dimanche 31 mai 2015

Résonances contemporaines (11)

«L'importance convient aux sots. Mais on ne naît point sot ; non que je croie que tous les hommes naissent égaux ou semblables ; tout au contraire je crois qu'il y a une perfection de chacun, qui lui est propre, et qui absolument belle et louable, sans qu'il y ait lieu de décider, lequel vaut le mieux d'un berger parfait ou d'un ingénieur parfait ; ces comparaisons n'ont point de sens. Tout homme est parfait autant qu'il développe sa nature ; et tout homme est sot autant qu'il imite. Et comme l'importance se gonfle de tout ce que les circonstances lui apportent, et fait jabot de tout, il faut dire que l'importance rend sot. C'est pourquoi je n'injurie en ces chapitres aucune nature de l'homme ; je n'en ai qu'à des outres vides.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

samedi 30 mai 2015

«La jalousie est un défaut, dit-on ; il ne faut pas être jaloux, ce n'est pas beau d'être jaloux. C'est la jalousie qui tient le monde. L'être humain est jaloux dès le premier jour de sa naissance ; les chats sont jaloux, les chiens sont jaloux, les colombes sont jalouses, le tigre est jaloux comme un tigre. Les fleurs sont jalouses, et les arbres ; Dieu est jaloux. On est jaloux parce qu'on ne peut pas vivre sans amour. Elle est jalouse parce qu'un seul être peut lui donner de l'amour, d'un seul être elle peut accepter l'amour qu'elle ne peut pas ne pas exiger de cet être. On ne peut la frustrer d'amour. On ne peut l'empêcher de respirer, on ne peut pas ne pas l'aimer, ce serait la tuer de ne pas l'aimer. C'est donc pour cela que je suis obligé de l'aimer. Bien sûr, on doit avoir de la jalousie, la jalousie ne doit pas nous avoir. Tout est affaire de mesure.
Mais est-ce ma faute si elle a un coeur plus grand qu'elle-même ? Elle a plus de passion qu'elle ne peut en contenir. Elle est comme une rivière qui déborde parce que son lit est trop étroit.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (4)


43

«Alors que dans la phase primitive de l'accumulation capitaliste "l'économie politique ne voit dans le prolétaire que l'ouvrier", qui doit recevoir le minimum indispensable pour la conservation de sa force de travail, sans jamais le considérer "dans ses loisirs, dans son humanité", cette position des idées de la classe dominante se renverse aussitôt que le degré d'abondance atteint dans la production des marchandises exige un surplus de collaboration de l'ouvrier. Cet ouvrier, soudain lavé du mépris total qui lui est clairement signifié par toutes les modalités d'organisation et de surveillance de la production, se retrouve chaque jour en dehors de celles-ci apparemment traité comme une grande personne, avec une politesse empressée, sous le déguisement du consommateur. Alors l'humanisme de la marchandise prend en charge "les loisirs de l'humanité" du travailleur, tout simplement parce que l'économie politique peut et doit maintenant dominer ces sphères en tant qu'économie politique. Ainsi "le reniement achevé de l'homme" a pris en charge la totalité de l'existence humaine.»

La Société du SpectacleGuy Debord. Éditions Gallimard (1992)

jeudi 28 mai 2015

L'Éblouissement des prémisses (incipit 1)

«Ça a été plus fort que moi, je me suis mis à noter cette histoire de mes premiers pas dans la carrière de la vie, alors que j'aurais pu m'en passer. Une chose dont je suis sûr : jamais plus je ne me mettrai à écrire  mon autobiographie, quand bien même je vivrais centenaire. Il faut être ignoblement amoureux de sa propre personne pour écrire sans honte sur soi-même. Je ne me trouve qu'une seule excuse, c'est que je n'écris pas pour ce qui fait écrire tout le monde, à savoir les louanges du lecteur. Si l'idée m'est soudain venue de noter mot pour mot tout ce qui m'est arrivé depuis l'année dernière, elle m'est venue à la suite d'une nécessité intérieure : tellement je suis sidéré par ce qui s'est accompli. Je ne note que les événements, m'écartant à toute force de ce qui n'a pas de rapport, et surtout -des beautés littéraires ; le littérateur écrit pendant trente ans et, à la fin, il se demande bien pourquoi il a écrit pendant tellement d'années. Je ne suis pas un littérateur, je ne veux pas être un littérateur, et traîner sur leur marché littéraire l'intérieur de mon âme et la belle description des sentiments, je prendrais ça pour une chose indécente et ignoble. Non sans dépit, je pressens pourtant que, semble-t-il, c'est impossible de se passer complètement de descriptions, des sentiments et de réflexions (même peut être vulgaires) : tant est perverse sur l'homme l'influence de toute activité littéraire, quand bien même elle ne serait entreprise que pour soi seul. Ces réflexions, elles, elles peuvent même être vulgaires parce que ce à quoi vous accordez vous-même beaucoup de prix n'en a peut être, c'est très possible, aucun aux yeux d'autrui. Mais, tout ça, laissons. N'empêche, voilà une préface ; plus tard, il n' y aura plus rien de ce genre-là. Au travail ; il n'y a rien de plus compliqué que de commencer un travail, n'importe lequel, et même si ça se trouve,le travail en général.

L'Adolescent. Fédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)

mardi 26 mai 2015

Épiphanie artefactuelle (13)


Le poème 
Se fait chalut

Dans lequel se prend 
On ne sait quoi,

Qui n'existe pas
En dehors de lui

Et qui restera 
Vivant en lui,

A la fois vibrant
Et figé.


Art poétiqueGuillevic. Editions Gallimard (1989) 

lundi 25 mai 2015

«2 novembre 1914

Je ne sais pas l'heure, je ne sais plus l'heure, je n'ai plus la notion du temps autrement que par le soleil et l'obscurité. Il fait grand jour  et beau jour, le ciel d'automne est lumineux, s'il n'est plus bleu. Je l'aperçois par-dessus le remblai de terre et de cailloux de la tranchée, et mon sac me sert de fauteuil, mes genoux touchent à la paroi pierreuse : il y a juste la place de s'asseoir et la tête arrive au niveau du sol. Près de moi j'ai mon fusil, dont le quillon se transforme en porte-manteau pour accrocher la musette et le bidon. Dans le bidon il reste un peu de bière, dans la musette il y a du pain, une tablette de chocolat, mon couteau, mon quart et ma serviette. A ma gauche, le dos énorme d'un camarade qui fume en silence me cache l'extrémité de la tranchée ; à droite un autre, couché à moitié, roupille dans son couvre-pieds. Le bruit affaibli des conversations, le cri d'un corbeau, le son d'un obus qui file par instants vers les lignes françaises troublent seuls le silence. Nous sommes sales comme des cochons, c'est à dire blancs, comme des meuniers, car cette terre est comme de la farine : tout est blanc, la peau, le visage, les ongles, la capote, les cartouchières, les souliers.»

Paroles de poilus : lettres et carnets du front 1914-1918. Etienne Tanty. Radio France (1998)

dimanche 24 mai 2015

Coïto ergo sum

Notre philosophe a un problème avec la reproduction de l'espèce. Ce qu'il évite, ce n'est pas le sexe, c'est la conséquence c'est à dire la prolifération  de l'humain, cette volonté aveugle de persévérer dans son être, ce que Schopenhauer appelait la Volonté (avec majuscule), cette fureur de se perpétuer, qui dépasse nos volontés et nos pulsions individuelles. [Ce qui est dégoûtant, c'est le conatus, j'oserais dire le cunnatus*.] Toute espèce vivante veut grouiller, l'humanité n'y échappe pas. Mais en tant qu'individus, par un espèce de miracle, nous pouvons déclarer forfait. Cela s'appelle chasteté qui n'est pas négation du plaisir mais de la génération.
Qu'il vienne de l'intellect ou du bas-ventre, un plaisir en vaut un autre. Mais le sexe a ceci de particulier qu'il agite l'individu pour le profit de l'espèce. Nous nous bouchons les oreilles pour ne pas entendre dans nos discours amoureux, dans nos romances les plus raffinées, comme une basse continue, le mugissement de la Vie qui réclame son dû.
Dans le coït, l'homme se rabaisse au niveau de l'animal non parce qu'il y prend du plaisir mais parce qu'il obéit à son instinct de reproduction.
Il existe un moyen d'échapper à cette triste destinée.
C'est la philosophie.»

* Mot composé de conatus (effort de persévérer dans son être) et de cunnus (sexe féminin). 

La Vie sexuelle d'Emmanuel KantJean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2000)

Sur la vocation de l'enseignement...

«Jusqu'en 1914, Kozyr avait été instituteur de village. En 1914, il partit pour la guerre dans un régiment de dragons, et en 1917 il était nommé officier. Et l'aube du 14 décembre 1918, sous l'étroite fenêtre de la chaumière, trouva Kozyr colonel de l'armée de Petlioura, et personne au monde (et Kozyr moins que quiconque) n'aurait pu dire comment cela s'était produit. Or cela s'était produit parce que la guerre s'était révélée à lui, Kozyr, une véritable vocation, alors que l'enseignement n'avait été qu'une longue et grossière erreur. C'est bien d'ailleurs, ce qui arrive le plus souvent dans notre existence. Pendant vingt ans de suite, un homme accomplit une tâche quelconque -par exemple enseigner le droit romain-, et la vingtième-et-unième année, il s'aperçoit soudain qu'il n'a que faire du droit romain, qu'il n'y a même jamais rien compris et qu'il n'aime pas ça, et qu'en réalité, il est un fin jardinier et brûle d'amour pour les fleurs. Cela vient, probablement,  de l'imperfection de notre organisation sociale, qui fait que bien souvent, c'est seulement vers la fin de leur vie que les gens trouvent leur véritable place. Kozyr la trouva, lui, à quarante-cinq ans. Jusque-là, il n'avait été qu'un mauvais instituteur, brutal et ennuyeux.»

La Garde blancheMikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)

samedi 23 mai 2015

«Après la première rencontre, muette et si légère, de ses lèvres tendres d'adolescent avec la peau plus tendre encore de la fillette -là-haut, dans le pommier, avec seulement ce voisin mignon, l'écureuil arizonien, égaré, les épiant à travers le feuillage- rien ne parut changé en un sens, et, par ailleurs, tout était perdu.»

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

vendredi 22 mai 2015

Deuxième partie de la soirée des Talens réunis du 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes.

dimanche 17 mai 2015

«Écoutez-les nos voix qui montent des usines
Nos voix de prolétaires qui disent y en a marre
Marre de se lever tous les jours à cinq heures
Pour prendre un car un train parqués comme du bétail
Marre de la machine qui nous saoule la tête
Marre du chefaillon, du chrono qui nous crève
Marre de la vie d'esclave, de la vie de misère
Écoutez-les nos voix elles annoncent la guerre

Nous sommes les nouveaux partisans
Francs-tireurs de la guerre de classe
Le camp du peuple est notre camp
Nous sommes les nouveaux partisans

Regardez l'exploité quand il rentre le soir
Et regardez les femmes qui triment toute leur vie
Vous qui bavez sur nous, qui dites qu'on s'embourgeoise
Descendez dans la mine à 600 mètres de fonds
C'est pas sur vos tapis qu'on meurt de silicose
Vous comptez vos profits, on compte nos mutilés
Regardez nous vieillir au rythme des cadences
Patrons regardez-nous, c'est la guerre qui commence

Nous sommes les nouveaux partisans
Francs-tireurs de la guerre de classe
Le camp de peuple est notre camp
Nous sommes les nouveaux partisans

Et vous les gardes-chiourmes de la classe ouvrière
Vous sucrer sur note dos, ça ne vous gêne pas
Vos permanents larbins nous conseillent la belote
Et parlent en notre nom au bureau du patron
Votez, manipulez, recommencez Grenelle
Vous ne nous tromperez pas, maintenant ça marche plus
Il ny a que deux camps, vous n'êtes plus du nôtre
À tous les collabos, nous on fera la guerre

Nous sommes les nouveaux partisans
Francs-tireurs de la guerre de classe
Le camp de peuple est notre camp
Nous sommes les nouveaux partisans

Baladez-vous un peu dans les foyers putrides
Où on dort par roulement quand on fait les trois huit
La révolte qui gronde au foyer noir d'Ivry
Annonce la vengeance des morts d'Aubervilliers
C'est la révolte aussi au cœur des bidonvilles
Où la misère s'entasse avec la maladie
Mais tous les travailleurs immigrés sont nos frères
Tous unis avec eux ont vous déclare la guerre

Nous sommes les nouveaux partisans
Francs-tireurs de la guerre de classe
Le camp de peuple est notre camp
Nous sommes les nouveaux partisans

La violence est partout, vous nous l'avez apprise
Patrons qui exploitez et flics qui matraquez
Mais à votre oppression nous crions résistance
Vous expulsez Kader, Mohamed se dresse
Car on n'expulse pas la révolte du peuple
Peuple qui se prépare à reprendre les armes
Que des traîtres lui ont volé en 45
Oui bourgeois contre vous, le peuple veut la guerre

Nous sommes les nouveaux partisans
Francs-tireurs de la guerre de classe
Le camp de peuple est notre camp
Nous sommes les nouveaux partisans»

Les nouveaux partisans. Dominique Grange (1968)
«C'est bientôt l'été. D'habitude on passe le mois de juillet avec maman à la mer, le mois d'août avec papa dans les Cévennes. Rituel immuable, mis en place depuis leur séparation, je devais avoir six ans. L'été 81 ne se passe pas comme ça. Tandis que ses amis vivent, j'imagine, un été assez joyeux - c'est quand même la première fois depuis 1936 que la gauche accède au pouvoir, tous les espoirs sont permis-, Robert, mon père, se réveille difficilement d'un coma de plusieurs semaines. On appelle cela un coma de troisième degré. Au mois d'avril -ou était-ce début mai ? Je me rends compte que j'ignore la date exacte-, il a essayé de mettre fin à ses jours en avalant tout ce qu'il avait sous la main. En principe, m'expliquent les médecins par la suite, il aurait dû y parvenir. Il n'avait à peu près aucune chance de survivre à l'absorption d'une dose aussi massive de médicaments.»

Le Jour où mon père s'est tuVirginie Linhart. Editions du Seuil (2008)
«- Tu te rappelles... ? Un jour, tu as nagé tellement longtemps qu'on croyait que t'étais noyé. Et après, tu es parti dans ta chambre. Je ne me souviens pas de ce qu'on t'avait dit , mais je croyais que tu pleurais. Alors on m'a couchée - j'avais Annette, à ce moment-là, tu te rappelles ? Et dès qu'elle a été sortie, je me suis levée et je suis allée dans ta chambre. Tu ne pleurais pas du tout, et tu ne dormais pas, et moi, je suis venue dans ton lit avec toi.
Elle dit encore une fois, mais comme pour elle seule :
- Tu te rappelles ?
Elle baissa la tête et regarda ces jours qui n'étaient plus.
- Je ne voulais pas que tu pleures.  J'avais envie de t'embrasser. J'aimais bien aussi toucher tes cheveux...
Elle s'arrêta et rougit violemment. Les jours d'autrefois ne sont jamais finis. Ils sont près de nous et ils nous accompagnent. A la dérobée, elle regarda son frère.»

Mano l'archange. Jacques Serguine. Editions Gallimard (1962)

samedi 16 mai 2015

«[...] et cette bonne supérieure m'a dit cent fois que personne n'aurait aimé Dieu comme moi ; que j'avais un coeur de chair et les autres un coeur de pierre. Il est sûr que j'éprouvais une facilité extrême à partager son extase, et que dans les prières qu'elle faisait à haute voix, quelquefois il m'arrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d'inspiration, une partie de ce qu'elle aurait dit elle-même. Les autres l'écoutaient en silence où la suivaient ; moi je l'interrompais, ou je la devançais, ou je parlais avec elle ; je conservais très longtemps l'impression que j'avais prise, et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose, car, si l'on discernait dans les autres qu'elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle qu'elle avait conversé avec moi.»

La Religieuse. Denis Diderot. Editions Flammarion (2009)

jeudi 14 mai 2015

«- Je sais, je sais, se répondit Hélène à elle-même, c'est l'estime. Tu le sais, Serioja, dit-elle d'un ton significatif à la capote rouge, en levant un doigt, je n'ai aucune estime pour toi. Effrayée soudain de ce qu'elle venait de dire, elle fut en même temps effrayée de sa solitude, et désira qu'il fût là, près d'elle, à l'instant même. Tant pis pour l'estime, tant pis pour cette chose essentielle, pourvu qu'en cet instant pénible, il soit ici. Il est parti.»

La Garde blancheMikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)
«Lettre

Nous avons travaillé jusqu'ici en vain, madame ; la reine vous hait, et le duc d'Anjou appréhende de la fâcher. J'en suis au désespoir pour vos intérêts. Vous m'en pourriez bien consoler, madame, si vous vouliez, et je vous en conjure de la vouloir : puisque l'aigreur naturelle de la mère difficile et la faiblesse de son fils ont ruiné tous mes desseins, il faut prendre d'autres mesures. Aimons-nous, madame, cela est déjà fait de mon côté ; et si le duc d'Anjou vous eût aimée, je vois bien que je me fusse brouillé avec lui, parce que je n'aurais pu résister à l'inclination que j'ai pour vous. Je ne doute pas, madame, que la différence ne vous choque d'abord ; mais défaites-vous de votre ambition, et vous ne vous trouverez pas si malheureuse que vous pensez ; et je suis assuré, madame, que quand le dépit vous aura jetée entre mes bras,l'amour vous y retiendra.»

Histoire amoureuse des Gaules. Bussy-Rabutin. Garnier-Fammarion (1967)

lundi 11 mai 2015

Résonances contemporaines (10)

«Mais c'est une disposition commune de crier contre les petits maux et de supporter les grands maux en silence et stupeur.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

dimanche 10 mai 2015

«Sa femme Mme Puta, ne faisait qu'un avec la caisse de la maison, qu'elle ne quittait pour ainsi dire jamais. On l'avait élevée pour qu'elle devienne la femme d'un bijoutier. Ambition de parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir. Le ménage était heureux en même temps que la caisse était propère. Ce n'est point qu'elle fût laide, Mme Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d'autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu'elle s'arrêtait au bord de la beauté comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain, des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs. On s'agaçait à démêler ce qu'il y avait de trop calculé dans cet être et les raisons de la gêne qu'on éprouvait en dépit de tout, à son approche. Cette répulsion instinctive qu'inspirent les commerçants à ceux qui les approchent et qui savent, est une des très rares consolations qu'éprouvent d'être aussi miteux qu'ils le sont ceux qui ne vendent rien à personne.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

samedi 9 mai 2015


Première partie de la soirée des Talens réunis du 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes.
«J'observe en mes voyages cette pratique, pour apprendre toujours quelque chose, par la communication d'autrui (qui est la plus belle des écoles qui puisse être) de ramener toujours ceux, avec qui je confère, aux propos des choses qu'ils savent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de' venti,
Al bifolco dei tori, et le sue piaghe
Conti'il guerrier, conti'l pastor gli armenti.
[Que le nautonnier se borne à parler de vents
Le laboureur des taureaux,
Et le guerrier à compter ses blessures
Et le berger ses troupeaux.]


Les Essais : Un trait de quelques ambassadeurs. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

vendredi 8 mai 2015

«On s'empara de la charmante fille, on l'enferma, on lui dit qu'elle était coupable, on lui intima une confession générale, et une pénitence qui devait durer jusqu'à la fin de sa vie. Elle reçut l'absolution de ses péchés de notre cardinal Pozzobonelli, grand pontife du rite  ambrosien, qui lui conférant le sacrement de la confirmation, lui changea le nom de Thérèse qu'elle avait reçu aux fonts du baptême, en celui de Marie-Magdelaine, voulant par là indiquer le sûr chemin du salut éternel imitant la pénitence de sa nouvelle patronne, dont jusqu'à ce moment-là, elle avait fait la vie.»

Histoire de ma vieJacques Casanova de Seingalt. Bouquins Robert Laffont (2006)

Le dilemme de la pensée contre l'action

«Parce que, chez ceux qui savent se venger, ou qui savent se défendre, en général - comment cela se passe-t-il ? Eux, dès qu'ils sont possédés, disons, par l'idée de vengeance, ils n'ont plus rien en eux que leur idée  aussi longtemps qu'ils n'atteignent pas leur but. Un monsieur de ce genre vous fonce droit droit au but, comme un taureau furieux, cornes baissées, il n'y a guère qu'un mur qui vous l'arrêtera. (A propos : devant ce mur, ce genre de messieurs, je veux dire les hommes spontanés et les hommes d'action, ils s'aplatissent le plus sincèrement du monde. Pour eux, ce mur n'est pas un obstacle comme, par exemple pour nous, les hommes qui pensons, et qui, par conséquent, n'agissons pas. ; pas un prétexte pour rebrousser chemin, prétexte auquel nous réservons le meilleur accueil. Non, ils s'aplatissent de tout coeur. Le mur agit sur eux comme un calmant, une libération morale, comme quelque chose de définitif, quelque chose même, je peux dire, de mystique... Mais plus tard avec le mur.) Eh bien, c'est cet homme spontané que je considère, moi, comme l'homme le plus normal, tel que l'imaginait sa tendre mère -la nature- quand elle le mit au monde. Cet homme-là, j'en suis jaloux jusqu'à m'en faire tourner la bile. Il est idiot, nous n'en discuterons pas, mais qui vous dit qu'un homme normal ne devrait pas être un idiot - qu'en savez-vous ?»

Les Carnets du sous-sol. Fédor Dostoïevski. Babel - Actes Sud (1992)

mardi 5 mai 2015

«Mais elle vint dans l'angle du salon où il se tenait, lui demanda s'il connaissait quelques-uns des convives, s'il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il n'en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant, il n'osait pas lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.»

L'Éducation sentimentaleGustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)

lundi 4 mai 2015

Ressemblance avec une historiette racontée par Giacomo Casanova...

«Otway, dans la Venise sauvée, introduit le sénateur Antonio et la courtisane Naki au milieu des horreurs de la conspiration du marquis de Bedmar. Le vieux sénateur Antonio fait auprès de sa courtisane toutes les singeries d'un vieux débauché impuissant et hors du bon sens ; il contrefait le taureau et le chien, il mord les jambes de sa maîtresse, qui lui donne des coups de pied et des coups de fouet.»

Lettres philosophiques. Voltaire. Garnier-Flammarion (1964)

dimanche 3 mai 2015

«Lui faire admettre qu'un être a besoin de son indépendance, que, comme disait Rilke, le plus beau cadeau que l'on puisse faire à celui qu'on aime, c'est la liberté, c'est pour elle impensable : elle ne comprend pas les mots indépendance, d'autonomie, de quelque chose à soi que l'on a besoin de conserver. Elle n'éprouve pas ce besoin, elle ne sait pas ce que veut dire l'indépendance, puisqu'elle est tout à l'autre, et que l'autre est tout à elle. J'ai un besoin vital de liberté : elle ne peut comprendre cela, puisque pour elle, il n'y a de liberté qu'à deux.» 

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)
«C'était une chose instructive que de placer côte à côte Ada Veen et Grace Erminine qui avait le même âge qu'elle : la pâle teinte du petit-lait et l'incarnat ardent de la bonne santé : crins noirs et longs de la jeune sorcière et des cheveux châtains coupés à la Ninon ; le regard grave et velouté de mon amour, et le pétillement bleu des yeux de Grace derrière ses lunettes à monture en corne ; les cuisses nues de la première et les longs bas rouges de l'autre ; la jupe gitane et le costume marin. Ce qui était encore plus instructif, c'était de constater à quel point la physionomie assez neutre de Greg se retrouvait , transposée trait pour trait dans l'aura géminale de sa soeur, où elle acquérait un semblant de beauté féminine (laquelle d'ailleurs n'altérait aucunement l'intime ressemblance entre le matelot et la matelote).»

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

samedi 2 mai 2015

«J'embrasse Piram ! Je l'embrasse... y a que lui qu'a du coeur !... il pleure sa petite garce ! et ce qu'elle s'en fout ! planquée ! planquée !... sa petite maîtresse ! ô gué ! ô gué ! on est tous cocus ! rigodon ! brroum ! que tout s'écroule, ça serait fantastique !»

Féerie pour une autre foisLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

Fin des Muses galantes...

«A mon grand soulagement, j'ai terminé mon livre sur Molière. J'ai remis le manuscrit le 5. Ce travail m'a complètement épuisé et a absorbé toute ma substance. Je ne saurais même plus dire combien d'années, si l'on remonte à l'époque où j'ai commencé à travailler à la pièce, je vis dans le Paris fantomatique et féerique du XVIIe siècle. A présent je lui dis adieu, probablement pour toujours.»

Lettre à Nicolas Boulgakov. Mikhaïl Boulgakov. Préface de La vie de Monsieur de Molière. Editions Robert Laffont (1993)

Après les Talens réunis


Annonce de l'arrêt de l'émission radiophonique d'Aimable Lubin : Les Muses galantes lors de l'été 2015. La Petite Boutique Fantasque avec Jeanne Tympa et Jean patin restent sur l'antenne de radio-radio (www.radio-radio.net).

vendredi 1 mai 2015

Épiphanie artefactuelle (12)


«Tu sais qu'en écrivant
Tu vas apprendre.

Si tu croyais ne rien apprendre
Tu n'écrirais pas.

Chaque fois
Tu sais que tu vas saisir
Un embryon de définitif.

Tu ressembles
Au pêcheur qui attend

De tenir bientôt 

Du vivant»

Art poétiqueGuillevic. Editions Gallimard (1989) 

Réminiscence personnelle (2)

«Vendredi 20 novembre 1914

Voilà le réveil. Il gèle dehors. Au sortir de mes rêves de la nuit, devant ce joli temps de gel, et à me retrouver ici je sens revenir le cafard. C'est si triste, et rien que d'entendre les conversations de mes voisins, ça me met hors de moi ! - Quand je songe combien ces premiers froids sont charmants sur l'avenue de Paris, au Parc, sur le chemin de la Sorbonne - Ô la bonne Bibliothèque ! si chaude avec ses bouquins. Ici on crève comme un animal, dans la misère physique, intellectuelle. Hélas ! Je n'attends qu'une lettre. - Les Boches et le Froid c'est trop !»

Paroles de poilus : lettres et carnets du front 1914-1918. Etienne Tanty. Radio France (1998)

Résonances contemporaines (9)

«La Rome de ces temps offre le spectacle des multiples abus enchevêtrés les uns dans les autres, et dérivant d'une oligarchie en pleine dégénérescence et d'une démocratie à ses débuts encore, mais déjà rongée aux vers en son germe. A n'en juger que par les noms que les deux factions se sont données, les "grands" (optimates) tendent à faire prévaloir la volonté des meilleurs : les "populaires" (populares) n'ont égard qu'à la cité toute entière : mais dans la réalité, on ne trouverait à Rome ni une aristocratie complète, ni un peuple constitué et se régissant lui-même. Des deux côtés, on se bat pour une ombre : des deux côtés, il n'y a que des rêveurs ou des hypocrites. La gangrène politique a fait partout un égal ravage : la nullité est égale dans les deux camps.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)