lundi 29 juin 2015

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (5)


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«Chaque marchandise déterminée lutte pour elle-même, ne peut pas reconnaître les autres, prétend s'imposer partout comme si elle était la seule. Le spectacle est alors le chant épique de cet affrontement, que la chute d'aucune Illion ne pourrait conclure. Le spectacle ne chante pas les hommes et leurs armes, mais les marchandises et leurs passions. C'est dans cette lutte aveugle que chaque marchandise, en suivant sa passion, réalise en fait dans l'inconscience quelque chose de plus élevé ; le devenir-monde de la marchandise, qui est aussi le devenir-marchandise du monde. Ainsi, par une ruse de la raison marchande, le particulier de la marchandise s'use en combattant, tandis que la forme-marchandise va vers sa réalisation absolue.»

La Société du SpectacleGuy Debord. Éditions Gallimard (1992)

samedi 27 juin 2015

Épiphanie artefactuelle (14)


L'arbre 
S'enracine dans la terre.

Le poème s'enracine
Dans ce qu'il devient.»

Art poétiqueGuillevic. Editions Gallimard (1989) 
«Le soir, nous nous retrouvions à l'apéritif, les dernières corvées effectuées, avec un agent auxiliaire de l'Administration, M. Tandernot qu'il s'appelait, originaire de La Rochelle. S'il se mêlait aux commerçants, Tandernot, c'était seulement pour se faire payer l'apéritif. Fallait bien. Déchéance. Il n'avait pas du tout d'argent.  Sa place était aussi inférieure que possible dans la hiérarchie coloniale. Sa fonction consistait à diriger la construction de routes en pleines forêts. Les indigènes y travaillaient sous la trique des miliciens évidemment. Mais comme aucun Blanc ne passait jamais sur les nouvelles routes que créait Tandernot et que d'autre part les Noirs leur préféraient aux routes les sentiers de la forêt, pour qu'on les repère le moins possible à cause des impôts, et comme au fond elles ne menaient nulle part les routes de l'Administration à Tandernot, alors elles disparaissaient sous la végétation fort rapidement, en vérité d'un mois sur l'autre, pour tout dire.
"J'en ai perdu l'année dernière pour 122 kilomètres ! nous rappelait-il volontiers ce pionnier fantastique à propos de ses routes. Vous me croirez si vous voulez !..."

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)
«Le trait dominant chez les chefs, autant que j'ai pu voir, c'est la paresse, fruit du pouvoir absolu. Faire travailler les autres, faire surveiller le travail, faire juger les surveillants, et même le travail fait, tel est le métier de chef. Par exemple celui qui ordonne de creuser un abri, en tel lieu, ne saura jamais qu'on a rencontré du roc et usé des pioches ; il n'y pense même point. Et cette méthode, qui rend ingénieux, patient et obstiné celui qui exécute, produit les effets contraires en celui qui l'ordonne, car il n'exerce jamais contre le roc, ni contre l'eau ; il s'exerce seulement contre l'homme ; mais, par l'institution militaire, la discussion n'étant pas permise, et la révolte étant punie de mort, il n'y a point de vraie résistance ; le moyen est simple et toujours le même ; aussi fait-il des esprits enfants. Ainsi la volonté, l'esprit d'observation et de vigilance, le jugement enfin se retirent de ceux qui ordonnent. De là des erreurs incroyables, et qui même accablent l'esprit, tant qu'on ne remonte pas aux causes.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

Sixième partie des Talens réunis, le 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes.

jeudi 25 juin 2015

«Lui, caressait et entrouvrait avec ses deux parties charnues (très charnues même), chez nos deux siblings passionnés) le rideau souple de la noire chevelure (quand elle rejetait la tête en arrière, ses cheveux lui tombaient plus bas que les reins) et cherchait à se frayer un passage jusqu'au splenius tiède encore de la chaleur du lit.»

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

mardi 23 juin 2015

L'Éblouissement des prémisses (incipit 3)

«La vie de l'oncle Dimi et des siens n'était qu'une sorte d'esclavage déguisé en liberté. Tous le produit de leur travail était absorbé par les dettes éternelles au propriétaire du terrain et à l'État : pour eux le beau froment, le meilleur maïs, le lait de la vache, les oeufs et les poules. Pour les habitants de la chaumière, la soupe à l'eau, les haricots, et une mamaliga* de mauvaise qualité.
Cette vie rendait les gens méchants. Oncle Dimi se saoulait le dimanche et battait sa femme qui, de peur, allait se cacher chez les voisins. Et tout prétexte lui était bon. Rien que pour sa lenteur à allumer le feu, l'oncle, à grands coups de bottes, jetait sa femme la tête en avant dans les cendres de l'âtre. Alors la vieille mère se fâchait, prenait la cobilitza et allongeait à son fils quelques bons coups, qu'il encaissait en riant.
"Ivrogne !... Tant que vous êtes amoureux vous tirez une langue d'une aune pour avoir la jeune fille et quand vous l'avez, ce n'est plus qu'une chienne !..."»

Codine. Panaït Istrati. Le Quadrige d'Apollon P. U. F. (1964)

*La mamaliga est le pain du paysan roumain

lundi 22 juin 2015

L'Éblouissement des prémisses (incipit 2)

«On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement.
Ils s'y retrouvaient à six ou huit, toujours les mêmes, non pas des noceurs, mais des personnes honorables, des commerçants, des jeunes gens de la ville ; et l'on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait sérieusement avec Madame, que tout le monde respectait.
Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient.»

La Maison Tellier. Guy de Maupassant. Éditions Gallimard (1973)

dimanche 21 juin 2015

L'ombre des femmes de Philippe Garrel



Rapprocher le titre de celui de Proust : A l'ombre des jeunes filles en pleurs, A l'ombre des femmes.
Film relancé par une vision déclenchante, un peu comme dans Eric Rohmer : la maîtresse voit la femme avec un amant.
Un homme entre deux femmes. Et son absence de volonté, de choix. Tout lui pèse !
Penser beaucoup à son précédent film : La Jalousie. Une rencontre et le centre de gravité du couple se déplace. Dans celui-ci, la maîtresse est révélatrice d'une routine, d'un amour de tous les instants car elle son assistante.
La fin est étonnante : ils se retrouvent après une séparation et semblent vouloir repartir pour faire un nouveau bout de chemin ensemble. Une fin heureuse ? Enfin, le mari aurait grandi ?
«Fiodor, pour déplacer Naï, ne s'y prit pas comme pour la femme, mais précautionneusement, en le portant sous les aisselles, pliant le corps déjà ramolli ; il le tourna pour que les jambes touchent le sol d'abord, et que le visage soit tourné vers Nikolka, puis il dit :
- Regardez. C'est bien lui ? Pour qu'il n' y ait pas erreur...
Nikolka regarda droit dans les yeux ouverts de Naï, qui lui rendirent un regard dépourvu de sens. La joue gauche était marquée d'une tache verdâtre à peine perceptible, et, sur sa poitrine et son ventre s'étaient étalées puis figées de larges taches brunes -du sang probablement.
- C'est lui, dit Nikolka.
Fiodor reprit Naï sous les aisselles et le traîna jusqu'au monte-charge, où il le déposa aux pieds de Nikolka. Les bras du mort retombèrent, et de nouveau, il dressa le menton. Fiodor entra à son tour, fit jouer la manette et l'ascenseur s'éleva.»

La Garde blancheMikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)

samedi 20 juin 2015

«Notre amie Sorana Gurian est morte il y a quelques années d'une grave maladie. Pendant des mois, pendant un an ou deux, jour après jour, des piqûres prolongeaient son existence, la tenant en sursis d'un jour à l'autre.
Michel M., psychothérapeute, pensait que l'angoisse dans laquelle vivait Sorana était inhumaine, intolérable. Il décida de faire quelque chose pour elle, de l'aider au mieux de ses forces. Il se rendit un jour à la clinique, puis le lendemain, puis tous les jours, pendant deux mois ou trois. Il se devait d'apprendre à Sorana à mourir, de lui apprendre la mort. Il réussit dans cette difficile entreprise. Un matin, toute calme, Sorana déclara au médecin qui venait lui faire sa piqûre quotidienne, qu'elle n'en voulait plus, qu'elle ne voulait pas non plus être endormie, afin de garder une conscience intacte jusqu'au dernier moment. Une semaine après elle mourut dignement, comme elle l'avait désiré.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)
«Crois-moi, la vie de toutes les femmes, quoiqu'elles puissent faire comme professions de foi, c'est une quête perpétuelle de quelqu'un à qui se soumettre...une soif, pour ainsi dire, de se soumettre. Et, remarque bien ça, -sans la moindre exception.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)

mercredi 17 juin 2015

Trois souvenirs de ma jeunesse (Les Petites Amoureuses)





“Je me souviens”


Paul aime Esther...
Esther aime Paul...
Mais ils ne sont pas en phase. Leur amour est sables mouvants, il n'a pas de base solide. Que partagent-t-ils ? Paul se débat dans des sphères intellectuelles anthropologiques et Esther semble plus évaporée -lors de la première rencontre, on croit se trouver dans un exercice de travaux pratiques de la Théorie de la jeune fille-. Mais pourtant elle l'aime ! Lui aussi l'aime “plus que sa vie”. Et on le croit.
Pourtant une grande distance existe entre eux, doublée de la distance physique des deux cent kilomètres qui séparent, la distance entre Roubaix et Paris, qui multiplie les séparations et qui la crucifie.



Paul aime Esther...
Esther aime Paul...
Comme une métaphore du passage de l'enfance à l'âge adulte. En tant qu'enfants, ils jouent avec des amants, des cousins, des amis. Leur amour d’“adultes” la rend la première seule, et ensuite, c'est lui, en particulier après leur rupture, qui se retrouve seul au bout du monde. On imagine Esther avec un mari des enfants, sans la passion qui l'unissait à Paul, mais plus apaisée. 
Mais un amour de cette force laisse des traces et Paul adulte n'a rien oublié de son amour et en veut encore à son ami d'enfance qui profitait des séparations pour coucher avec Esther. C'est une plaie ouverte chez lui.
Il y aurait aussi à se pencher sur les rapports qu'il entretient avec sa tante et son directeur de thèse. Cela nous rapprocherait du rôle de la mère qu'il détestait comme la scène d'ouverture le montre violemment,et par là-même l'effacement du père. Il n'y a d'amour dans cette famille que fraternel. Est-ce que cela n'handicape pas ces relations avec Esther ? 

Peut être tout pourrait s'expliquer si on sait que Paul aime admirer les autres…

«Ne voyez-vous pas que je mens ! Car pour plaire aux femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de tragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit qu'on les aime, simplement ! Moi, je trouve ces hyperboles où elles s'amusent une profanation de l'amour vrai ; si bien qu'on ne sait plus comment l'exprimer, surtout devant celles... qui ont... beaucoup d'esprit.»

L'Éducation sentimentaleGustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)

mardi 16 juin 2015

«La superbe matinée !... Librement, sans la gêne antérieure, elle s'infiltrait à travers la vitre à grillage, lavée la veille par Rodion. Les murailles jaunes, comme peintes à neuf, fleuraient tout bonnement la pendaison de crémaillère. Une nappe fraîche, encore pleine d'air qui semblait la gonfler souplement, recouvrait la table. Le dallage généreusement rincé exhalait une moiteur de fontaine.»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)

lundi 15 juin 2015

Tentative d'autoportrait (13)

«Je crois avoir été d'une fidélité parfaite à moi-même. Je n'ai pas changé. Depuis que je me connais mes sentiments, mes pensées, mon être, présentent une espèce d'invariabilité que les événements, la vie, n'ont pu altérer. Je me reconnais dans ce que je pensais à dix-sept ans. Les sollicitations des hérésies et fanatismes qui se sont succédé, ne m'ont pas séduit. Avant de pouvoir trouver des réponses, des raisons de mon inacceptation, je m'entêtais spontanément, sans argument, sans aucune raison que celle muette et profonde du coeur, quitte à donner plus tard les contre-arguments. J'étais  ce que j'étais. Je suis ce que j'ai été. J'ai appris à être seul très tôt parce que je ne pensais pas ce que les autres pensaient. Ma nature profonde m'en empêchait. Mais la solitude n'est pas l'isolement, elle n'est pas une barrière me séparant du monde, elle est un bouclier, une cuirasse qui peut défendre ma liberté, qui me permet de garder, malgré le brasier ardent dans lequel me plonge mes fureurs, mes répulsions, mes frayeurs, la tête froide. Je continue de m'entretenir par-dessus la barrière, avec les autres, dans la mesure du possible.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

dimanche 14 juin 2015

Kid swensk (série les Petites Amoureuses)



Kid swensk, film de Nanna Huolman vu une nuit au cinéma Rex, rue Honoré Serres à Toulouse et qui va me hanter des années durant. Il pourrait faire partie de la série des Petites amoureuses... Peut être même en être la première partie avec Motyle de Janutz Nasfeter. Cela renvoie à ma propre enfance.

Cinquième partie de la soirée des Talens réunis du 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes.

Les Petites Amoureuses (texte princeps)


«Mes petites amoureuses


Un hydrolat lacrymal lave
Les cieux vert-chou
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
Vos caoutchoucs

Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !

Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
Et du mouron !

Un soir, tu me sacras poète,
Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
En mon giron ;

J'ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.

Pouah ! mes salives desséchées,
Roux laideron,
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !

Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
Vos tétons laids !

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiment ;
- Hop donc ! soyez-moi ballerines
Pour un moment !...

Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent
Tournez vos tours !

Et c'est pourtant pour ces éclanches
Que j'ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D'avoir aimé !

Fade amas d'étoiles ratées,
Comblez les coins !
- Vous crèverez en Dieu, bâtées
D'ignobles soins !

Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !»

Oeuvres complètes. Arthur Rimbaud. Garnier-Flammarion (1964)
«Un nuancier original

[...]
aile de mouche : de la couleur d'une aile de mouche (ce qui n'est pas forcément évident). Il s'agit d'une nuance de gris. "Aux nuances vert roseau, emma, gris fumée, flamme de punch, dont nous avons parlé, il faut ajouter les couleurs alezan doré, aile de mouche (sorte de gris) et canelle." (Journal des dames et des modes, 1821, p.488). [...]

cuisse de nymphe émue : nous ne pouvons passer à côté de cette nuance relevée dans le catalogue n°38 de la librairie Laurent Coulet, à propos d'une reliure d'un exemplaire de La Seconde de Colette. A noter que cette teinte délicate est rapportée par les Goncourt dans leur ouvrage La femme au dix-huitième siècle entre les couleurs "vive bergère" et "entrailles de petit-maître".
[...]

zinzolin : couleur violacée-rougeâtre obtenue par extraction du sésame et parfois utilisée en reliure. On peut rencontrer la graphie ancienne "gingeolin".

Des couleurs et des livres. Mathieu Charleux. Editions Ipagino (2015) 

samedi 13 juin 2015

«Dans une classe, les coups de foudre intellectuels sont monnaie courante. Ils vous inspirent et vous aiguillonnent. Ils vous poussent à vous dépasser ; ils permettent de franchir les limites, de relever des défis, de tout changer. Ils sont le sel des études universitaires. Surfer sur ce coup de foudre, le domestiquer et l’exploiter est une des clés de l’art d’enseigner.»

Pourquoi les profs ne devraient jamais avoir de relation avec leurs étudiants. Katie Roiphe. Slate (2015)

mardi 9 juin 2015

Résonances contemporaines (12)

«et puis, ensuite, tous ceux qui n'ont jamais eu d'actions, en général, ceux qui n'ont jamais rien du tout, c'est à dire tous les mendiants refuseront naturellement de participer à cet aigrissement... une lutte commencera et, après soixante-dix-sept défaites, les mendiants démoliront les actionnaires, leur prendront leurs actions et s'installeront à leur place, comme actionnaires, ça va de soi. Peut être qu'ils diront quelque chose de nouveau, peut être que non. Le plus probable est qu'ils feront banqueroute à leur tour. Ensuite mon ami, je ne peux rien lire dans les destins qui changeront le visage de ce monde. Du reste, regarde dans l'Apocalypse...
- Mais tout est donc vraiment si matériel ? c'est vraiment seulement à cause des finances que le monde d'aujourd'hui est condamné ?
- Oh bien sûr, je n'ai pris qu'un petit coin du tableau, mais ce petit coin, il est lié à tout le reste, pour ainsi dire, par des liens indestructibles.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)
Quatrième partie de la soirée des Talens réunis du 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes.

dimanche 7 juin 2015

La courbe de tes yeux

«La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée, 
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière, 
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs

Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui git toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans tes regards.»

La courbe de tes yeux. Paul Eluard. Capitale de la douleur (1926)

«- J'étais restée à la maison exprès, dit-elle (ou prétendit-elle plus tard avoir dit), parce que j'espérais que tu resterais aussi. C'est une coïncidence organisée. 
Tandis qu'elle parlait, Van continuait de caresser la cascade de ses chevaux, de pétrir, de chiffonner la chemise de nuit, n'osant encore plonger au-dessous, cajolant toutefois les petites fesses, jusqu'au moment où, avec un léger sifflement, elle s'accroupit sur ses talons et se trouva assise sur dans la main de Van ; au même instant, le château de cartes s'écroula dans les flammes. Elle se retourna alors vers lui qui, déjà baisait son épaule nue et se pressait contre elle, comme le soldat de la queue.
- C'est bien la première fois que j'entends parler de celui-là. Je croyais que le vieux M. Nymphopopotus avait été mon seul prédécesseur.»

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

samedi 6 juin 2015

«Mais il avait une foule de toutes sortes de parents éloignés, essentiellement du côté de sa défunte femme, lesquels, tous, étaient presque dans la misère ; en outre, une multitude de toutes sortes de pupilles, garçons, et surtout filles, qu'il avait entretenus et qui, tous, attendaient des petites parts de son héritage, et c'est pourquoi tout le monde aidait la générale à avoir l'oeil sur le vieil homme. Il avait, en plus, une bizarrerie, depuis sa prime jeunesse, je ne sais pas seulement si elle était comique ou pas : celle de trouver des maris à des jeunes filles pauvres. Il les mariait depuis déjà vingt-cinq ans -soit des parentes éloignées, soit des belles filles de je ne sais quels cousins germains de sa femme, soit des filleules, il avait même marié la fille de son portier. Il commençait par les prendre chez lui, sous son toit, encore fillettes, il les faisait élever par des gouvernantes et des Françaises puis leur donnait une éducation dans les meilleurs établissements, et, à la fin, il les mariait avec une dot. Tout cela grouillait autour de lui à chaque seconde. Les pupilles, on comprend bien, une fois mariées, mettaient au monde d'autres fillettes, toutes les fillettes mises au monde cherchaient aussi à devenir pupilles, il devait être parrain à tour de bras, il devait souhaiter les fêtes de tout le monde, et tout cela lui plaisait beaucoup.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)
«On voyait arriver des banquiers en fuite, aux cheveux grisonnants et accompagné de leur femme, des hommes d'affaires avisé qui avaient laissé à Moscou des fondés de pouvoir chargés de garder la liaison avec le nouveau monde qui était en train de naître dans l'empire moscovite, des propriétaires qui avaient confié leurs immeubles, secrètement, à des intendants fidèles, des industriels, des marchands, des avocats, des hommes politiques. Des journalistes de Moscou et Saint-Petersbourg, vendus, cupides et lâches. Des cocottes. Des dames honnêtes, de familles aristocratiques. Leurs tendres filles, pâles débauchées pétersbourgeoises aux lèvres peintes de carmin. Des secrétaires de directeur de cabinet, de jeunes pédérastes actifs. Des princes et des grippe-sou, des poètes et des usuriers, des gendarmes et des actrices des théâtres impériaux. Cette foule, se glissant par les fissures, faisait route vers la Ville.»

La Garde blancheMikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)
«Bien sûr, les deux êtres sexuées qui restent en ce monde pendant que Séraphita le quitte vont désormais pouvoir dénier leur sexualité en s'identifiant à l'hermaphrodite qui a traversé leur vie. Ce qui est conforme à notre idéal commun et nous donne des passages assez impayables, en particulier dans le dénouement :
"- Donne moi la main, dit la Jeune Fille, si nous allons toujours ensemble, la voie sera moins rude et moins longue.
- Avec toi seulement, répondit l'Homme, je pourrai traverser la grande solitude, sans me permettre une plainte.
- Et nous irons ensemble au Ciel, dit-elle."

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

vendredi 5 juin 2015


«A la vidéothèque de Spokane, le seul cinéaste non américain que l’on pouvait trouver en DVD était Rohmer, et pendant longtemps j’ai pensé que c’était une superstar en France et que, dans votre pays, tout le monde s’exprimait comme ses acteurs. Vous ne vous en rendez pas compte, mais le genre de plan fixe sur des gens qui sont tout occupés à meubler leur temps libre, que l’on trouve dans les contes rohmériens, pour un Américain, c’est quelque chose de violemment exotique. Et quand vous êtes à Spokane, vous n’avez pas d’autre idée que de fuir au plus vite…»

 Fort BuchananBenjamin Crotty (2015)

mardi 2 juin 2015

«Mes petits collègues n'échangeaient point d'idées entre eux. Rien que des formules, fixées, cuites et recuites comme des croutons de pensées. "Faut pas s'en faire !" qu'ils disaient. "On les aura !..." "L'Agent général est cocu !..."»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

Du choix du sujet en peinture au XIXe siècle...

«- Non ! monsieur, vous n'avez pas le droit de m'intéresser à des choses que je réprouve. Qu'avons nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d'enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l'atelier...»

L'Éducation sentimentaleGustave Flaubert. Librairie Générale Française (1972)

lundi 1 juin 2015

«Martine choisit des fruits décrépits, effroyables, des chevaux qui depuis longtemps ont cessé de s'ébahir des sites de l'enfer, charroient les marchandises que les fabriques livrent en ville ; des boulangers ambulants, au visage bien doré, en blouse blanche, s'égosillent et jonglent avec les brioches, les jetant très haut, les rattrapant au vol et les faisant tourbillonner encore ; à cette fenêtre encadrée de glycines, quatre télégraphistes en liesse boivent, trinquent, lèvent la coupe à la santé des promeneurs ; notre célèbre virtuose en calembours, un vieux goinfre à toupet, en culottes de soies rouges, dévore en se brûlant les doigts des gaufres frites devant le kiosque aux Petits-Etangs ; voici qu'un volet s'entrouvre dans les nuages et aux sons d'un orchestre à vent, un soleil pommelé court par les rues en pente, risque un œil dans les ruelles ; les passants marchent vite, cela sent le tilleul, la carburine, la poussière mouillée ; le jet d'eau inextinguible près du mausolée du capitaine Songe arrose copieusement dans sa chute cet officier en pierre, le bas-relief à ses pieds d'éléphant et les roses qui se balancent ; les yeux baissés, Martine rentre au logis, le filet bondé, et derrière elle, à trois pas, trottine un freluquet à cheveux blonds...»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)
Troisième partie de la soirée des Talens réunis du 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes.