samedi 30 août 2014

Résonances contemporaines (6)

«Comme au fond du système purement capitaliste, il n'y a qu'immoralité croissante, la société et la communauté romaines vont se corrompant jusqu'à la moelle ; chez elles, l'égoïsme le plus effréné prend la place de l'humanité et de l'amour de la patrie. Sans doute, dans une partie plus saine de la nation, on ressentait vivement le mal ; les haines instinctives de la foule, aussi bien que la prudence et les dégoûts de l'homme d'Etat, entraient en révolte contre les prêteurs de profession, contre cette industrie si longtemps pourchassée par la loi, et aujourd'hui encore punie par sa lettre vaine. Nous lisons ceci dans une comédie du temps :
"Vraiment, je vous mets tous dans le même sac, vous et eux [prostituteurs et banquiers] ! Eux, du moins, ils tiennent leur marchandise en lieu caché ; vous, vous étalez en plein Forum. Ils écorchent dans leurs tanières les gens qu'ils ont séduits, vous les écorchez sur votre comptoir à usures ! Le peuple a-t-il assez voté de lois contre vous ? Mais aussitôt votées aussitôt violées : vous y trouverez quelque fêlure ! Ce n'est pour vous qu'eau bouillante qui bientôt refroidit !" [Plaute : Curculio ou le parasite]»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)


vendredi 29 août 2014

«A travers d'autres reproches, d'autres prétextes, ce que ne peuvent plus supporter les contemporains, Louis-Sébastien Mercier, Voltaire et avec eux la foule anonyme, c'est l'attitude d'irrespect catholique envers la mort. Qui a permis ce tableau insensé, ce bric-à-brac, cette allégorie, ces accumulations flottantes : les putains au milieu des cadavres eux-mêmes à fleur de terre, les boutiques, les trafics, les chiens, les enfants, les écrivains publics, la vie quotidienne, les transactions prostitutionnelles, les coïts la nuit tout près des caveaux. La vie en somme, la vie. Qui ne doit pas être mise en équivalence, en ressemblance, ni en contiguïté avec la mort. Sinon elles croulent l'une dans l'autre, sans cesse, se contaminent, se dédoublent, aboutissent à une sorte de calembour général, un jeu d'humour noir, un tripot hanté, un quiproquo de vaudeville. La vie... Ils diront tous la vie au 19e siècle, presque tous, avec un tremblement sacré, la ferveur de ceux qui ne peuvent plus aller plus loin. Dans l'effondrement des valeurs, c'est là qu'ils croiront en reconnaître une pour reconstruire un monde.
Le 19e est l'entrée de la mort dans sa pompe. De la mort cessant d'être un des masques entre autres de la vie, elle-même jusque là laissée vaguement en friche parce qu'elle n'était considérée que comme du semblant. De la Mort donc prenant sa majestueuse majuscule d'Autre en majesté. Devenant la Déesse noire de la nuit, la Reine du Léthé consacré. Intraversable désormais. Non transitoire. Définitive. Et bourrée de secrets. Eclairée comme une question. Sphinx à interroger. Gardienne du Temple. Diseuse de la bonne aventure de la vérité. Magique. Cartomancienne automate de la foire sacrée. Ordinateurs à horoscopes authentiques.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

Dix ans, et un peu plus, de Muses galantes : images animées (3)




Ce court métrage a été présenté lors de la 222ème émission des Muses galantes (émission de culture baroque diffusée sur 106.8 Mhz et www.radio-radio.net ) qui ont eu lieu au Théâtre du Pont-Neuf (Toulouse) le 14  février 2010, jour de la Saint-Valentin. Cet événement a donné lieu à l'article suivant : http://www.ladepeche.fr/article/2010/03/06/790827-baroque-attitude-fm.html
Sandy Viguier a prêté sa voix à Mademoiselle de Lespinasse pour la lecture de ses lettres amoureuses au comte Guibert. Cette correspondance est remarquable car elle passe par toutes les étapes de l'amour : de la passion au dépit. La musique est d'Aurore Lerat à la voix et à l'accordéon (La Foire aux chapeaux). Vincent Meunier est à la guitare et au violoncelle et a fait aussi les arrangements.
«Il y a trois voyages possibles pour ceux qui ne supportent pas Paris : celui artificiel, où vous amène la drogue ; celui réel et ascétique qui vous amène à Katmandou et celui enfin charnel et spirituel qui surgit de la décision de renoncer à la ville, à ses pompes et à ses oeuvres, qui vous ramène comme moi en Périgord.»

Les évadés : le bonheur de vivre, ils l'ont trouvé en province, et pour eux Paris n'existe plus... Jacques Meunet. Propos recueilli par J.-P. Chavent. Périgord Magazine  n°102 (novembre 1973)

jeudi 28 août 2014

«Les trois points bleus sont les trois Rois d'Orion... Songez qu'ils brillaient pareillement quand vous étiez petite... et qu'en ce temps-là, on vous a peut être raconté, comme à moi, que ces trois Rois célestes sont les âmes glorieuses des trois Mages qui vinrent adorer l'Enfant Jésus, jadis, dans sa crèche... On vous a raconté cela, ou d'autres histoires aussi belles... et vous les croyiez toutes, aveuglément, délicieusement... Vous aviez la foi... et c'était bon d'avoir la foi... très bon... si bon que l'ayant vous ne pouviez pas être tout à fait malheureuse... Voilà pourquoi par des nuits aussi belles, il faut regretter le passé, tout le passé.»

Les Petites Alliées. Claude Farrère. Société d'Editions Littéraires et Artistiques. Librairie Paul Ollendorff [s. d.]

En route vers "La Jeune-Fille"

«L'agressivité ou l'amour se traduisent par des investissements passionnels déroutés vers le média, entre autre ce qui s'achète. C'est une originalité de notre civilisation. L'agressivité primitive ou infantile est la seule. Ne change tout au long de l'aventure humaine, que la façon de l'exprimer ou de la sublimer. L'image finale pour aujourd'hui serait celle du consommateur consommé par le fétiche ou ce qui est factice si vous préférez.”

Jean Fourton. Propos recueillis par René Monichon. Périgord Magazine  n°102 (novembre 1973)

mardi 26 août 2014

Talens réunis : textes (8.2)



«Cependant Nicodème, qui ne savoit rien de ces nouveaux incidents, alla le soir même voir Javotte, sa vraie maîtresse, et ayant mis des canons blancs, s'étant bien frisé et bien poudré, il y arriva en chaise, fort gai, retroussant sa moustache et gringottant un air nouveau. Il rencontra dans la salle la mère et la fille, toutes deux bourgeoisement occupées à ourler quelque linge pour achever le trousseau de l'accordée. Le froid accueil qu'elles lui firent le surprit un peu, et, commençant la conversation par l'ouvrage qu'elles tenoient : Certes, ma bonne maman, lui dit-il, votre fille vous aura bien de l'obligation, car je me doute bien que ce linge à quoi vous travaillez est pour elle. La prétendue belle-mère lui répondit assez brusquement : Oui, monsieur, c'est pour elle ; mais il vous passera bien loin du nez, je vous trouve bien hardi de venir encore céans, après nous avoir voulu affronter. Là, là, ma fille est jeune et ne manquera pas de partis ; nous ne sommes pas des personnes à aller plaider à l'officialité pour avoir un gendre. Allez trouver votre maîtresse à qui vous avez promis mariage ; nous ne voulons pas être cause qu'elle soit déshonorée. Nicodéme, encore plus étonné, jura qu'il n'avoit aucun engagement qu'avec sa fille. Vraiment (reprit aussitôt la procureuse), il nous en feroit bien accroire si nous n'avions de quoi le convaincre ; et, appelant la servante, elle lui dit : Julienne, allez quérir un papier là-haut sur le manteau de la cheminée, que je lui fasse voir son bec jaune. Quand il fut apporté : Tenez (dit-elle), voyez si je parle par cœur ! Nicodéme pensa tomber de son haut en le lisant, car il connoissoit le cœur de Lucrèce, et il ne pouvoit concevoir qu'une si fière personne voulût plaider à l'officialité pour avoir un mari. Il savoit qu'elle n'avoit reçu la promesse qu'en riant et sans fonder sur cela aucune espérance ni dessein de mariage ; aussi n'en avoit-elle point parlé depuis, de sorte qu'il s'imagina que cela n'étoit point fait par son ordre ; il dit donc à sa belle-mère : Voilà une pièce que quelque ennemi me joue ; s'il ne tient qu'à cela, je vous apporte dès demain une main levée de cette opposition par-devant notaires. 

Je n'ai que faire (répondit-elle) de notaires ni d'avocats ; je ne veux point donner ma fille à ces débauchés et à ces amoureux des onze mille vierges. Je veux un homme qui soit bon mari et qui gagne bien sa vie. 

Nicodème, qui ne trouvent pas là grande satisfaction, d'ailleurs impatient de savoir la cause de cette brouillerie, prit congé d'elle peu de temps après. Il ne fut pas assez hardi pour saluer, en sortant, sa maîtresse de la manière qu'il est permis aux amants déclarés. Pour Javotte, elle se contenta de lui faire une révérence muette ; mais en se levant elle laissa tomber un peloton de fil et ses ciseaux, qui étoient sur sa jupe. Nicodème se jette aussitôt avec précipitation à ses pieds pour les relever ; Javotte se baisse, de son côté, pour le prévenir ; et, se relevant tous deux en même temps, leurs deux fronts se heurtèrent avec telle violence, qu'ils se firent chacun une bosse. Nicodème, au désespoir de ce malheur, voulut se retirer promptement ; mais il ne prit pas garde à un buffet boiteux qui étoit derrière lui, qu'il choqua si rudement qu'il en fit tomber une belle porcelaine, qui étoit une fille unique fort estimée dans la maison. Là-dessus, la mère éclate en injures contre lui. Il fait mille excuses et en veut ramasser les morceaux pour en renvoyer une pareille ; mais, en marchant brusquement avec des souliers neufs sur un plancher bien frotté et tel qu'il devoit être pour des fiançailles, le pied lui glissa, et comme en ces occasions on tâche à se retenir à ce qu'on trouve, il se prit aux houppes des cordons qui tenoient le miroir attaché ; or, le poids de son corps les ayant rompus, Nicodème et le miroir tombèrent en même temps. Le plus blessé des deux, néanmoins, ce fut le miroir, car il se cassa en mille pièces, Nicodème en fut quitte pour deux contusions assez légères. La procureuse, s'écriant plus fort qu'auparavant, lui dit : Qui m'amène ici ce ruine-maison, ce brise- tout ? et se met en état de le chasser avec le manche du balai. Nicodème, tout honteux, gagne la porte de la salle ; mais, étant en colère, il l'ouvrit avec tant de violence, qu'elle alla donner contre un théorbe qu'un voisin avoit laissé contre la muraille, qui fut entièrement brisé. Bien lui en prit qu'il étoit tard, car en plein jour, au bruit que faisoit la procureuse, la huée auroit fait courir les petits enfants après lui. Il s'en alla donc également rouge de honte et de colère ; et, à cause de l'heure, ne pouvant rien faire ce soir-là, il se résolut d'attendre au jour d'après à voir Lucrèce. 

Le lendemain donc, voulant y aller en bon ordre, il demanda sa belle garniture de dentelle, qui lui fut apportée, à la réserve du rabat, qui se trouva manquer. Il envoya son laquais pour le chercher chez sa blanchisseuse, qui répondit par ce truchement qu'elle ne l'avoit point. Comme Nicodème étoit bon bourgeois et bon ménager, il alla le chercher lui-même ; il fouilla et renversa tout son linge sale, et il trouva à la fin ce qu'il cherchoit et même ce quïl ne cherchoit pas. Car il faut savoir que cette blanchisseuse, nommé dame Roberte, blanchissoit aussi la maison de Lucrèce et y étoit fort familière. Or, comme il remuoit ce linge sale, voyant une chemise de femme assez haute en couleur, il lui demanda en riant si c'étoit une chemise de Mlle Lucrèce. Dame Roberte lui répondit avec une grande naïveté : Vraiment nenni, ce n'en est pas ; Mlle Lucrèce est maintenant la plus propre fille qu'il y ait à Paris ; depuis plus de trois mois je ne vois pas la moindre tache à son linge, il est presque aussi blanc quand je le prends que quand je le reporte. Et comment se porte-t-elle ? lui dit Nicodème. Dame Roberte lui répondit avec la même ingénuité : La pauvre fille est toute mal bâtie ; quand je vais chez elle le matin, je la trouve qui a des vomissements et de si grands maux de cœur et d'estomac, qu'elle ne peut durer lacée dans son corps de jupe ; elle est toujours avec ses brassières de satin blanc. Toutefois cette pauvre fille ne se plaint pas et cache si bien son mal, qu'on ne sait pas même au logis qu'elle soit malade ; l'après-dînée elle reçoit son monde comme si de rien n'étoit : c'est la meilleure âme et la plus patiente créature qui se puisse voir. Nicodème remarqua ces paroles ingénues, et, changeant de dessein, au lieu d'aller voir Lucrèce, il alla consulter un médecin et un de ses amis du barreau ; enfin il se douta de la vérité, et son imagination alla encore au delà; car il s'imagina que, pour remédier au mal de Lucrèce, ses parents avoient formé cette action afin de la lui faire épouser. Il crut aussi que, pour couvrir sa faute, elle leur avoit fait entendre qu'il avoit abusé d'elle sous la promesse de mariage qu'il lui avoit sottement donnée. Il avoit appris de ses amis qu'il avoit consultés, et il le pouvoit savoir lui-même, puisque c'étoit son métier, que son affaire étoit mauvaise; qu'une fille enceinte, fondée en promesse de mariage, seroit plutôt crue en justice que lui, et que, quelques serments qu'il fît du contraire, il ne détruiroit point la présomption qu'on auroit que ce ne fût de ses œuvres. 

D'ailleurs Lucrèce étoit belle et avoit beaucoup d’amis de gens de robe, qui lui pouvoient faire gagner sa cause, quelque mauvaise qu'elle fût, outre qu'elle étoit si discrète en apparence qu'il ne la pouvoit pas convaincre d'aucune débauche, quoique sa coquetterie fût publique. Il résolut donc de sortir de cette affaire à quelque prix que ce fût avant qu'elle éclatât tout à fait ; car il s'imaginoit que sitôt qu'il auroit conjuré cet orage et levé cette opposition, il renouerait aisément avec les parents de Javotte, de laquelle il étoit amoureux au dernier point , et certainement, si on eût connu son foible, il lui en eût coûté bon. Il employa quelque temps à chercher des connoissances pour faire parler sous main à l'oncle de Lucrèce, n'osant pas y aller en personne, de peur d'un amené sans scandale. Il y trouva quelque accès par le moyen d'un ami qui connoissoit Villeflatin,le plénipotentiaire et le grand directeur de cette affaire, qui écouta volontiers ses propositions. 

Cependant Lucrèce étoit demeurée dans un grand embarras ; elle craignoit tous les jours de plus en plus que son mal secret ne devînt public, et, voyant bien qu'il ne falloit plus avoir d'espérance au marquis, elle se résolut tout de bon de ménager l'affaire que le hasard et la promptitude de ce procureur lui avoient préparée. Ce qui la fit encore plus tôt résoudre, c'est qu'elle avoit prêté l'oreille à une consultation qui s'étoit faite chez son oncle sur une pareille espèce, où l'affaire avoit été décidée en faveur d'une fille qui étoit en une semblable agonie. Elle prit donc en main sa promesse pour la porter à son oncle, et le prier, en lui demandant pardon de sa faute, de lui faire réparer son honneur. Mais, hélas ! en ce moment, elle avoit deux étranges répugnances : l'une de découvrir sa faute, et l'autre d'en charger un innocent, ce qui étoit pourtant nécessaire en cette occasion.» 

Le Roman BourgeoisAntoine Furetière. Editions Gallimard (1981)

Talens réunis : textes (8.1)



«La passion du marquis étant un peu refroidie par la jouissance, il fit réflexion sur la sottise qu'il alloit faire s'il exécutoit la parole qu'il avoit donnée à Lucrèce. Outre le tort qu'il faisoit à sa maison en se mésalliant, il voyoit tous ses parents animés contre lui, qui lui feroient perdre les grands biens sans lesquels il ne pouvoit soutenir l'éclat de sa naissance. Il voyoit, d'un autre côté, que, si Lucrèce plaidoit contre lui en vertu de sa promesse de mariage, cela lui feroit une très fâcheuse affaire : car, outre que ces sortes de procès laissent toujours quelque tache à l'honneur d'un honnête homme, à cause qu'il est accusé en public de trahison et de manquement de parole, les événements en sont quelquefois douteux, et avec quelque avantage qu'on en sorte, ils coûtent toujours très cher. Il se résolut donc d'user de stratagème pour se tirer de ce mauvais pas où son amour trop violent l’avoit engagé.Pour cet effet il mena sa maîtresse à la foire Saint- Germain, et, lui disant qu'il lui vouloit donner le plus beau cabinet d'ébène qui s'y trouveroit, il la pria de le choisir et d'en faire le prix. Elle fit l'un et l'autre, et de plus elle le remercia de sa libéralité. Le marquis prit le soin de le lui faire porter chez elle ; mais auparavant il commanda secrètement au marchand d'y faire des clefs doubles, dont il garda les unes par-devers lui et il fit livrer les autres à Lucrèce avec le cabinet. Soudain qu'elle eut ce présent, elle y serra avec joie ses plus précieux bijoux, et ne manqua pas surtout d'y mettre sa promesse de mariage qu'elle avoit du marquis. 

Quand il fut sur son départ, ayant dessein de retirer sa promesse, il alla chez Lucrèce à une heure où il savoit qu'elle n'étoit pas au logis ; il y entra familièrement comme il avoit accoutumé, et, feignant d'avoir quelque chose d'importance à lui dire, il demanda permission de l'attendre dans sa chambre. Etant là, il se trouva bientôt seul, et alors, avec la clef qu'il avoit par-devers lui, il ouvrit le cabinet, et, trouvant la promesse, s'en saisit, sans que Lucrèce, quand elle fut arrivée, s'aperçût d'aucune chose. Elle n'avoit même reconnu ce vol que peu de jours avant ce procès que venoit de former Villeflatin contre Nicodème, et n'en avoit pas encore soupçonné le marquis ; mais quand elle vit que son absence duroit, qu'il ne lui écrivoit point et que sa promesse étoit perdue, elle ne douta plus de sa perfidie. Dans son déplaisir, elle ne trouva point de meilleur remède à son affliction que d'entretenir avec plus de soin ses autres conquêtes. Or, comme il falloit qu'elle se mariât avant qu'on s'aperçût de ce qu'elle avoit tant de sujet de cacher, elle commença à s'affliger moins du zèle indiscret de son voisin, qui lui cherchoit un mari malgré elle par les voies de la justice. 

Elle attendit donc avec patience le succès de cette affaire, raisonnant ainsi en elle-même que, si elle gagnoit sa cause, elle gagnoit un mari dont elle avoit grand besoin, et si elle la perdoit, elle pourroit dire (comme il étoit vrai) qu'elle n' avoit point approuvé cette procédure et qu'on l' avoit commencée à son insu, ce qu'elle croyoit être suffisant pour mettre son honneur à couvert. Aussi bien il n'étoit plus temps de délibérer; la promptitude du procureur avoit fait tout le mal qui en pouvoit arriver ; la matière étoit déjà donnée aux caquets et aux railleries; il falloit voir seulement où cela aboutîroit. 

Villeflatin, la revenant voir le soir, lui dit qu'elle lui donnât sa promesse. La honte ne l'ayant pas encore fait résoudre, elle fit semblant de l'avoir égarée et lui dit même qu'elle craignoit qu'elle ne fût perdue. Vous auriez fait là (reprit-il) une belle affaire. Or sus, trouvez-la au plus tôt, cependant que ce mariage est arrêté; il ne peut passer outre au préjudice de nos défenses ; mais la faudra bien avoir pour la faire reconnoître. Dites-moi cependant : n'a-t-il point eu d'autres privautés avec vous, n'y a-t-il point eu de copule ? Dites hardiment ; cela peut servir à votre cause. Dame, en ces occasions il faut tout dire ; on n'y seroit pas reçu par après. 

Lucrèce rougit alors avec une confusion qui n'est pas imaginable et qui l'empêcha de faire aucune réponse. Elle fut tellement surprise de cette grosse parole, qu'elle fut toute prête à lui avouer son malheur, dont elle croyoit qu'il se fût déjà aperçu, de la sorte qu'il la traitoit. Elle l'alloit prier en même temps de s'entremettre auprès de son oncle et de sa tante pour obtenir le pardon de sa faute. Villeflatin crut que sa rougeur venoit de ce qu'il lui avoit demandé assez crûment une chose dont un homme plus civil que lui se seroit informé avec plus d'honnêteté ; de sorte que, sans la presser davantage, il la loua de sa pudeur, lui disant : Soyez aussi sage à l'avenir comme vous avez été jusqu'ici, et vous reposez sur moi de cette affaire.»

Le Roman BourgeoisAntoine Furetière. Editions Gallimard (1981)
«Nous devrions transformer les églises en temples consacrés à Vénus et élever une statue à Havelock Ellis, l'Hercule moral qui a, en partie, réussi à nettoyer ces écuries d'Augias, qu'est le cerveau de l'homme blanc.»

Mort d'un héros (Tome II). Richard Adlington. Albin Michel éditeur (1931)

«- Car je pense qu'on ferait un rapprochement approprié en comparant l'ensemble de cette alimentation et de cette diète à la composition mélodique et au chant produits sur la totalité du registre harmonique et incorporant tous les rythmes, n'est-ce pas ?
- Si bien sûr.
- Ici, en effet la variété engendre la maladie, tandis que la simplicité dans la musique engendre la modération dans l'âme, et dans la gymnastique elle produit la santé pour le corps, n'est-ce pas vrai ?»

La République. Platon. Flammarion (2002)

lundi 25 août 2014

«A voir ces fonctionnaires sûrs du lendemain que sont les ouvriers de nos arsenaux ou nos instituteurs se dire communistes, on évoque naturellement La Fayette, Mirabeau et d'autres beaux esprits libéraux qui payèrent de leur tête leur snobisme d'avant-garde.»

Hiver caraïbe : documentairePaul Morand. Ernest Flammarion éditeur (1929)

dimanche 24 août 2014

Talens réunis : textes (7.2)

«Nous avons laissé Ragotin assis sur le pommeau d'une selle, fort empêché de sa contenance et fort en peine de ce qui arriverait de lui. Je ne crois pas que le défunt Phaéton, de malheureuse mémoire, ait été plus empêché après les quatre chevaux fougueux de son père que le fut alors notre petit avocat sur un cheval doux comme un âne ; et, s'il ne lui en coûta  pas la vie comme à ce fameux téméraire, il faut s'en prendre à la fortune sur les caprices de laquelle j'aurais un beau champ pour m'étendre si je n'étais obligé en conscience de le tirer vitement du péril où il se trouve ; car nous en aurons beaucoup à faire tandis que notre troupe comique sera dans la ville du Mans.
Aussitôt que l'infortuné Ragotin ne se sentit qu'un pommeau de selle entre les deux parties de son corps qui étaient les plus charnues et sur lesquelles il avait accoutumé de s'asseoir, comme font tous les autres animaux raisonnables ; je veux dire qu'aussitôt qu'il se sentît n'être assis que sur fort peu de choses, il quitta la bride en homme de jugement et se prit aux crins du cheval qui se mit aussitôt à courre. Là-dessus la carabine tira. Ragotin crut en avoir au travers du corps ; son cheval crut la même chose et broncha si rudement que Ragotin en perdit le pommeau qui lui servait de siège, tellement qu'il pendit quelques temps aux crins du cheval, un pied accroché  par son éperon à la selle et l'autre pied et le reste du corps attendant le décrochement de ce pied accroché pour donner en terre, de compagnie avec la carabine, l'épée et le baudrier, et la bandoulière. Enfin le pied se décrocha, ses mains lâchèrent le crin et il fallut tomber ; ce qu'il fit bien plus adroitement qu'il n'avait monté. Tout cela se passa à la vue des carrosses qui s'étaient arrêtés pour le secourir ou plutôt pour en avoir le plaisir.»

Le Roman comiquePaul Scarron. Flammarion (1981)

«La jeune fille détestait devoir le prier (il roulait souvent plusieurs heures d'affilée) de stopper devant un bouquet d'arbres. Elle s'irritait toujours de la surprise feinte avec laquelle il lui demandait pourquoi. Sa pudeur était ridicule et démodée, elle le savait. A son travail, elle l'avait maintes fois constaté, on se moquait d'elle et on la provoquait délibérément à cause de sa décence. Elle rougissait toujours d'avance à l'idée qu'elle allait rougir. Elle désirait se sentir à l'aise dans son corps, sans soucis ni anxiété, comme savaient l'être la plupart des jeunes femmes qu'elle côtoyait. Elle avait même inventé, pour son usage personnel, une méthode originale d'autopersuasion : elle se répétait que tout être humain reçoit en naissant un corps parmi des millions d'autres corps prêts-à-porter, comme si on lui attribuait un logement pareil à des millions d'autres dans un immense building ; le corps est donc une chose fortuite et impersonnelle ; rien qu'un article d'emprunt et de confection. Voilà ce qu'elle se répétait sous toutes les variations possibles, mais sans pouvoir s'inculquer cette façon de sentir. Ce dualisme du corps et de l'esprit lui était étranger. Elle se confondait trop avec son corps pour ne pas ressentir celui-ci avec anxiété.

Risibles amours. Milan Kundera. Gallimard (1986) 

samedi 23 août 2014

Projet Poubelle-bis (18)

«- Toi et moi, nous sommes conscrits. Quarante ans, Auguste, c'est l'âge où on est aimé des jeunes filles.
- Pas au village, monsieur Milan. Il faut savoir comment les choses se passent par ici. Une mignonne, une délicate, une qui rit avec les yeux (ça vous serre le coeur), une qui se moque de vous en montrant les dents et en secouant ses cheveux, une vraie belle, tout le monde la veut. C'est bien normal, c'est tellement beau une belle fille. Elle n'a que l'embarras du choix. Alors elle prend un homme qui lui fera la vie facile, un fonctionnaire, un employé de banque, un gendarme ou bien le fils d'un propriétaire, - enfin un homme qui ne l'obligera pas à travailler, qui la laissera dormir tant qu'elle voudra, qui ne se fâchera pas si, à midi, en rentrant du travail, il la trouve encore au lit ; il se réjouira, au contraire, en pensant qu'elle est toute chaude sous les draps.
- Toute chaude, répète Milan.
- Mais elle ne veut pas d'un jardinier qui n'a même pas de terre à lui, qui cultive le jardin des autres qui l'obligera à se lever à l'aube pour faire la soupe et soigner les bêtes, qui lui demandera même, par les grandes sécheresses, de l'aider à arroser. D'un homme qui lui ôtera, en un an, dix ans de jeunesse.
- Ici, monsieur Milan, les plus belles sont comme des plumes, comme du duvet, le vent les emporte tout de suite, et, pour les hommes comme moi, il ne reste que les os. Je ne veux pas d'un os.»

Les mauvais coups. Roger Vailland. Editions du Sagittaire (1948)

mercredi 20 août 2014

«Barbara n'était plus une enfant mais pour moi elle n'était pas encore une grande personne, elle était une grande fille et mon seul problème était que je n'étais pas encore aussi grand qu'elle.»

L'Amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)

lundi 18 août 2014

Projet Poubelle-bis (17)

«Marié très jeune, et après trois mois de mariage ne vivant plus auprès de sa femme qu'il aimait, il fut désespéré quand elle demanda le divorce et fort long à s'en remettre : il ne pouvait se résoudre à quitter personne. Il était pourtant très amoureux d'une autre qu'il épousa, à peine libre, et qu'il aima tendrement mais aussitôt de beaucoup plus loin, toujours en voyage et emmenant tour à tour toutes les amies de sa femme qui le sut, et jusqu'à sa première femme qui ne s'était pas consolée de ne plus le voir. Il fut ainsi conduit jusqu'à un second divorce, qui lui fit beaucoup de peine. Cette fois, il jura de s'amender, de renoncer à tout, et avant de passer la porte, sa femme pleura avec lui. Au même instant il avait une liaison avec une petite vendeuse dont les mains sentaient l'eau de Cologne et dont la peau était douce comme le miel, et il jetait quelques jalons vers la femme d'un général, encore belle, qu'il avait vue si majestueuse dans une réception officielle, qu'il rêvait du visage qu'elle pouvait avoir en d'autres occasions. Le second divorce fut prononcé, la générale succomba, la petite vendeuse pensa faire un beau mariage, et la tendresse aidant, il épousa à nouveau sa première femme : sûr enfin d'avoir réparé tous ses torts, rajeuni, heureux, il eut une douzaine d'aventures plus compliquées et plus exquises les unes que les autres, quand il mourut.»

Le Bonheur du jour. José Cabanis. Editions Gallimard(1960)

Talens réunis : textes (7.1)

«A peine se mettait-il à table pour dîner qu'on avertit que les carrosses approchaient. Il vola à son cheval sur les ailes de son amour, une grande épée à son côté et une carabine en bandoulière. Il n'a jamais voulu déclarer  pourquoi il allait à une noce avec une si grande munition d'armes offensives, et la Rancune même, son cher confident, ne l'a pu savoir. Quand il eut détaché la bride de son cheval, les carrosses se trouvèrent si près de lui qu'il n'eut pas le temps de chercher de l'avantage pour s'ériger en petit Saint-Georges. Comme il n'était pas fort bon écuyer et qu'il ne s'était pas préparé à montrer sa disposition devant tant de monde, il s'en acquitta de fort mauvaise grâce, le cheval étant aussi haut de jambes qu'il en était court. Il se guinda pourtant vaillamment sur l'étrier et porta la jambe droite de l'autre côté de la selle, mais les sangles, qui étaient un peu lâches, nuisirent beaucoup au petit homme, car la selle tourna sur le cheval quand il pensa monter dessus. Tout allait pourtant bien jusque-là, mais la maudite carabine qu'il portait en bandoulière et qui lui pendait au col comme un collier, s'était mise malheureusement entre ses jambes, sans qu'il s'en aperçut, tellement qu'il s'en fallait que son cul ne touchât au siège de la selle, qui n'était pas fort rase, et que la carabine traversait depuis le pommeau jusqu'à la croupière. Ainsi il ne se trouva pas à son aise et ne put pas seulement toucher les étriers du bout des pieds. Là-dessus les éperons qui armaient ses jambes courtes se firent sentir au cheval en un endroit où jamais éperon n'avait touché. Cela le fit partir plus gaiement qu'il n'était nécessaire à un petit homme qui ne posait que sur une carabine. Il serra les jambes, le cheval leva le derrière et Ragotin, suivant la pente naturelle des corps pesants, se trouva sur le col du cheval et s'y froissa le nez, le cheval ayant levé la tête pour une furieuse saccade que l'imprudent lui donna, mais pensant réparer sa faute, il lui rendit la bride. Le cheval en sauta, ce qui fit franchir au cul du patient toute l'étendue de la selle et le mit sur la croupe, toujours la carabine entre les jambes. Le cheval, qui n'était pas accoutumé d'y porter quelque chose, fit une croupade qui remit Ragotin en selle. Le méchant écuyer resserra les jambes et le cheval releva le cul encore plus fort, et alors le malheureux se trouva le pommeau entre les fesses, où nous le laisserons comme sur un pivot pour nous reposer un peu ; car, sur mon honneur, cette description m'a plus coûté que tout le reste du livre et encore n'en suis-je pas trop bien satisfait.»

Le Roman comiquePaul Scarron. Flammarion (1981)

Préfiguration du μfilm : "Champs de coquelicots, métaphore"

«C'est elle, Cypris, qui triomphe, grâce à ses artifices de femme. Ce sont des générations entières qu'elle prodigue en proie à cet Ogre ; puis, sans se lasser elle fait surgir de nouvelles races d'hommes et de femmes. C'est Elle qui gonfle les reins des hommes d'un intolérable fardeau de semence. Elle qui assoiffe la matrice. Elle qui crée l'implacable désir et l'infinie passion et impose l'acte qui donne la vie ; Elle qui guide le soc effilé et robuste dans le tendre sillon qui s'ouvre et qui l'accueille ; Elle qui enfle le ventre blanc et plat, et qui, une fois son but atteint, cruelle et traîtresse envers l'instrument, arrache dans d'intolérables angoisses, à la chair maternelle palpitante, le faible fruit de l'homme. Toutes les pensées, toutes les émotions et tous les désirs des hommes et des femmes adultes tournent autour d'Elle, et seuls les amis de la Mort sont ses ennemis. Vous pouvez la déjouer par l'ascétisme, vous pouvez contrarier ses desseins -qui écrira la légende nouvelle de l'arbre à caoutchouc, présent subtil de la Mort ?-. Mais si vous adorez la vie, vous êtes contraint de l'adorer, [...].»

Mort d'un héros (Tome II). Richard Adlington. Albin Michel éditeur (1931)

dimanche 17 août 2014

«J'aime surtout le Jardin de Bérénice parce que cela "date" et que c'est le charme des livres que de fixer un moment perdu à jamais.»

Hiver caraïbe : documentairePaul Morand. Ernest Flammarion éditeur (1929)
«Il y a toujours le désir qu'un petit groupe arrive à changer les choses. Ça été un petit moment - la Nouvelle Vague. un tout petit moment. Si j'ai un peu de nostalgie, c'est ça. Trois personnes, Truffaut, moi et Rivette, certains oncle comme Rohmer, Melville, Leenhardt... C'étaient trois garçons qui avaient quitté leur famille. Rivette, comme Frédéric Moreau, était parti de Rouen. François, moi, on recherchait une autre famille que la nôtre.»

Le cinéma, c'est un oubli de la réalité. Jean-Luc Godard. Propos recueillis par Philippe Dagen et Franck Nouchi. Le Monde (10/06/2014)

Talens réunis : textes (6.4)



«De retour que je fus du logis de M. Arnous, nous nous couchâmes, mais à peine nous nous étions reposées une heure, qu'on vint m'éveiller pour me donner avis que le capitaine Manechini désirait me parler de la part du Connétable. Tous nos gens commencèrent à trembler à cette nouvelle, et pour prévenir ce qu'il en pouvait arriver, j'en fis d'abord avertir M. Arnous, qui m'envoya en même temps des gardes, me priant très instamment d'aller loger chez lui, où je serais plus en sécurité qu'en aucune autre part. Je le fis aussi, après avoir donné audience à Manechini, qui n'avait point d'autres propositions à me faire que de retourner auprès du Connétable, ou d'attendre pour le moins qu'il m'envoyât un train plus conforme à ma qualité et ce qui était nécessaire pour continuer mon voyage avec plus d'éclat et de bienséance. Il n'oublia pas de m'attendrir avec le souvenir de mes enfants, jugeant que la tendresse que j'avais pour eux m'engagerait peut être de prendre la résolution qu'il tâchait de m'insinuer, mais encore que, je les aimasse extrêmement, je craignais bien plus le danger qu'il y avait pour moi, et, ne doutant pas que de si belles paroles ne cachassent quelque méchant dessein, je lui dis que le mien n'était pas de m'en retourner. Et, en entrant en même temps dans le carrosse que M. Arnous m'avait envoyé avec un gentilhomme, nous allâmes dans sa maison où nous fûmes si bien reçues et si bien régalées, et où nous trouvâmes de  si bons lits, qu'en peu de temps nous nous remîmes de toutes la fatigues que nous avions souffertes sur cette barque. Le jour suivant, comme j'avais envoyé à M. de Grignan la lettre que j'avais de M. de Pomponne, il arriva de sa part un gentilhomme avec six gardes pour m'accompagner et me donner tout ce que j'aurais besoin. J'acceptai les offres de ce cavalier, et, après avoir mangé , nous montâmes avec lui en carrosse, Madame Mazarin et moi, et nous arrivâmes le soir à Aix en compagnie de M. de Grignan, qui nous était venu recevoir à une lieue de la ville avec son carrosse, où il nous pria d'entrer et nous témoigna qu'il était extrêmement fâché de ce qu'il ne pouvait pas nous loger dans le palais du Gouverneur, qui était M. de Vendôme, mon neveu, fils du duc de mercure et de Victoria Mancini, ma soeur aînée. Après l'avoir bien remercié de ses soins nous le priâmes qu'il ne se mît point en peine de notre logis, parce que nous avions déjà donné parole à un gentilhomme de mon frère, appelé Moriés, que nous irions loger chez son frère le président du Castelet, comme nous fîmes, et où nous fûmes magnifiquement traitées durant quinze jours.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires de Marie Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)
«Il faut donner l'histoire de  cette jeune fille, telle que son amie me la raconta le lendemain, lorsque j'allai lui annoncer la protection de mad. De-M****. - Monsieur (me dit-elle), mon amie a été à l'Hôtel-Dieu à mon insu ; j'aurais sacrifié tout ce que je possède pour [l']en empêcher... C'est la plus jolie fille ou femme de  ce quartier ; car elle  est mariée ; et la plus malheureuse ! Son père, qui est un riche marchand de chevaux, lui a fait épouser, malgré elle, un homme qu'elle n'aimait pas : elle en aimait un autre. Le  soir même du mariage, elle s'échappa, et vint me trouver, parce que j'avais été cuisinière chez eux. Elle me dit de la sauver, de lui donner de mes habits, et de la mettre en service, comme ma soeur, dans un autre quartier, ou qu'elle se détruirait. Je l'aimais trop pour m'y refuser. Je la plaçai donc à la Barrière-du-Trône. On fut si content d'elle, qu'on m'en fit bien des compliments, et de sa sagesse ; car en étant jolie, elle fut souvent attaquée ! C'est ce qui a causé sa maladie, ayant été si fatiguée, en se défendant contre le fils aîné de la maison, qui l'a violentée, après lui avoir inutilement offert le mariage, qu'elle en a eu une révolution. Ne pouvant me venir voir, elle a été se réfugier à l'Hôtel-Dieu, dont la puanteur l'avait suffoquée. Qu'on juge de mon étonnement, quand je reconnus dans la malade, la fille de maquignon, 286e Nuit ? Mad. de-M**** l'a prise sous sa protection.»

Les Nuits de Paris ou le spectateur nocturneRétif de la Bretonne. Gallimard (1986)

samedi 16 août 2014

Talens réunis : textes (6.3)



«A peine nous fûmes sur la mer que j'en sentis les effets, mais encore plus la nouvelle proposition que nous fit notre patron, nous demandant plus qu'il n'avait été d'accord avec le valet de chambre de ma soeur, fondant la justice de sa demande sur le danger où il s'exposait pour nous servir. Pelletier, qui était au désespoir de s'être trompé sur la bonne opinion qu'il avait eue de ce patron, entra en furie contre lui et voulait que le premier marché tînt. Mais comme le patron avait de son côté la force en main, et qu'avec ses raisons bonnes ou méchantes,il ajoutait les menaces de nous jeter à la mer, ou de nous débarquer dans quelques île déserte, je dis à Pelletier de se taire, et, avec cent pistoles davantage, j'imposai silence au patron, l'assurant que je le récompenserais encore mieux quand il nous aurait passés en France, ce qu'il promit de faire.
Nous naviguâmes avec assez de bonheur et nous eûmes le vent favorable durant les premières six heures, après lesquelles il nous prit une telle bonace que nous n'avancions presque pas. Sur le soir, nous découvrîmes un brigantin, et notre patron, ayant peur que ce fût quelque corsaire turc, aborda au pied de quelques rochers qui sont sur la côte de Toscane où il nous enseigna un endroit où nous pouvions nous débarquer et être en sécurité, en cas qu'il fût obligé de se défendre. Et ensuite, côtoyant toujours ces rochers,il commença à connaître que c'était un brigantin de Ginobès. Ainsi nous continuâmes notre route avec toujours le même calme jusqu'à Monaco, qu'il s'éleva tout d'un coup une tempête dont ma soeur se trouva extrêmement malade de l'agitation de la mer, qui était telle que nous aurions fait naufrage, si notre patron n'eût été un habile homme de mer.
Comme la peste était dans le voisinage de Civita-Vecchia, d'où nous venions, et que nous ne pouvions pas nous débarquer en aucun lieu, pour n'avoir aucun passeport de santé, nous mîmes pied à terre à Monaco, où, avec quelques pistoles que nous donnâmes, nous obtînmes des billets, quoique faux, qui nous servirent pour la Ciotat en Provence, où nous débarquâmes, notre patron n'ayant pas voulu aller à Marseille, pour quelques différents qu'il disait avoir eus dans cette ville. Ce qui fut un bonheur pour nous, puisqu'il nous empêcha par ce moyen de donner dans les felouques et dans les galères que le Connétable avait envoyées à notre poursuite, et qui, ne nous ayant point rencontrées en mer, par le tour extraordinaire que notre patron avait fait, qui, comme j'ai déjà dit, était fort expert, étaient allés en plusieurs ports, et de là à Marseille, où infailliblement, elles nous auraient rattrapées, si nous eussions eu des passeports pour y aborder.
Enfin, après une navigation de neuf jours, étant arrivés heureusement à la Ciotat, nous nous y reposâmes quatre heures, après quoi nous montâmes sur des chevaux que nous avions loués, et, cheminant toute la nuit,nous arrivâmes de bonne heure à Marseille, où je m'informai du logis de M. Arnous, intendant des galères, espérant qu'il aurait un passeport pour moi, que j'avais fait demander à Sa Majesté, avant que de partir de Rome, et, apprenant qu'il était extrêmement malade, je crûs être obligée de lui aller rendre visite. Je le fis aussi, et, après lui avoir dit qui j'étais, et lui avoir témoigné le déplaisir que j'avais de le voir en l'état où je le trouvais, je lui demandai s'il avait pas quelque lettre à me donner de la part du Roi. Et m'ayant répondu avec assez de peine, à cause d'une apoplexie qui lui était tombée, il me donna un paquet fermé, où je trouvais un passeport et une lettre de Sa Majesté avec une autre de M. de Pomponne pour M. de Grignan, lieutenant du Roi dans la Provence, par laquelle il le chargeait particulièrement de me recevoir à Aix et de m'assister de son autorité, et généralement de tout ce qu'il pouvait m'offrir.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires de Marie Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)

Graphomanie et littérature (première partie)

«Il y a quelques temps, j'ai traversé Paris en taxi et le chauffeur état bavard. Il ne pouvait pas dormir de la nuit. Il souffrait d'une insomnie chronique. Ca datait de la gueree. Il était marin. Son navire avait coulé. Il avait nagé pendant trois jours et trois nuits. ensuite on l'avait repêché. Il avait passé plusieurs mois entre la vie et la mort. Il avait guérie, mais il avait perdu le sommeil.
- J'ai derrière moi un tiers de ma vie de plus que vous, dit-il avec un sourire.
- Et que faites-vous de ce tiers que vous avez en plus ? ai-je demandé.
Il a répondu "J'écris."
J'ai voulu savoir ce qu'il écrivait.
Il écrivait sa vie. L'histoire d'un homme qui avait nagé pendant trois jours dans la mer, qui avait lutté contre la mort, qui avait perdu le sommeil et qui avait pourtant conservé la force de vivre.
- Vous écrivez ça pour vos enfants ? Comme une chronique de famille ?
Il a souri avec amertume : "Pour mes enfants ? Ca ne les intéresserait pas. C'est un livre que j'écris. Je crois que ça pourrait aider pas mal de gens."
Cette conversation avec le chauffeur de taxi m'a brusquement éclairé sur la nature de l'activité de l'écrivain. Nous écrivons des livres parce que nos enfants se désintéressent de nous. Nous nous adressons au monde anonyme parce que notre femme se bouche les oreilles quand nous lui parlons.
Vous allez répliquer que dans le cas du chauffeur de taxi, il s'agit d'un graphomane et nullement d'un écrivain. Il faut donc commencer par préciser les concepts. Une femme qui écrit quatre lettres par jour à son amant n'est pas une graphomane. C'est une amoureuse. Mais mon ami qui fait des photocopies de sa correspondance galante pour pouvoir la publier un jour est un graphomane. La graphomanie n'est pas le désir d'écrire des lettres, des journaux intimes, des chroniques familiales (c'est à dire d'écrire pour soi ou pour ses proches), mais d'écrire des livres (donc d'avoir un public de lecteurs inconnus). En ce sens, la passion du chauffeur de taxi et celle de Goethe sont les mêmes. Ce qui distingue Goethe du chauffeur de taxi, ce n'est pas une passion différente mais le résultat différent de la passion.»

Le Livre du rire et de l'oubli. Milan Kundera. Editions Gallimard (1979)

vendredi 15 août 2014

Talens réunis : textes (6.2)



«Cependant nous nous retirâmes dans le fond d'un autre petit bois qu'il y avait proche du chemin royal, d'où nous envoyâmes Pelletier pour chercher notre barque, ou pour en louer une autre si la première ne se trouvait pas. Le soleil qui était alors dans la plus grande ardeur, et qui m'avait brûlé la tête pendant cinq heures entières, une abstinence forcée de vingt-quatre heures, et, plus que tout cela, le déplaisir de n'avoir aucune nouvelle de notre barque, me mirent dans un tel chagrin que je dis à ma soeur que je voulais m'en retourner, et qu'il n'y avait pas plus de danger de perdre la vie à Rome, de quelle manière que ce fût, que de mourir de faim où nous étions. Mais ma soeur, qui est la femme du monde de la meilleure humeur et de la plus grande patience, tâcha de me consoler avec ses raisons, ajoutant que si, dans une demi-heure, nous n'avions pas quelque nouvelle favorable, elle ferait tout ce que je voudrais. Je me résolus d'attendre tout le temps qu'elle disait, quand un moment après, nous entendîmes le bruit d'un cheval qui venait vers nous au galop, ce qui, joint aux troubles de mon âme et à la crainte que j'avais que ce fussent des gens qui venaient pour nous saisir, mit ma constance à bout. Alors ma soeur, armée de deux pistolets et résolut à tuer le premier qui se présenterait à elle, sortit de ce bois, et, s'avançant pour voir ce que c'était, elle reconnut notre postillon, qui sans nous rien dire était allé chercher la barque. De manière que mes craintes s'évanouirent, et que ma joie revint, en apprenant de ce garçon que notre barque n'était pas loin de là. Sur quoi, ayant d'abord chargé nos malles, qui n'étaient ni grandes ni de grands poids, nous nous mîmes en chemin dans la plus grande ardeur du soleil et dans une plaine qui n'offrait à nos yeux que des sauterelles. L'infatigable Madame Mazarin, allongeant toujours le pas, allait fort devant, et, pour la pouvoir suivre, il fallait que je me reposasse de temps en temps, la faim, la soif la lassitude et la chaleur m'ayant réduite en un extrémité que je fus obligée de prier un laboureur que nous rencontrâmes, et qui travaillait dans ce champ, de me porter seulement quelques cent pas jusqu'à la mer, lui disant qu'en chassant, j'avais perdu mes gens, car nous avions changé d'habits ma soeur et moi dans le carrosse. Ce paysan en fit quelque difficulté au commencement, mais persuadé à la fin par quelques pistoles, que je joignis à mes prières, il me porta entre les bras jusqu'au lieu où était ma soeur. Et, presque en même temps, Pelletier arriva qui nous dit qu'il avait arrêté une autre barque moyennant mille écus, mais qu'à la vérité, il n'était pas content de la physionomie du patron ni celle des mariniers, et qu'ils lui paraissaient tous des canailles. A quoi nous lui répondîmes que la fortune en avait mieux disposé, ayant permis que le postillon eût trouvé la première et qu'il était  allé devant. Pelletier n'eut pas moins de joie  que nous d'une si heureuse aventure, parce qu'il avait fort bonne opinion de ce patron. Et enfin, moitié à pied, moitié entre les bras du laboureur, j'arrivai sur le bord de la mer, où nos filles nous joignirent peu de temps après. Mais la première ni la seconde barque ne paraissant pas, et voyant nos espérances, si malheureusement trompées, je demeurai inconsolable. Ma soeur, qui n'était pas moins touchée que moi d'un succès si contraire, dissimulait sa douleur pour ne pas augmenter la mienne. L'unique secours que nous trouvâmes en cette fatalité, ce fut, après nous être un peu reposées sur la paille, que nous trouvâmes dans une cabane, d'envoyer Pelletier, pour la seconde fois, chercher notre barque, pendant que je priai, en mon particulier, le laboureur de m'aller chercher un peu d'eau. Un quart d'heure après, Pelletier revint, qui changeant de contenance, nous dit, d'une voix troublée, que nous étions perdues et qu'on venait après nous.  J'étais devenue si insensible de la lassitude où j'étais, que cette nouvelle ne fit aucune impression sur mon esprit. Mais ma soeur le pressant fortement de nous dire la vérité, et connaissant à la manière de l'assurer, que cela n'était pas, elle lui dit, d'un air un peu en colère, qu'il parlât sérieusement, et alors il répondit que c'était seulement pour nous faire peur, dont il fut fort querellé par ma soeur, qui lui dit qu'il n'était pas temps de railler. Nous fûmes ensuite où était notre barque, et, avec la première, nous trouvâmes encore la seconde dans laquelle le patron et les mariniers voulaient que nous embarquassions. Mais Pelletier m'ayant donné de meilleures informations du patron de la première, j'entrais d'abord dans la sienne sans me mettre en peine des crieries des autres ; et ainsi ma soeur et nos filles ayant fait la même chose, les autres mariniers commencèrent à nous menacer, et à vouloir empêcher de partir : de sorte que nous fûmes obligées de leur faire quelque libéralité pour avoir la paix et nous tirer d'un pas si dangereux.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires de Marie Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)

«Voilà qui me ramène au démon de midi. Pour Kant, ce démon s'agite à deux moments de la journée : l'après-déjeuner et la nuit. Vigilance ! Somnolence postprandiale et sommeil profond sont deux ennemis pour le philosophe. Il faut se prémunir. 
Pour lutter contre la torpeur de l'après-midi, le remède s'appelle promenade. Kant n'innove pas sur le principe. Depuis, les Grecs, la promenade est une activité indispensable du philosophe. Souvenez-vous de Socrate emmenant Phèdre dans la campagne athénienne, souvenez-vous d'Aristote et des péripatéticiens qui ne pouvaient réfléchir qu'en marchant. Dis-moi comment tu déambules, je te dirai quel philosophe tu es... La promenade de Hobbes, grand sportif sous l'éternel qui vécut jusqu'à quatre-vingt-dix ans, n'est pas celle de Rousseau ou de Nietzche. Vaste sujet que je ne traiterai pas ce soir... Je m'en tiendra à la promenade classique kantienne, qui doit s'effectuer sous haute surveillance. Il ne s'agit pas de divaguer et de battre la campagne... C'est pourquoi Kant est très attentif à régler sa respiration, son pas, sa transpiration (qu'il évite). Rien à voir avec la promenade rousseauiste, occasion de rêverie, expérience fondatrice, ressourcement vers le moi profond, loin de la société et de la ville. Pour Kant, marcher est un exercice de récupération des forces mentales. Pas question de s'épuiser en rêveries... Pas de vésanies ! Un parcours municipal suffira.
Quand au sommeil et au royaume de la nuit, ils sont périlleux. Les rêveries nocturnes sont les plus dangereuses. Il faut se méfier particulièrement du passage entre veille et sommeil, au moment de s'endormir. Kant avait une technique adaptée. Il répétait le nom de Cicéron, comme un mantra. Plongeant dans le sommeil comme dans un néant salvateur, Kant ne parle jamais de ses rêves. Le sommeil est un grand vide de pensée. Attention au réveil, cette rentrée dans l'atmosphère humaine est aussi un piège. A cette incertaine, d'aucuns prétendent qu'ils puisent le meilleur de leur inspiration. Descartes aimait les grasses matinées et le vagabondage des pensées. Fadaises pour un kantien ! Il faut couper le réveil comme une mauvaise herbe, sortir du sommeil en sursaut. Cinq minutes plus tard, on doit être à sa table de travail.»

La Vie sexuelle d'Emmanuel Kant. Jean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2000) 

jeudi 14 août 2014

Talens réunis : textes (6.1)



«Cependant, à mesure que les caprices et le mépris du Connétable allaient croissant chaque jour chaque jour, mes déplaisirs et mes ennuis augmentaient aussi, et mon frère, pour augmenter dans mon esprit le juste ressentiment que me pouvait inspirer un si différent traitement, me disait souvent qu'il craignait bien que je ne perdisse bientôt la liberté dont je jouissais, ajoutant même une fois, le moins, je me trouverais enfermée dans le Paliano, château du Connétable, situé dans les confins de l'Etat ecclésiastique et du royaume de Naples. Toutes ces raison, jointes à l'aversion naturelle que j'avais toujours eue pour les coutumes italiennes et pour la manière de vivre de Rome, où la dissimulation et la haine entre familles règnent plus souverainement qu'à pas une autre cour, m'obligèrent à presser l'exécution du dessein que j'avais déjà formé de me retirer en France comme le pays de mon éducation, la résidence de la plus grande partie de mes parents, et enfin le centre de mon génie. Nous partîmes donc, le 29 mai, avec un petit équipage, tout mon bien ne consistant qu'en sept cent pistoles, mes perles, avec quelques roses de diamants et Madame de Mazarin ayant abandonné tout son bagage à Rome. Ce fut dans le temps que le Connétable était allé voir un haras qu'il avait  dans une de ses maisons de campagne, appelée Frattochie. Au sortir de chez nous, nous dîmes à haute voix au cocher qu'il nous menât à Frascati, afin de tromper par là une troupe de nos gens, qui étaient à la porte du palais Mazarin, jusqu'au détour d'une rue qu'un valet de chambre de ma soeur, allemand de nation, appelé Pelletier, dit au cocher de tirer droit vers Civita-Vecchia où nous avions fait préparer une felouque de Naples. Le cocher obéit, et nous arrivâmes à nuit close en cette ville. Mais comme les mariniers avaient arrêté avec Pelletier qu'ils nous devaient aller prendre à cinq milles de la ville, de crainte que l'on ne nous reconnût au port, nous leur envoyâmes un homme pour les aviser de notre venue, d'autant mieux qu'un laquais, que nous leur avions dépêché pour cela, et que nous attendions avec beaucoup d'impatience, ne revenait point. cependant, nonobstant tous les soucis et toutes les craintes que nous avions, qu'on ne nous surprît, étant entrés dans un bois, qu'il y avait là proche, nous nous mîmes à dormir, Madame Mazarin et moi, avec tant de tranquillité et si profondément, durant plus de deux heures, qu'une demoiselle de ma soeur et Morena, une de mes filles de chambre, qui faisaient sentinelle, en étaient surprises. En nous éveillant, nous découvrîmes le valet de chambre de ma soeur, qui nous dit qu'il ne voyait pas paraître de barque, et que notre laquais s'était arrêté dans une hôtellerie pour cuver le vin qu'il avait bu. De sorte que nous jugeâmes à propos de retourner à notre carrosse et de passer plus avant par un chemin détourné, craignant d'être rencontrées si nous suivions le chemin royal. Mais nos chevaux, tombant à tout moment de lassitude, ma soeur dit qu'il valait mieux renvoyer le carrosse et faire dire au cocher, au cas que quelqu'un le rencontrât, qu'il nous avait vues embarquer, afin qu'on ne nous poursuivit pas de ce côté-là. Ce qu'il nous promit de faire moyennant quelque argent qu'on lui donna.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires de Marie Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)

Résonances contemporaines (5)

«Les capitaux s'élevant sans contrepoids au-dessus de tous les autres éléments, les vices, qui en sont inséparables dans toute société où ils dominent, naquirent et pullulèrent bientôt : l'égalité civile, déjà blessée à mort par l'avènement d'une classe noble et maîtresse du pouvoir, reçut une nouvelle atteinte de la division allant s'approfondissant tous les jours entre les riches et les pauvres.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

mercredi 13 août 2014

«Son existence n'était qu'un long combat livré à des objets déments qui se désagrégeaient ou se ruaient sur lui, ou se refusaient de fonctionner, ou malignement encore, disparaissaient dès qu'ils pénétraient dans la sphère de son existence. Inapte des deux mains à un degré rare, il ne s'en croyait pas moins remarquablement doué d'adresse et de talent mécanique parce qu'il savait improviser sur-le-champ une flûte avec une cosse de pois, parce qu'il réussissait dix ricochets au moyen d'un seul caillou plat sur le surface d'une mare, qu'il faisait avec ses doigts un lapin en ombres chinoises (oeil compris) et qu'il connaissait plusieurs autres de ces trucs insipides que tous les Russes ont dans leur sac à malices. Il raffolait des accessoires mécaniques, avec une sorte de délectation éblouie, religieuse. Les appareils électriques l'enchantaient. Les plastiques lui coupaient le souffle. Il avait une admiration profonde pour le fermeture éclair. Mais la pendule électrique branchée sur le secteur saccageait ses matins lorsque la tempête nocturne avait paralysé le centrale électrique voisine. Mais la monture de ses lunettes se brisait entre les yeux, l'abandonnait, deux pièces égales dans les doigts, qu'il tentait, vainement, de réunir, dans l'espoir qu'un miracle organique allait le tirer d'embarras. Mais cette fermeture éclair sur laquelle un gentleman doit pouvoir compter le plus, lui restait entre le pouce et l'index dans un moment atroce de hâte et de désespoir.»

Pnine. Vladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)
«Il est difficile d'évaluer les ravages des pirates barbaresques, mais quelques chiffres sont assez significatifs. Le nombre de captifs au dix-septième siècle était en permanence de 30 à 40 000 à Alger seulement ; l'ordre Notre Dame de la Merci en 1639 avait racheté à lui seul 37720 esclaves chrétiens ; son rôle d'intermédiaire lui ouvrait les bagnes, où les captifs étaient d'autant plus maltraités que leur apparence permettait d'en espérer une plus forte rançon. Il avait obtenu d'y ouvrir des chapelles et de hôpitaux, secourant le corps et l'âme. Parfois, quand les fonds tardaient à arriver ou pour garantir l'échange, les religieux prenaient les fers d'un captif pour assurer sa délivrance : cet acte admirable était prescrit par les règles de cet ordre religieux, dont l'abnégation et la patience forçaient l'admiration des Musulmans.»

Regards sur la France d'Afrique. Général Mangin. Librairie Plon (1924)

mardi 12 août 2014

Talens réunis : textes (5)



«Enfin, après avoir pris du côté de France, toutes les précautions que la prudence humaine peut suggérer, nous envoyâmes une barque nous attendre a Civita-Vecchia ; et un beau jour de mai, M. le Connétable ayant dit à dîner, qu'il allait à douze milles de Rome voir un de ses haras et qu'on ne l'attendît pas le soir s'il demeurait trop à revenir, ma soeur voulut absolument partir, quoique nous n'eussions encore rien de prêt. Nous dîmes que nous allions à Frescati, et nous montâmes dans mon carrosse avec un de ses femmes et Nanon habillées en hommes comme nous, avec nos habits de femmes par-dessus. Nous arrivâmes à Civita-Vecchia à deux heures de nuit, que tout était fermé ; si bien que nous fûmes contraintes de nous enfoncer dans le plus épais du bois, en attendant qu'on eût trouvé notre barque. Mon valet de chambre qui avait été seul de tous mes gens assez résolu pour nous conduire, ayant couru longtemps inutilement pour la chercher, en loua mille écus une autre qu'il rencontra par hasard. Cependant mon postillon, s'impatientant de n'avoir point de nouvelles, monta sur un des chevaux du carrosse et fut si heureux qu'à la fin il trouva la nôtre. Il était bien nuit quand il revint ; il nous fallut faire cinq milles à pied pour y aller, et nous nous embarquâmes enfin à trois heures sans avoir ni bu ni mangé depuis Rome. Notre plus grand bonheur fut d'être tombées entre les mains d'un patron également habile et homme de bien. Tout autre nous aurait jetées dans la mer après nous avoir volées ; car il vit bien que nous n'étions pas des gueuses Il nous le disait lui-même : ses bateliers nous demandaient, si nous avions tué le pape ? Et pour ce qui est d'être habile, il suffit de vous dire qu'ils firent canal à cent milles de Gênes. Au bout de huit jours, nous débarquâmes à la Ciotat en Provence, à onze heures du soir. De là, nous fûmes à cheval à Marseille pour cinq heures du matin où nous trouvâmes les ordres du Roi et le passeport chez l'intendant.
M. le Connétable, par le plus grand bonheur du monde, fut trois jours hors de Rome, et ne se défia de la vérité que fort tard. Il n'est point de contes si horribles qu'on ne fit de nous, jusqu'à dire que nous étions allés en Turquie, et il fut contraint d'obtenir du pape une excommunication contre tous ceux qui en parleraient. Il fit partir quatorze courriers par autant de routes différentes dont l'un fit si belle diligence, qu'il arriva avant nous à Marseille. Il y arriva aussi un peu après un homme à lui, de cette sorte d'homme qu'on appelle en Italie des bravi. Mon valet de chambre était allé je ne sais où se préparer à partir pour la Cour, où ma soeur l'envoya et nous étions nous quatre femmes toutes seules de notre compagnie dans le cabaret même où cet homme vint loger. Nanon, qui l'aperçut la première, le reconnut d'abord. Elle nous donna l'alarme bien chaude. Nous fîmes demander des gardes à l'intendant ; il nous en envoya sur-le-champ. Mon valet de chambre revint de la ville ; et le bravo, après nous avoir parlé fort honnêtement pour nous exhorter à retourner à Rome, partit sur-le-champ pour y retourner lui-même, avec une belle lettre de ma soeur pour son maître.
Cette aventure nous fit aller loger chez l'intendant ; et peu de jours après à Aix, où nous demeurâmes un mois, et où Madame de Grignan eut la charité de nous envoyer des chemises, disant que nous voyagions en vraies héroïnes de roman, avec force pierreries, et point de linge blanc. Nous fûmes ensuite à Mirabeau, puis à Montpellier, où ma soeur voulut aller voir M. de Vardes, et à Monfrein, où j'appris que Polastron était en chemin, sous prétexte de venir faire compliment à ma soeur de la part de M. Mazarin ; mais en effet, pour me faire arrêter avec son malheureux arrêt. Je me retirai seule au Vivier pour le laisser passer : il ne s'arrêta point près de ma soeur quand il ne m'y trouva pas ; il passa outre, croyant m'attraper, et que j'étais retournée en arrière ; mais il s'éloignait au lieu de me suivre.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires d'Hortense Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)

Résonances contemporaines (4)

«Pour chaque objet, il existe ces trois arts-là : l'art de s'en servir, l'art de le fabriquer, l'art de l'imiter.»

La République. Platon. Flammarion (2002)
«Rien n'est plus funeste pour une jeune fille d'épouser un artiste quel qu'il soit. Ayez des aventures avec eux, mes chères, si cela vous plaît. Ils peuvent vous apprendre beaucoup de choses sur la vie, sur la nature humaine, sur les questions du sexe, car ils y sont directement intéressés, tandis que les autres hommes marinent dans les préjugés, l'idéalisme et les réminiscences littéraires. Mais ne les épousez pas, à moins d'avoir un jugement de divorce dans un pli de votre chemise de nuit.»

Mort d'un héros (Tome II). Richard Adlington. Albin Michel éditeur (1931)

lundi 11 août 2014

«Mon autre ami, le jeune Français qui traverse l'Europe à pied, ne regarde rien, c'est l'abstraction quintessenciée. Il vit suspendu entre la science pure et la littérature. Duhamel est sa foi, Giraudoux sa distraction. Il aime Montherlant pour son orgueil. De Drieu il dit, assez drôlement, "qu'il est en train de faire une belle carrière de désespéré".»

Hiver caraïbe : documentaire. Paul Morand. Ernest Flammarion éditeur (1929)

Résonances contemporaines (3)

«Une liberté excessive ne peut apparemment se muer qu'en une servitude excessive, et cela aussi bien pour l'individu que pour la cité.»

La République. Platon. Flammarion (2002)

«Angela voulait pouvoir mettre des mots sur tout. Elle demandait qu'Antoine décrive son plaisir. Qu'il trouve les qualificatifs les plus précis pour dire les soubresauts de son corps quand il jouissait en elle. Etait-ce comme une décharge électrique ou comme le frayeur d'une chauve-souris, y avait-il de la couleur ou bien était-ce limpide et blanc, est-ce que le ciel et la terre se renversaient et qu'il y avait au loin comme un chant de grillons, est-ce qu'il y avait des coups de burin sur la peau et le coeur et la sensation d'un métal brûlant qui s'écoulait doucement avec de petites vapeurs bleutées, est-ce qu'il avait envie de crier des mots incompréhensibles adressées au vent et à la pluie, pensait-il à la carapace dorée et verte de certains scarabées, éprouvait-il la sensation de descendre vers quelque chose de noir et de tumultueux avec des rochers et des vagues, ou au contraire, y avait-il du ciel, des brises parfumées et le sifflement infime et pointu du vent contre la coque d'un planeur.
Antoine répondait que c'était tout cela et bien d'autres images encore comme celle d'une araignée qui étendrait ses pattes à l'intérieur de chaque nerf et de chaque veine et enverrait de petites coulées de lave d'orgeat, chaude et sucrée. Ou encore l'image d'une entrée en mer en plein midi et d'un soleil qui pèserait sur les épaules comme des doigts de laiton et doucement le corps passerait de la vie aérienne à la vie marine avec le bleu et le vert et les jeux étranges des poissons aux écailles d'ardoise.»

L'amour dans l'âme. Yves SimonEditions Grasset et Fasquelle (1978)

dimanche 10 août 2014

Talens réunis : textes (4)



«Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme : il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit ; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage ; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre : on lui perd tout, on lui égare tout ; il demande ses gants, qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenait le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue : tous les courtisans regardent et rient ; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres, il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue ; il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du Palais, et trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans: le cocher touche et croit remener son maître dans sa maison; Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet ; tout lui est familier, rien ne lui est nouveau ; il s'assit, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive: celui-ci se lève pour le recevoir; il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre ; il parle, il rêve, il reprend la parole : le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné ; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense : il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère, et il prend patience: la nuit arrive qu'il est à peine détrompé.»

Les Caractères ou les moeurs de ce siècle. La Bruyère. Garnier-Flammarion (1965)