meilleur, au lieu de faire comme les enfants qui, quand ils ont reçu un coup, portent la main à leur blessure et s'épuisent à crier. Il faut au contraire constamment habituer son âme à se hâter de venir guérir et rétablir ce qui est tombé, et qui souffre, et à substituer aux lamentations l'art de la guérison.»

La République. Platon. Flammarion (2002)

mardi 2 décembre 2014

«Il faut lire la série d'entretiens qu'un certain Jules Huret a eu l'excellente idée de faire en 1891 avec les célébrités de l'époque : Enquête sur l'évolution littéraire. Un bilan sans précédent sur l'état des lieux à la fin du siècle. L'étiage des humeurs et le moral des troupes. Renan trône haut et facilement par-dessus la médiocrité générale. Il a toutes les raisons du monde de penser le plus grand mal des littérateurs contemporains. Il va  tout juste mourir dans un an et pour lui les écrivains de son temps ne pèsent pas lourd. Évidemment, on ne peut pas lui demander d'avoir lu Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud (qui disparaît en 1891 précisément) ou Lautréamont. Ou Dostoïevski. Ni d'avoir pris au sérieux ce qu'écrivait Flaubert. Ou Balzac. Ceux qui restent sont assez désolants, il faut l'avouer. Jules Huret les a classés dans de curieux couloirs qui indiquent une certaine lucidité : Psychologues, Symbolistes-Décadents, Naturalistes, Parnassiens-Mages... Huret est très étonné, il le dit, de l'inaptitude de la plupart "aux abstractions, aux développements ou même au simple langage des idées". Il est stupéfait en somme de leur paresse. Les temps modernes commencent, c'est à dire la désinformation des écrivains par rapport à la pensée. Leur prétention de poètes approximatifs. Leur vanité crasse de romanciers spontanés et naturels. Il y a Anatole France, Jules Lemaître, René Ghil qui a fondé "L'École évolutive instrumentiste" aux positions progressistes et qui conseille l'art altruiste "militant" pour le "Mieux intellectuel et moral". Il y a Zola qui est en train d'achever de faire grimper ses Rougon et ses Macquart dans l'arbre de l'hérédité et qui attaque les symbolistes réactionnaires au nom de la science et le progrès. Il y a Gustave Geoffroy qui annonce que le roman va "devenir en partie socialiste, socialiste dans le sens très étendu et très élevé du mot"... Paul Bonnetain qui renchérit : la littérature de demain  "serait purement socialiste que je n'en serais pas surpris. Pas fâché non plus".»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

lundi 1 décembre 2014

«Il faut battre le fer. Toute la force des coups de marteau se retrouve dans la barre. La trempe est encore une violence. Or c'est à peu près ainsi qu'on forge une armée. La nature humaine est ainsi faite qu'elle supporte mieux un grand malheur qu'un petit. En d'autres termes, c'est le loisir qui fait les jugeurs et les mécontents. Si donc le peuple gronde, cela indique, comme Machiavel voulait, que vous ne frappez pas assez fort. N'ayez pas peur ; celui qui frappe fort est premièrement craint, deuxièmement respecté, et finalement aimé.
C'est ce qu'ont méconnu tous les esprits faibles, qui comptaient surtout sur l'amitié et sur l'enthousiasme. Mais ces sentiments vifs ne durent pas assez ; ils ne peuvent rien contre les jours de terreur et d'épreuves.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)
«Que mon parler en est plus court : Car le magasin de la mémoire, est volontiers plus fourni de matières que n'est celui de l'invention. Si elle m'eût tenu bon, j'eusse assourdi tous mes amis de babil : les sujets éveillant cette telle quelle faculté que j'ai de les manier et employer, échauffant et attirant mes discours. C'est pitié : je l'essaie par la preuve d'aucuns de mes privés amis : à mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté : s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire, ou le malheur de leur jugement. Et c'est chose difficile, de fermer un propos, et de le couper depuis qu'on est arrouté. Et n'est rien, où la force d'un cheval se connaisse plus, qu'à faire un arrêt rond et net.  Entre les impertinents même, j'en vois qui veulent et ne peuvent se défaire de leur course. Cependant qu'ils cherchent le point de clore le pas, ils s'en vont balivernant et traînant comme des hommes qui défaillent de faiblesse. Surtout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. J'ai vu des récits bien plaisants, devenir très ennuyeux, en la bouche d'un seigneur, chacun de l'assistance en ayant été abreuvé cent fois.»

Les Essais : Des Menteurs. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

samedi 29 novembre 2014

Tentative d'autoportrait (8)

«Non seulement je n'ai pas su devenir méchant, mais je n'ai rien su devenir du tout : ni méchant, ni gentil, ni salaud, ni honnête - ni un héros ni un insecte. Maintenant que j'achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu'inutile : car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir - il n'y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit - se trouve dans l'obligation morale - d'être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d'action, est une créature essentiellement limitée. C'est là une conviction vieille de quarante ans.»

Les Carnets du sous-sol. Fédor Dostoïevski. Babel - Actes Sud (1992)

jeudi 27 novembre 2014

Talens réunis (22)


«Dans la chambre d'auberge, une servante à l'air bougon dispose une fiasque de vin blanc, un jambon de San Daniele, des fromages, et sort sans pouvoir s'empêcher en refermant la porte de jeter un regard soupçonneux sur Ortensia. Une seconde encore, le temps d'écouter son pas s'éloigner, et de toute la force de ces heures passées ensemble sans oser s'approcher de tout le désir renforcé par la peur, Sandro et Ortensia se précipitent l'un sur l'autre avec un irrépressible fou-rire, qui gêne leur baiser. Ils se sont agrippés, accrochés l'un à l'autre avec leurs bras, leurs, mains, leurs jambes. Leurs bouches se cherchent, et puis non, c'est impossible : ils rient trop. C'est comme si toute l'inquiétude, la fatigue, l'attente, les instants de panique, lorsqu'un cavalier galopait derrière eux, et puis l'accablement de s'être retrouvés il y a quelques instants dans l'espèce de dortoir sordide où les conduisait l'hôte, tout se dénouait à la fois en une explosion : ils rient, ils tremblent de rire, ils claquent des dents de rire, et leur rire se redouble de se baiser qu'ils ne parviennent pas à se donner à cause du rire.»

StradellaPhilippe Beaussant. Editions Gallimard (1999)

mardi 25 novembre 2014

Projet Poubelle-bis (23)

«Roberte et Milan arrivèrent vers les dix heures. Elle portait un chandail bleu sombre à col roulé, un pantalon de velours et des chaussures à talon bottier ; ses cheveux courts et plats étaient rejetés en arrière. Milan avait passé un pull-over sur une chemise blanche à col ouvert, il avait les pieds nus dans des espadrilles, il jouait avec son bâton de houx accroché au poignet par le lacet de cuir.
Bourret avait raconté l'intervention de Roberte au cours du vêlage de la Blonde. On la plaisanta, elle répondit gaillardement. Elle s'assit à côté de Radiguet qui lui offrit un verre de marc puis elle commanda une tournée. Milan alla d'une table à l'autre, il connaissait maintenant tout le monde, il eut un colloque avec Auguste, il était très mal à l'aise.»

Les mauvais coups. Roger Vailland. Editions du Sagittaire (1948)

dimanche 23 novembre 2014

«Mais voilà : je ne peux pas ne pas venir demain. Je suis un rêveur ; j'ai si peu de vie réelle que des minutes comme celle-là, celle que je suis en train de vivre, elles me sont si rares que je ne peux pas ne pas les répéter dans mes rêveries. Je rêverai de vous toute la nuit, toute la semaine, toute l'année. Je viendrai ici demain, coûte que coûte, oui, ici, à cet endroit précis, à la même heure, et je serai heureux en me souvenant de ce qui s'est passé. Cet endroit à lui seul m'est déjà cher. J'ai déjà comme cela deux ou trois autres lieux à Petersbourg. Une fois, je me suis même mis à pleurer à cause d'un souvenir, comme vous... Qui sait, peut être, vous aussi, il y a dix minutes, vous pleuriez à cause d'un souvenir ?»

Les Nuits blanches. Fédor Dostoïevski. Babel - Actes Sud (1992)

vendredi 21 novembre 2014

«Dès que d'une manière quelconque la corruption intervient, une superstition aux aspects variés commence à prédominer, tandis que la croyance qu'un peuple professait dans son ensemble pâlit et devient impuissante : la superstition est en effet une libre pensée de second ordre -celui qui s'y livre choisit un certain nombre de formes et de formules qui lui conviennent et s'autorise ainsi du droit même de choisir. Comparé à l'homme religieux, le superstitieux est beaucoup plus "personnel", et une société superstitieuse sera celle qui compte déjà beaucoup d'individus, et où se manifeste déjà le désir de l'individualité.»

Le Gai savoir. Friedrich Nietzsche. Garnier-Flammarion (2007)

jeudi 20 novembre 2014

Projet Terramycine 2 : Un doux sourire intérieur (deuxième partie)



«Le moyen le plus simple, théoriquement, pour atteindre Waindell, était de prendre un taxi jusqu'à Framingham, à Framingham de monter dans un express à destination d'Albany d'où partait un train d'intérêt local à parcours moins long en direction du nord-ouest. En fait, le moyen le plus simple était aussi le plus long. Soit à cause d'une vieille vendetta consacrée entre les différentes lignes de chemin de fer, soit que celles-ci se fussent unies pour accorder loyalement leur chance à d'autres moyens de transport, le fait était là : quoi que vous fissiez, quelque acrobatie que vous réussissiez avec les horaires, une attente de trois heures à Albany était ce qu'on pouvait espérer de mieux.»

PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)

mardi 18 novembre 2014

«L'esprit philosophique de Botul en tient compte : convaincu que Landru a effectivement tué, mais sans que le moindre cadavre puisse révéler qui il a tué, Jean-Baptiste voit en lui l'incarnation (peut être sous l'influence de Nietzsche) d'une volonté. Sauver Landru, fût-ce malgré lui (les conseils de Botul, subtilement, prennent en compte le désir inconscient, chez l'accusé, d'être puni pour avoir obstinément nié l'évidence), ce serait démontrer que l'on peut être à la fois nuisible et innocent, autrement dit : incondamnable. Le philosophe récuse l'idée banale du "monstre", il s'évertue à construire une transcendance du crime que Landru, de toute évidence, n'a jamais envisagée. Prisonnier de ses propres dénégations, et sans doute peu rompu aux stridences de la pensée pure, l'assassin reste sourd à ces conseils qui l'eussent sans doute point empêché de voir sa tête rouler dans un panier d'osier. Mais il l'eût fait d'un regard différent.»

Landru, précurseur du féminisme : correspondance inédite 1919-1922. Henri-Désiré Landru  et Jean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2001)

dimanche 16 novembre 2014

«En effet, les jeunes gens de Paris ne ressemblent aux jeunes gens d'aucune ville. Ils se divisent en deux classes : le jeune homme qui a quelque chose, et le jeune homme qui n'a rien ; ou le jeune homme qui pense et celui qui dépense. Mais entendez-le bien, il ne s'agit ici que de ces indigènes qui mènent à Paris le train délicieux d'une vie élégante. Il y existe bien quelques autres jeunes gens, mais ceux-là sont des enfants qui conçoivent très tard l'existence parisienne ou en restent les dupes. Ils ne spéculent pas, ils étudient, ils piochent, disent les autres. Enfin il s'y voit encore certains jeunes gens, riches ou pauvres, qui embrassent des carrières et les suivent tout uniment ; ils sont un peu l'Émile de Rousseau, de la chair à citoyen et n'apparaissent jamais dans le monde. Les diplomates les nomment impoliment des niais. Niais ou non, ils augmentent le nombre de ces gens médiocres sous le poids desquels plie la France. Ils sont toujours là ; toujours prêts à gâcher les affaires publiques ou particulières, avec la plate truelle de la médiocrité, en se targuant de leur impuissance qu'ils nomment moeurs et probité. Ces espèces de Prix d'excellence sociaux infectent l'administration, l'armée, la magistrature, les chambres, la cour. Ils amoindrissent, aplatissent le pays et constituent en quelque sorte dans le corps politique, une lymphe qui le surcharge et le rend mollasse. Ces honnêtes personnes nomment les gens de talent, immoraux ou fripons. Si ces fripons font payer leurs services, du moins ils servent ; tandis que ceux-la nuisent et sont respectés par la foule ; mais heureusement pour la France, la jeunesse élégante les stigmatise sans cesse du nom de ganaches.»

La fille aux yeux d'orHonoré de Balzac. Librairie Générale Française (1972)

vendredi 14 novembre 2014

«L'histoire n'acceptera pas, nous le voulons, un tel jugement à la lettre ; mais pour qui assiste à la révolution complète de la vie et de la pensée apportées dans Rome par un hellénisme abâtardi, il semble d'abord que loin d'adoucir la sentence, il convienne de la prononcer plus sévère.
En effet, les liens de la famille se relâchaient avec une effrayante rapidité. Les habitudes de  débauche dans la compagnie des courtisanes et des jeunes garçons gagnaient partout comme une lèpre, et la loi devenait impuissante à y porter remède. En vain Caton, étant censeur (184 av. J.-C.), établit une lourde taxe sur le luxe abominable des esclaves entretenus à de telles fins. Sa tentative resta sans effet ; et la taxe disparut dans l'impôt proportionnel sur l'ensemble des biens. Les célibataires dont le nombre avait, dès 234, provoqué de sérieuses plaintes, allaient de même en augmentant, et le divorce devenait quotidien. D'épouvantables crimes se commettaient au sein des plus notables familles.

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

jeudi 13 novembre 2014

«R. m'apparaît dans la plupart de mes rêves, sous sa propre forme ou sous une autre forme, cachée, comme si elle voulait ne pas se montrer, mais je la découvre et je l'identifie. Elle est là, l'interlocuteur par excellence, comme une ombre, parfois grondeuse et critique, parfois la conscience, parfois comme un adversaire redoutable. Mais elle est là. Ainsi dans ce jardin desséché, ainsi sur cette place, ainsi me grondant devant ce mur qu'elle juge laid, ainsi sur ces champs en pente et stériles et sombres, ainsi sous ce ciel sans lumières. Il est évident qu'elle partage mon destin, que je le veuille, que je ne le veuille plus, que je le veuille moins. Depuis, si longtemps, depuis si longtemps, elle le dit elle-même. Cela ne peut être autrement, ou tout se détruit. Amour ou possession ? Mais elle ne veut pas me conduire, elle m'accompagne, s'efforçant simplement d'empêcher que je m'égare. D'empêcher ce qu'elle croit être m'égarer. Le mot indépendance est un égarement ; qu'elle ne soit plus avec moi, c'est cela m'égarer. Qu'elle ne soit plus avec moi, elle se sentirait égarée elle-même, perdue dans un monde chaotique, un monde qui aurait perdu ses assises.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

Un vieillerie retrouvée au fin fond d'un grenier par Ruthène Sith...
«Les passions ont cela de redoutable qu'elles sont toujours justifiées par les faits ; si je crois que j'ai un ennemi, et si l'ennemi supposé le sait, nous voilà ennemis. Et le naïf, en racontant ces guerres folles et des imaginations vérifiées, dira toujours : N'avais-je pas raison de le haïr ?

Mars ou la guerre jugée. Alain. Editions Gallimard (1936)

lundi 10 novembre 2014

«- Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons et s'enivre du vin pur de la liberté, dépassant les limites de la mesure, alors ceux qui sont au pouvoir, s'ils ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des criminels et des oligarques.
- Voilà ce que la cité fait, dit-il.
- Quand à ceux, repris-je, qui respectent l'autorité des gouvernants, on les invective en les traitant d'hommes serviles et de vauriens, mais les gouvernants qui passent pour des gouvernés, et les gouvernés qui passent pour des gouvernants, ce sont eux auxquels on accorde du respect. N'est-il pas inévitable que dans une telle cité l'esprit de liberté s'étende à tout ?
- Si nécessairement.
Et que s'il se propage, cher ami, continuai-je, jusqu'à l'intérieur des maisons privées, de telle sorte qu'au bout du compte l'anarchie s'implante même chez les animaux sauvages ?»

La République. Platon. Flammarion (2002)

dimanche 9 novembre 2014

«Ce qui est drôle aussi, c'est que lorsqu'il analyse de prétendus rêves télépathiques, il [Freud] ne semble pas s'apercevoir que tous ceux qu'il cite tournent autour de la même chose : une grossesse, des accouchements, une femme qui  n'arrive pas à avoir d'enfants.  Des transmissions dans la pensée de la reproduction.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

vendredi 7 novembre 2014

«Papaoutez-vous ! c'est partout...
Les Académies entières s'empapaoutent à tour de nouilles, se fêtent et se perpètent... mais que moi je risque un mot de travers : "Tiens, cette môme-là, par exemple, je lui filerais bien un centimètre" ! Cataclysses ! J'y passe ! pire qu'au trou du Ciel ! pire qu'après vingt "forteresses" ! c'est qu'un cri dans les pissotières !
- Avez-vous ouï ce fou ruteur ? vrai ? est-ce possible ? ce pire-que-tout ?»

Féerie pour une autre foisLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1995)

jeudi 6 novembre 2014

«Au-dessus de cette sphère, vit le monde artiste. Mais là encore les visages marqués du sceau de l'originalité, sont noblement brisés, mais brisés, fatigués, sinueux. Excédés par un besoin de produire, dépassés par leurs coûteuses fantaisies, lassés par un génie dévoreur, affamés de plaisir, les artistes de Paris veulent tous regagner par d'excessifs travaux les lacunes laissées par la paresse, et cherchent vainement à concilier le monde et la gloire, l'argent et l'art. En commençant, l'artiste est sans cesse haletant sous le créancier ; ses besoins enfantent les dettes et ses dettes lui demandent des nuits. Après le travail, le plaisir. Le comédien joue jusqu'à minuit, étudie le matin, répète à midi ; le sculpteur plie sous sa statue ; le journaliste est une pensée en marche comme le soldat en guerre ; le peintre en vogue est accablé d'ouvrages , le peintre sans occupations se ronge les entrailles s'il se sent homme de génie. La concurrence, les rivalités, les calomnies assassinent ces talents. Les uns désespérés, roulent dans les abîmes du vice, les autres meurent jeunes et ignorés pour s'être escompté trop tôt leur avenir. Peu de ces figures, primitivement sublimes, restent belles. D'ailleurs la beauté flamboyante de leurs têtes demeure incomprises. Un visage d'artiste est toujours exorbitant, il se trouve toujours en dessus ou en dessous des lignes convenues pour ce que les imbéciles nomment le beau idéal. Quelle puissance les détruit ? La passion. Toute passion à Paris se résout par deux termes : or et plaisir.»

La fille aux yeux d'orHonoré de Balzac. Librairie Générale Française (1972)

mercredi 5 novembre 2014

Talens réunis (21)


«Quand d'une effrayante manière
Un jour la tête la première
Votre honnête homme de papa
Tout au milieu des fossés se baigna,
On dit que quelqu'un demandât,
Ce qui pourrait moins vous déplaire
Que sa chute il recommença
Ou qu'un âne encore vous fit faire
Ce saut qui tant nous amusa.
Votre réponse alors fut et modeste et fière :
Qu'il n'arrive rien à mon père ;
Je consens à montrer, monsieur, ce qu'on voudra.
S'il plait à Dieu, la chose arrivera ;
Et votre choix nous montrera 
Et son coeur et joli derrière.»




A la même, le jour de son mariage.

Oui sans doute un joli visage,
Même entre amis est bien venu.
On s'en aime un peu davantage
Un baiser en est mieux reçu.
Un jour, un âne trop sauvage
vous dévoila, comme on a su.
Lors l'amitié prudente et sage
regretta tant de bien perdu.
De ce jour, votre mariage
Dans notre esprit fut résolu.
Aujourd'hui l'amour fait usage
De tout ce bien que l'on a vu.


Oeuvres badines du Comte de Caylus avec figures. [Anne-Claude-Philippe de Tubières-Grimoard de Pestels de Levis]. Visse (1787)

«Personne n'atteint d'emblée à la frivolité. C'est un privilège et un art, c'est la recherche du superficiel chez ceux qui s'étaient avisés de l'impossibilité de toute certitude en ont conçu le dégoût : c'est la fuite loin des abîmes qui étant naturellement sans fond ne peuvent mener nulle part.»

Précis de décomposition. Emile-Michel Cioran. Gallimard Tel (1977)

mardi 4 novembre 2014

«Comme nous voyons des terres oisives, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut s'assujettir et employer à certaines semences, pour notre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pièces de chair informes, mais que pour faire une génération bonne et naturelle, il les faut embesogner d'une autre semence : ainsi est-il des esprits, si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et les contraigne, il se jettent déréglés, par-ci, par-là, dans le vague champ des imaginations.

Les Essais : De l'Oisiveté. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

lundi 3 novembre 2014


«Lake était né dans l'Ohio, avait étudié à Paris et Rome, enseigné en Equateur et au Japon. C'était un expert en art reconnu, et l'on se demandait, intrigué, pour quelles raisons, depuis dix hivers, Lake avait choisi d'aller s'enterrer à Saint-Bart'. Bien qu'il possédât le caractère morose du génie, il manquait d'originalité et il le savait ; ses peintures donnaient toujours l'impression d'être des copies merveilleusement intelligentes, bien qu'on ne pût jamais dire exactement la manière qu'il avait essayé de contrefaire. Sa connaissance approfondie de techniques innombrables, son indifférence aux "écoles" et aux "tendances", sa haine des charlatans, la conviction qu'entre une aquarelle prétentieuse d'hier, et, mettons, le néo-platonisme conventionnel ou le non-objectivisme banal d'aujourd'hui, il n'y avait aucune espèce de différence, et que rien à part le talent individuel n'avait d'importance, ces conceptions faisaient de lui un professeur peu ordinaire. Saint-Bart' n'était pas particulièrement satisfait ni des méthodes de Lake ni des résultats de celles-ci, mais on le gardait parce qu'il était élégant de compter au moins un phénomène dans les professeurs.»

PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)

dimanche 2 novembre 2014

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (1)



13

«Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire.»

La Société du Spectacle. Guy Debord. Éditions Gallimard (1992)
«L'homme connait aujourd'hui une condition difficile et navrante. Il est balancé au gré des vents, emporté comme un fétu de paille. La perversité de la notion de hasard majore sans [son] anxiété, devant les mystères toujours plus profonds et lointains de la nature. La religion offrait autrefois à ces maux une solution bénéfique. Aujourd'hui, plus rien.
Le mirage a disparu. L'homme se voudrait Dieu alors qu'il n'est qu'un homme.
La science ne résout rien.
La psychologie, dans sa diversité, n'explique pas tout. Elle est incapable de tenir ses promesses et ne peut contraindre le problème posé aux générations nouvelles. La cosmologie et la biologie scientifique en sont à leurs balbutiements. Ils entrebâillent seulement leurs portes, par lesquelles on voudrait en hâte tout engouffrer. L'humanisme scientifique, ayant l'homme pour objet, se voudrait dégagé des abstractions, et n'offre encore que des perspectives limitées.
Devant cette incertitude, l'amour est soumis à des variations. Rien que le doute, le mensonge, l'affabulation, le dégoût. L'amour s'est égaré, il a fait fausse route. Il est soi-disant sorti de l'ornière, alors qu'il a seulement quitté la tradition. Il n'est plus divin, il est devenu diabolique.»

La Sexualité dans le mariage. Docteur N.-H. Bernières. Agence Parisienne de Distribution. [1964]

samedi 1 novembre 2014

«Inamovible basse-taille des choeurs, il se trouve à l'Opéra, prêt à y devenir soldat, Arabe, prisonnier, sauvage, paysan, ombre, pat[t]e de chameau, lion, diable, génie, esclave, eunuque noir ou blanc, toujours expert à produire de la joie, de la douleur, de la pitié, de l'étonnement, à pousser d'invariables cris, à se taire, à chasser, à se battre, à représenter Rome ou l'Egypte ; mais souvent, in petto, mercier. A minuit, il redevient bon mari, homme, tendre père, il se glisse dans le lit conjugal, l'imagination encore tendue par les formes décevantes des nymphes de l'Opéra, et fait ainsi tourner, au profit de l'amour conjugal, les dépravations du monde et les voluptueux ronds de jambe de la Taglioni*.»

La fille aux yeux d'or. Honoré de Balzac. Librairie Générale Française (1972)

*Marie Taglioni (1804-1884) grande ballerine romantique

vendredi 31 octobre 2014

«Coucou surtout à Viollet-le-Duc que nous retrouverons plus loin, pierre de cathédrale angulaire, restaurateur exemplaire de la pétrification des styles. Traducteur architectural du socialo-syncrétisme, gérontologue de l'urbanisme, injecteur de cellules fraîches dans les vieilles pyramides gothiques. Auteur surtout d'une formule parfaite, une sorte de palindrome métaphysique où toute la religion des temps modernes s'exprime avec une économie de mots admirables lorsqu'il explique que restaurer un édifice, "c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné"... Projet qui sera mis en prose, en vers, en petites épopées, en romans. Le complet, l'état complet n'ayant jamais existé et n'ayant guère de chance d'exister jamais, c'est à une non-existence avérée, un néant prouvé, attendu sous son surnom d'Harmonie" que se délèguent toutes les prières qui bruissent dans le roulement des années. Ce sera raté, on le sait bien, ce sera pire encore qu'avant, mais comment rebrousser chemin maintenant ? »

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

jeudi 30 octobre 2014

«Je suis toujours jeune dans mes rêves : j'ai entre seize et vingt-deux ans ou vingt-trois ans. Pourquoi ? Selon mon interprétation pour deux raisons  : 
1. Parce que je refuse de vieillir et de mourir et parce que, encore maintenant, j'ai envie de dire Monsieur et j'ai du mal à tutoyer un homme à partir de quarante ans, car j'ai l'impression que c'est lui mon aîné, d'où ce sentiment de non-communication avec les gens un petit peu plus jeunes que moi ou de mon âge que je considère faire partie d'une génération plus vieille, ce qui ne m'empêche pas de ne pas me sentir en accord avec les jeunes gens, qui font partie également d'une autre génération : mais depuis que je me souviens je n'ai jamais été en communication avec les jeunes, surtout quand j'étais jeune.
2. Puis, j'ai dix-sept ans dans mes rêves, pare que tous les problèmes d'existence et de connaissance se sont formulés plus nettement et m'ont assailli lorsque j'avais cet âge, et qu'ils sont là encore, toujours pas résolus, mais peut-on trouver des solutions aux problèmes fondamentaux ?»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

mercredi 29 octobre 2014

Proposition

«Lorsque je considère  le produit des beaux-arts, je ne saurais m'empêcher de gémir sur la partialité que la nature a montrée ! Un peintre, un graveur peuvent faire deux ouvrages qui les enrichissent, ou du moins qui les mettent dans l'aisance, et l'homme de lettres, dont les sublimes productions sont infiniment au-dessus des tableaux et des gravures, reste pauvre, même en réussissant ! Rousseau est resté pauvre, après l'Émile, après l'Héloïse, deux sublimes tableaux ! Et d'ou vient-il ?... Ah ! je le sais ! C'est que le gouvernement, insensible à la gloire des lettres, à l'avantage qu'elles procurent, tolère les infâmes contrefacteurs qu'il devait punir des galères, ou d'une condamnation aux travaux publics... Réunissez-vous, gens de lettres, contre ces misérables, contre ces brigands ! Demandez justice de ces destructeurs de votre gloire, de ces dévastateurs de votre subsistance!...
Mais nombre d'entre vous n'ont-ils rien à se reprocher ? Que voit-on journellement ? Des paresseux, avides de gain, s'emparer des productions d'autrui ; les remettre en recueils, les uns sous une forme d'almanach ; les autres sous celle d'une bibliothèque entière ! Quel moyen facile de s'enrichir, sans talent, sans mérite, sans travail, tandis que le véritable auteur languit ! Je proposerais au gouvernement, de faire des anciens auteurs excellents, la récompense des auteurs vivants remplis de mérite, laborieux et sans fortune : ainsi l'on donnerait à celui-ci Corneille ; à celui-là Racine ; Molière, à l'un ; le Télémaque à un autre ; La Fontaine appartiendrait à vie à tel écrivain ; Voltaire serait le partage de quatre, etlrst*. Et si un contrefacteur s'avisait de les voler, l'auteur propriétaire aurait son recours non seulement contre lui, mais contre tous les débitants qui vendraient la contrefaçon. Il serait tenu de donner son édition à un prix fixe. Mais le contrefacteur serait puni corporellement, outre l'amende, qui deviendrait considérable, par la contribution que seraient obligés d'y faire tous les débitants. Voilà un moyen de soutenir la littérature et les lettres !»

Les Nuits de Paris ou le spectateur nocturneRétif de la Bretonne. Gallimard (1986)


* Et le reste...

mardi 28 octobre 2014

La folie (folia) de Roland


«Toute la nuit il erra dans la forêt, et lorsque percèrent les premiers rayons du soleil, il se retrouva, conduit par sa mauvaise fortune, vers cette même fontaine où était gravée l'inscription de Médor. A la vue de ces vers qui traçaient sur le rocher la preuve de l'affront qu'il avait reçu, sa colère déborde ; elle enflamme tellement son coeur, qu'il n'y a plus de place pour d'autre sentiment que la haine, la rage et la fureur. Aussitôt il tire son épée du fourreau.
Il brise le rocher et détruit ainsi les vers qu'il porte ; il en fait jaillir les éclats jusqu'aux nues. Malheur à la grotte ! Malheur aux arbres où se lisaient les noms d'Angélique et de Médor ! Ce qui reste d'eux aujourd'hui ne donnera plus d'ombrage ni de fraîcheur aux bergers et aux troupeaux. Sa colère n'épargne pas davantage cette fontaine naguère si limpide et si pure. 
Les rameaux, les racines, les troncs, les pierres, les mottes de terre tombent comme la grêle dans ces flots limpides troublés jusqu'au fond de manière à perdre pour jamais leur pureté et leur limpidité. A la fin, épuisé de fatigue, le corps baigné de sueur, hors d'haleine, et ses forces ne secondant plus sa fureur, sa haine furieuse et son ardente colère, il tombe sur le sol et pousse des soupirs vers le ciel. 
L'horrible douleur qui l'accable l'a fait tomber haletant sur l'herbe ; sans dormir, sans prendre de nourriture, il reste étendu et immobile, les yeux fixés vers le ciel. Le soleil achève trois fois sa révolution et il est toujours à la même place. Sa fureur gronde et s'accroît de plus en plus jusqu'à lui faire perdre la raison. Le quatrième jour, sa fureur est portée à son comble, il arrache ses armes de dessus son corps.
Il jette d'un côté son casque, de l'autre son bouclier ; il fait voler au loin son haubert et plus loin encore le reste de son armure.Tous ces objets sont épars sur tous les points de la forêt ; puis il déchire ses habits, il laisse à découvert son ventre, sa poitrine velue, son dos, son corps tout entier. Alors se produisirent les accès d'une folie si étrange et si épouvantable que jamais on n'en verra de semblable.
Sa fureur et sa rage sont portées à un tel degré, qu'un trouble universel s'empare de ses membres ; il ne songe nullement à garder dans sa main sa redoutable épée, il l'aurait employée, je pense, à de merveilleux exploits. Mais avec son étonnante vigueur il n'a besoin ni d'épée, ni de hache, ni de masse ; il donne en effet une preuve incontestable de sa force prodigieuse en déracinant un grand pin d'un seul coup.
Il arrache même deux autres arbres aussi élevés, comme si c'eut été du fenouil, des hièbles ou de l'anet. Les hêtres, les chênes, les ormes antiques, les sapins, les charmes ne lui résistent pas davantage. Ce que fait un oiseleur pour nettoyer un champ où il tendra ses filets, en arrachant les joncs, les genêts ou les orties, Roland le  fait des arbres les plus antiques et les plus vigoureux.»

Roland furieux. Arioste. Flammarion (1982)

lundi 27 octobre 2014

Talens réunis : textes (20)


Saint-Cloud, le 20 août 1690

«... Ci-joint toutes les chansons que l'on chante en ce moment. Elles ne sont pas précisément élogieuses pour notre bon roi d'Angleterre. Et vous verrez en les lisant que tout en aimant le roi et en détestant le Prince d'Orange les gens de ce pays-ci estiment celui-ci plus que l'autre, comme le prouve les chansons. Jeudi dernier nous avions ici le pauvre roi et la reine. Celle-ci était bien sérieuse, tandis que lui était très gai... J'entendis dans la calèche un dialogue qui m'a bien divertie. Monsieur selon son habitude, parlait de ses joyaux et de ses meubles et finit par dire au roi :
- Et V. M. qui avoit tant d'argent, n'aves-vous pas fait faire et accommoder quelque belle maison ?
- De l'argent, dit la reine, il n'en avoit point je en luy ai jamais veu un sou !
Le roi réplique :
- J'en avoit, mais je n'ai point achettes des piereries ny meubles, ny n'ai point fait accommoder de maisons, je l'ai tout employes, à faire bâtir de beaux vaisseaux, fondre des canons et faire des mousquets.
- Ouy, dit la reine, cela vous a servi de beaucoup et cela a tout estes contre vous.
Et le conversation en resta là.
Si la prophétie du dernier roi d'Angleterre est vraie, le bon roi Jacques ne pourra pas même faire un bon saint. Mme de Porsmouth, que nous avions ici il y a quelques jours, m'a en effet raconté que le feu roi avait coutume de dire : "Vous voyez bien mon frère, quand il sera roy, il perdra son royaume par zelle pour sa religion, et son ame pour de vilaines genipes. Car il n'a pas assez de goût pour en aimer de belles." Et la prophétie s'accomplit déjà : les royaumes sont à vau-l'eau et l'on prétend qu'à Dublin il avait deux affreux laiderons avec lesquels il était toujours fourré... Plus on voit ce roi, plus on apprend de choses sur le compte du prince d'Orange et plus on excuse ce dernier et on le trouve digne d'estime. Vous penserez peut être qu'on revient toujours à ses premières amours.» 

Lettres de Madame duchesse d'Orléans, née princesse Palatine. Mercure de France : Le temps retrouvé. (1981)