vendredi 30 mai 2014

«D'autres séances étaient encore supérieures en comique. L'air secret, le bienveillant Pnine, préparant les enfants pour la merveilleuse surprise qu'il avait eue lui-même jadis et montrant déjà, en un sourire qu'il ne parvenait pas à réprimer, la série incomplète mais formidable de ses dents jaunies, Pnine ouvrait à l'endroit marqué par l'élégant signet de simili cuir un livre russe dépenaillé. Il ouvrait le livre, et, à ce moment précis, neuf fois sur dix, l'expression d'une détresse absolue bouleversait ses traits plastiques. Bouche béante, fébrile, il feuilletait vers la gauche et vers la droite à travers le volume, et de longues minutes se passaient parfois avant qu'il eût trouvé la bonne page, ou qu'il se fût convaincu de ce que la page marquée, après tout, était la bonne.»

Pnine. Vladimir Nabokov. Gallimard (1962)

mercredi 28 mai 2014

«Mais sans remuer la main, il regarderait toujours dehors, attendant peut être ce désastre, sachant pourquoi il ne peut plus bouger, ignorant par conséquent, depuis combien de temps il est là. Il pourrait tout aussi bien se trouver ailleurs. Au bord de la mer. Sur une route. Sur une scène, spécialement agencée. Son propre point de vue, d'où il pourrait assister aux différentes phases de ce qui se produirait, n'exclurait les autres, précisément, que dans la mesure où il les contient tous simultanément. Dans sa main, mais était-ce bien la sienne - cette main qui prolongerait un bras insensibilisé - la tasse de café serait remplacée par un demi de bière, la bière par un deuxième verre de vin et le premier verre de vin par une autre tasse de café. Entre deux doigts de ce qu'il présumerait être son autre main, une cigarette consumée se rallumerait. Un briquet argenté serait posé à côté d'un paquet bleu qui se viderait, se chiffonnerait, sauf quand il serait encore intact, clos par une bande papier blanc, bientôt arrachée...»

Les Aventures d'une jeune fille. Jean-Edern Hallier. Editions du Seuil (1963)

mardi 27 mai 2014

«Je comprends seulement maintenant l'une des choses que répétait le maître, la sensation de viser à côté de la cible, de ne pas être au coeur de ce qu'on a à dire, ce qu'on a à faire, de se heurter à l'épaisseur du réel, à une paroi impossible à percer ou à contourner - tels étaient ses mots - de ne pouvoir passer de l'autre côté.
Le chant, disait-il, est une tentative d'atteindre l'infini. La voix s'étire comme un arc bandé puis la flèche est lancée et plonge en plein coeur ou tombe à côté. Avez-vous éprouvé cette sensation, disait-il, cette sorte de douleur, ce serrement de coeur quand on vous dit quelque chose de particulièrement juste ou d'effrayant, d'émouvant, quelque chose qui vous atteint ? Cela arrive dans la musique et c'est ce que je cherche à produire, cette douleur douce. Mais ce but nous échappe et même quand un morceau est achevé, on ne sait pas si la flèche s'est plantée au coeur ou si elle est retombée à côté, jusqu'au moment d'entendre le morceau interprété - on ne sait pas si on a réussi ce qu'on voulait et si tel était le cas, il est trop tard.»

Conversation avec le maître. Cécile Wajsbrot. Denoël (2007)


lundi 26 mai 2014

Projet Poubelle-bis (15)

«On ne sait pas ce que c'est que l'amitié. On n'a dit que des sottises là-dessus. Quand je suis seul, je n'atteins jamais à la certitude où je suis maintenant. Je crains la mort. Tout mon courage contre le monde n'aboutit qu'à un défi. Mais, en ce moment, je suis tranquille. Nous deux, comme nous sommes là, en bécane, sur cette route, par ce soleil, avec cette âme, voilà qui justifie tout, qui me console de tout. N'y aurait-il eu que cela dans ma vie, que je ne la jugerais ni sans but, ni même périssable. Et n'y aurait-il que cela, à cette heure, dans le monde, que je ne jugerais le monde ni son bonté, ni sans Dieu.»

Les Copains. Jules Romains. Librairie Gallimard (1922)

Extrait de l'Éloge du sein des femmes (2)







« Avant de déterminer la forme et les qualités qui rendent une gorge parfaite, examinons en quoi consiste la beauté d’une femme. Il faut, dit-on, qu’elle réunisse les trente points suivants :

La jeunesse
Taille ni trop grande ni trop petite.
N’être ni trop grasse ni trop maigre.
La symétrie et la proportion de toutes les parties. 
De beaux cheveux longs et déliés.
La peau délicate et polie.
Blancheur vive et vermeille.
Un front uni.
Les tempes non enfoncées.
Des sourcils comme deux lignes.
L’oeil bleu, à fleur de tête ; et le regard doux.
Le nez un peu long.
Des joues un peu arrondies, avec une petite fossette
Le rire gracieux.
Des lèvres de corail.
Une petite bouche.
Dents blanches et bien rangées.
Le menton un peu rond et charnu, avec une fossette au bout.
Les oreilles petites, vermeilles et bien jointes à la [tête].
Un cou d’ivoire.
Un sein d’albâtre.
Deux boules de neige.
Une main blanche, longue et potelée.
Les doigts terminés en pyramides.
Des ongles de nacre, de perle, tournés en ovale.
L’haleine douce.
La voix agréable.
Le geste libre et sans affectation.
Le corsage délié.
La démarche modeste.»

Eloge du sein des femmesMercier de Compiègne. (1873)

dimanche 25 mai 2014


«Dès qu'Alexandre s'adonna à l'observation des manifestations divines, son intelligence en fut troublée et il devint craintif. Il n'y avait pas d'événement insolite ou étrange, si mince fût-il, dont il ne tirât un prodige et un signe : le palais royal était plein de gens qui faisaient des sacrifices, des purifications ou des prophéties, et remplissaient Alexandre de sottises et de terreurs. Tant il est vrai que si l'incrédulité et le mépris des choses divines sont redoutables, la superstition n'est pas moins dangereuse : comme l'eau, elle se dirige toujours vers ce qui va vers le bas.»

Vies parallèles : AlexandrePlutarque. Quarto Gallimard (2001)

samedi 24 mai 2014


Plus tu es heureux, plus t'acceptes les autres
Si tu t'aimes un peu, alors t'aimes les autres

C'est pas question d'orgueil, c'est question de repos
Si t'as envie de vivre, tu décourbes ton dos

Tu te couvres d'un linge que tu as délavé
A l'eau des dinosaures "culture et société"
Quand tu étais petit, souviens-toi de ces marques,
On t'apprenait déjà que jouir c'était le diable
Tu n'as pas rétabli le moulage des cons
Il est dans la fosse commune de ta conscience
La même qui te parlait de cette moralité
A te faire bander devant les pissotières

Plus, plus tu es heureux, mieux t'acceptes les autres
Si tu t'aimes un tout petit peu, alors t'aimes les autres
C'est pas question d'orgueil, c'est question de repos
Si t'as envie de vivre, tu décourbes ton dos

Tu remplaces le marbre qui gît dans ton cerveau
Dans des feuilles de buis qui claquent quand on les brûle
Écoute les enfants piaffer autour de toi
Cette petite fille qui te demandera :
Est-ce que tu as toujours des étoiles sur toi ?
Est-ce que les pierres crient quand, quand la source les noie ?
Est-ce que les fourmis ont des sacs de rêve
A cheval sur leur dos, qu'elles portent à leur tanière ?

Tu n'as pas inscrit ta fiche perforée
Dans nos amours pirates, tu aimes comme tu respires
Un arabe est passé, tu as envie de lui
Je le regarde pénétrer dans ton sourire
Y a pas de prophétie à faire avec tout ça
Tu le découvres un jour, tout seul, ou tu le découvres jamais
Mon copain Isidore s'est fait une famille
En écoutant piailler des rossignols, la nuit

Plus, plus tu es heureux, plus t'acceptes les autres
Si tu t'aimes un tout petit peu, alors t'aimes les autres
C'est pas question d'orgueil, c'est question de repos
Si t'as envie de jouir, tu décourbes ton dos
Alors, que tu sortes à peine de ton carcan social
Où que tu te sentes prêt à plonger dans l'espace
Cela importe peu, ce qui est important
C'est que tu brûles enfin, que ça remue dedans

Un jour, nous aurons des manuels de politique interne
Certains bouquins d'Histoire à foutre dans les poubelles
Ce sera l'avènement des sens débridés
Des gens qui se pénètrent sans se présenter
- Comment, ah, comment tu t'appelles ?
- Qu'est-ce que tu fais dans la vie ?
- Combien t'as de médailles ?
- T'es de quel parti ?
T'as pas du tout besoin d'avoir des références
Ni te justifier dans cette merde immense
Ton monde est dans ton ventre d'abord,
Ensuite c'est dans ta tête que tu es heureux

Plus tu es heureux, plus t'acceptes les autres
Si tu t'aimes un peu, alors t'aimes les autres
C'est pas question d'orgueil, c'est question de repos
Si t'as envie de vivre, tu décourbes ton dos.


Plus tu es heureux. Morice Bénin. (Je vis, 1975)
«Puis un jour de printemps se leva. Les pommiers fleurissaient sur les pentes des collines, et leurs couronnes, sous la brise, ressemblaient à des cloches qui se balancent. Je fermais les yeux pour entendre leur son de velours. Et puis je les ouvris et j'aperçus Lucie en blouse bleue, une pioche à la main. Elle regardait en bas vers la vallée, et elle souriait.
J'observais ce sourire, et je me concentrais avidement dans sa lecture. Est-ce possible ? Jusqu'ici, l'âme de Lucie avait été une fuite continuelle, fuite devant le passé et devant l'avenir. Tout lui faisait peur. Le passé et l'avenir étaient pour elle des maelströms. Elle s'accrochait avec angoisse au canot percé du présent, labile refuge. 
Et voilà qu'aujourd'hui elle sourit. Sans motif. Juste comme ça. Et ce sourire m'annonçait qu'elle regardait l'avenir avec confiance. Et je me sentais comme un navigateur débarquant après des mois sur un rivage. J'étais heureux. Adossé à un tronc biscornu, j'avais refermé les paupières. J'écoutais la brise et le chant des pommiers blancs, j'entendais les trilles des oiseaux et ces trilles des oiseaux et ces trilles se transformaient devant mes yeux fermés en mille lumières que portaient d'invisibles mains comme pour une fête. Je ne voyais pas ces mains, mais j'entendais les tons aigus des voix et il me semblait que c'étaient des enfants, un cortège gai d'enfants... Soudain sur mon visage, une main s'est posée. et une voix : "Vous êtes si bon, monsieur Kostka..." Je n'avais pas rouvert les yeux. Je n'avais pas bougé la main. Je voyais toujours les voix de petits oiseaux changées en farandole de lampions, j'entendais toujours tintinnabuler les pommiers. Plus faible, la voix s'achevait :"Je vous aime..."
Peut être aurais-je dû attendre cet instant, et puis m'en aller très vite, puisque ma tâche était remplie. Mais avant de comprendre quoi que ce soit, la faiblesse me paralysa. Nous étions tout seuls dans ce paysage ouvert, au milieu des pauvres pommiers ; j'embrassai Lucie et m'étendis avec elle dans le lit de la nature.»

La Plaisanterie. Milan Kundera. Gallimard (1985)

vendredi 23 mai 2014

««Cela pouvait durer jusqu’à l’heure de la partie de chinese checkers, mais seulement s’il y avait de la lumière chez les filles de Trinidad, dans l’attente d’entrevoir celle qui occupait ma tête, ou qu’elle remarquât ma présence en bas, rôdeur aux aguets qui allait et venait et  qui, au lieu de se cacher, s’exposait en déambulant au milieu de la chaussée dans l’espoir que l’on repérât son manège à la bizarrerie de son comportement, et parvenu à ses fins s’il avait réussi à intriguer, si l’on était venu à soupçonner en lui un individu inquiétant, dont on n’aurait su jusqu’où il pouvait aller. Je devais concevoir cela comme une façon de me rendre intéressant et de me signaler à l’attention des filles [...].»

L'Amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)

mercredi 21 mai 2014

«Les jours étaient d'une torridité infernale. On voyait nettement au-dessus des champs, chatoyer de lourdes nappes de chaleur transparentes. Mais les nuits étaient merveilleuses, ensorceleuses, smaragdines. 
La lune brillait et enveloppait l'ancien domaine des Chérémétiev d'une beauté qui défie toute description. Le palais, transformé en sovkhose, était phosphorescent, on eût dit qu'il était en sucre. ; le parc était plein d'ombres vacillantes, et, dans le clair obscur des étangs, les rayons obliques de la lune côtoyaient d'insondables ténèbres. Là où régnait le clair de lune, on aurait pu lire sans difficulté les Izvestia, à l'exception de la rubrique des échecs, imprimée en tout petits caractères. Mais cela tombe sous le sens, qui donc lirait les Izvestia quand la nuit est si belle ?...
Dounia, le femme de ménage, se trouvait par hasard dans un bosquet derrière le sovkhose, et, pure coïncidence, il y avait là aussi, nanti d'une belle paire de moustaches rousses, le chauffeur de la camionnette déglinguée du sovkhose. Qu'y faisaient-ils ? Nul ne le sait. Ils avaient trouvé refuge dans l'ombre peu fournie d'un orme, à même le manteau de cuir du chauffeur, préalablement déployé contre terre. Cependant que dans la cuisine du sovkhose, à la lueur d'une ampoule électrique, dînaient deux maraîchers, tandis que Mme Rokk, vêtue d'une capote banche, était assise dans la véranda à colonnade et rêvait en contemplant la lune resplendissante.»

Les Œufs fatidiques. Mikhaïl Boulgakov. L'Âge d'Homme (1987)

mardi 20 mai 2014

Extraits illustrés de "Phèdre" de Platon (4)


«[...] mis à part ceux qu'un naturel divin dégoûte de l'injustice ou encore que l'emprise d'un savoir tient éloignés d'elle ; il ne se trouve personne parmi les autres qui soit juste de son plein gré ; et si on blâme l'injustice, c'est que le manque de courage, la vieillesse, ou quelque autre faiblesse rend impuissant à la commettre.»

La République. Platon. GF Flammarion (2002)

samedi 17 mai 2014

«Il me mena voir sa belle écurie où il y avait de superbes chevaux, puis sa galerie de tableaux, puis sa bibliothèque, et enfin son petit appartement et ses livres choisis, tous défendus. Après cela il me fait jurer le secret sur ce qu'il allait me lire. C'était une sanglante satire contre toute la cour, où je n'ai rien compris. Je n'ai jamais gardé un secret plus fidèlement que celui-là.»

Histoire de ma vie. Jacques Casanova de Seingalt. Bouquins Robert Laffont (2006)
«Le prisonnier qui ressemblait le plus à Crassus, Caïus Paccianus, vêtu d'un habit royal de femme et dressé à répondre aux noms de Crassus et d'imperator, était traîné à cheval. Devant lui, des trompettes et des licteurs s'avançaient sur des chameaux ; à leurs faisceaux étaient attachés des bourses et à leurs haches des têtes de Romains fraîchement coupées. Suivaient des hétaïres et des musiciennes de Séleucie qui lançaient dans leurs chansons, force moqueries et railleries sur le caractère efféminé et lâche de Crassus. Tout le monde assista à ce spectacle.»

Vie parallèles : Crassus. Plutarque. Quarto Gallimard (2001)

mercredi 14 mai 2014

Projet Poubelle-bis (14)

«Ils ont remué devant moi un tison fascinant, celui de l'action. Ils m'ont fait croire qu'ils s'étaient arrachés à la foule inerte qui comble ce temps. Mais Caël est plus lâche qu'un boursier. Leur esprit est un inénarrable carambolage de riens. Des ignorantins sans réflexion, sans doctrine, sans être.  Des charlatans qui simulent, avec des petits trucs infimes, le drame humain dont ils ont ouï-dire. Ils se sont mis sur le dos la défroque des docteurs et des prophètes. Ils ne pensent à rien, ils ne savent rien, ils ne veulent rien, ils ne peuvent rien. Mais ils avaient mis la main sur le tison de l'action. Trublions, intrigants maigres ambitieux, il leur suffisait de faire des étincelles autour d'eux. Ils ne pouvaient que simuler la puissance, et cette situation leur suffisait. Ils ont agité le tison de l'action devant nos yeux, et par ce simulacre ils se sont saisis du seul Paul. Ils ont voulu lui faire faire quelque chose, n'importe quoi, ils ne peuvent rien faire eux-mêmes. Ils ont obtenu seulement qu'il se détruise. Cette infâme singerie de puissance a réjoui leur esprit de singes ; pourtant à l'heure qu'il est ils en meurent de peur.»

Gilles. Drieu La Rochelle. Gallimard (1939)

mardi 13 mai 2014

«Au cours du semestre d'automne de cette année 1950 les inscrits aux cours de russe étaient respectivement de un pour le Groupe des Moyens (Betty Bliss, sérieuse et potelée), de un, mais purement nominal (Ivan Dub, qui jamais ne devait se montrer) pour les Avancés, de trois pour le Groupe des Débutants, à savoir : Joséphine Malkine, aux aïeux originaires de Minsk ; Charles McBeth, dont la prodigieuse mémoire, qui avait déjà expédié dix langues étrangères, était prête à en ensevelir une dizaine d'autres encore ; et la languissante Eileen Lane, à qui l'on avait fait croire qu'il suffisait d'apprendre l'alphabet russe pour pouvoir lire facilement Anna Karamazov dans la version originale.»

Pnine. Vladimir Nabokov. Gallimard (1992)

lundi 12 mai 2014

Extraits illustrés de "Phèdre" de Platon (3)


« À Paris, nos parents nous attendaient dans une gaieté un peu factice. Ils n'avaient pas l'air reposé de gens qui rentrent de vacances. Ils étaient fatigués, tendus et, malgré leurs efforts, vite agressifs l'un envers l'autre. Surtout mon père. il regrettait ensuite ses mouvements d'humeur, demandait pardon, accusait cette convalescence qui  n'en finissait pas, les douleurs qui reprenaient et dont il ignorait la cause.
Maman l'avait installé dans la salle à manger. Ma chambre se trouvait juste au-dessus. Le plancher était si mince qu'il m'arrivait de l'entendre gémir la nuit ou encore le jour, lorsqu'il se croyait seul dans l'appartement. Et plus tard crier quand les souffrances devinrent telles que le palfium même ne suffisait plus à le calmer.»

Hymnes à l'amour. Anne Wiazemsky. Gallimard (1996)

dimanche 11 mai 2014

«Une triperie
Deux pierres trois fleurs un oiseau
Vingt-deux fossoyeurs un amour
Le raton laveur
Une madame untel
Un citron un pain
Un grand rayon de soleil
Une lame de fond
Un pantalon
Une porte avec son paillasson
Un Monsieur décoré de la légion d'honneur
Le raton laveur
Un sculpteur qui sculpte des Napoléon
La fleur qu'on appelle souci
Deux amoureux sur un grand lit
Un carnaval de Nice
Une chaise trois dindons un ecclésiastique
Un furoncle une guêpe
Un rein flottant
Une douzaine d'huîtres
Une écurie de courses
Un fils indigne
Deux pères dominicains
Trois sauterelles un strapontin une fille de joie
Trois ou quatre oncles Cyprien
Le raton laveur
Une mater dolorosa deux papas gâteau
Trois rossignols deux paires de sabots cinq dentistes
Un homme du monde
Une femme du monde
Un couvert noir deux cabinets
Deux petite suisses un grand pardon
Une vache un samovar
Une pinte de bon sang
Une monsieur bien mis un cerf volant
Un régime de bananes une fourmi une expédition coloniale
Un cordon sanitaire trois cordons ombilicaux
Un chien du commissaire un jour de gloire
Un bandage herniaire
Un vendredi soir
Une chaisière un oeuf de poule
Un vieux de la vieille
Trois hommes de guerre
Un François premier
Deux Nicolas II
Trois Henri III
Le raton laveur
Un père Noël
Deux soeurs latines
Trois dimensions
Mille et une nuits
Sept merveilles du monde quatre points cardinaux
1 2 3 4 heures précises douze apôtres
Quarante-cinq ans de bons et loyaux services
Deux ans de prison six ou sept péchés capitaux
Trois mousquetaires
Vingt mille lieues sous les mers
Trente-deux positions
Deux mille ans avant Jésus-Christ
Cinq gouttes après chaque repas
Quarante minutes d'entracte
Une seconde d'inattention
Et naturellement
Le raton laveur»

Inventaire. Jacques Prévert (1938)
«Je vais vous perdre !... ah l'exaspérante habitude qu'ont les vieillards de se faire reluire avec leur jeunesse, leurs plus petites insignifiances, pipis de travers, coqueluche en nourrice, leurs langes souillés... moi qui les vois là tous les jours dans mon journal habituel, photographiés dos, faces, profils, si contents d'eux, tout en viande blette, fanons, temporales comme ça en déroute, si mûrs pour les vivisections et si heureux d'être si gâtés, vedettes aussi admirées que le Kidnappeur de la rue Torchon et le superstar Brillantine... Formidable Gouverneurs de ci... fantastiques maréchaux du Vent... je les enverrai tous au marbre, nous présenter bien leur bazar pinéal, pancréas, prostate, qu'on voie comme est fait l'évidé bavard, son vrai de vrai soi, nature...»

Rigodon. Louis-Ferdinand Céline. Gallimard (1969)

samedi 10 mai 2014

Sédimentation contemporaine de l'Histoire

«L'assassinat d'Allende a bien vite recouvert le souvenir de l'invasion de la Bohême par les Russes, le massacre sanglant du Bangladesh a fait oublier Allende, la guerre dans le désert du Sinaï a couvert de son vacarme les plaintes du Bangladesh, les massacres du Cambodge ont fait oublier le Sinaï, et ainsi de suite, et ainsi de suite et ainsi de suite, jusqu'à l'oubli complet de tous.
A une époque où l'Histoire cheminait encore lentement, ses évènement peu nombreux s'inscrivaient aisément dans la mémoire et tissaient une toile de fond connue de tous devant laquelle la vie privée déroulait le spectacle captivant de ses aventures. Aujourd'hui, le temps avance à grands pas. L'événement historique, oublié en une nuit, scintille dès le lendemain de la rosée du nouveau et n'est donc plus une  toile de fond dans le récit du narrateur, mais une surprenante aventure qui se joue sur l'arrière-plan de la trop familière banalité de la vie privée.»

Le Livre du rire et de l'oubli. Milan Kundera. Gallimard (1985)

Marginalité de la musique pour un roi grec

«On raconte que quelqu'un lui ayant demandé, dans un banquet, quel joueur d'aulos lui paraissait le meilleur, Python ou Caphisias, il répondit : "Le meilleur général est Polyperchon", pour montrer que la stratégie était le seul sujet qu'il convenait à un roi d'étudier et de connaître.»

Vies parallèles : Pyrrhos. Plutarque. Quarto Gallimard (2001)

vendredi 9 mai 2014

Épiphanie artefactuelle (5)



Le chant
C'est comme l'eau d'un ruisseau

qui coule sur des galets,
Vers la source

C'est la promesse
De la source au soleil.
Le chantGuillevic.  Gallimard (1990)

Projet Poubelle-bis (13) : tentative d'autoportrait (2)

«Sa vie encombrée de misères, d'entraves, de conflits avec les grands et les sots, de défaites épiques ou minables lui laissait encore moins d'aigreur que de curiosité et d'exaltation. Trop orgueilleux pour se complaire dans l'amertume, s'il flairait une rechute il donnait du talon, élevait le débat, se taillait des revanches dans le commentaire et la faconde. Il excellait dans ces rétablissements à grands coups de gueule. Vivant presque toujours au-dessus, au-dessous ou au-delà du quotidien, il portait en lui un monde de catastrophes et d'espoirs dont il se libérait par le discours. Et j'ai dit quels discours : une espèce de déconnage orphique, un galimatias d'anthologie avec des contre-pèteries jaillies de source et des coq-à-l'âne qui donnaient à réfléchir. Une diction magique surtout. Je ne me donnais pas toujours la peine de l'écouter, mais l'accent me gardait attentif.»

Bande à part. Jacques Perret. Gallimard (1951)

jeudi 8 mai 2014



«La passion et le désir qu’elle avait éveillés en moi tendaient avec force à une première fois, et que dans une telle tension vers cet objectif en tant que moment romanesque et qu’extase romantique, que toute sexualité antérieure m’apparaissait comme archaïque et vaguement hygiéniste, en tous cas dépassée. Je n’ai aucun souvenir de m’être masturbé en pensant à ce que serait un premier rapport avec Barbara, car j‘étais tout entier dans la préparation de l’acte lui-même, en grandeur réelle, avec sa dramaturgie sa gestuelle - sa chorégraphie - et son décor. Grâce aux lieux, aux circonstances, aux personnes, à mon emploi du temps, à l’organisation des journées, je savais que tout était possible et que, à côté de mon univers d’enfance, à côté des autos miniatures et de mon avion modèle réduit en balsa, il y avait une histoire vraie, à la fois échelle réelle et construite comme un roman, qui était ma relation avec Barbara et ce à quoi elle devait aboutir : je m’étonne encore de l’assurance qui était la mienne - aveugle et, de ce fait clairvoyante - et de la certitude où j’étais de parvenir à mes fins, car s’il m’arrivait de douter que mon avion en balsa, avec son moteur à éther, parvînt à voler correctement sans s’écraser au sol au moindre coup de vent ou à cause de quelques défauts de fabrication ou négligence, je ne doutais pas une seconde que Barbara s’ouvrirait à moi et que je pénètrerais en elle comme dans un milieu, un corps où, depuis toujours, j’avais su me mouvoir, nager ou voler. Le premier vol de mon avion en balsa me semblait beaucoup plus incertain que cette première plongée entre les cuisses d’une fille.»

L'Amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)

mardi 6 mai 2014

«- J'avais tellement plus besoin de maman qu'Aurore n'a besoin de moi... A son âge, je me séparais d'elle parce qu'il le fallait, parce que nous étions d'accord sur quelques points : mon indépendance de jeune fille, etc. Mais d'une certaine façon, je la laissais la mort dans l'âme...
Elle s'interrompit rêveuse.
- La mort dans l'âme, quelle drôle d'expression.
Elle servait Catherine et Annie se servait. Elle resta quelques secondes la cuillère dans la bouche.
- Pas tout à fait crème à la vanille, pas tout à fait crème brûlée... C'est vraiment la crème de maman ! Je suis contente de l'avoir aussi bien réussie. Toutes mes tentatives, auparavant, ont été approximatives. Et ici, je la réussis du premier coup ! C'est à cause de ta maison, Cathie !»

Marimé. Anne Wiazemsky. Gallimard (1991)

lundi 5 mai 2014

Extraits illustrés de "Phèdre" de Platon (2)


Réminiscence antique....

«[Gygès le lydien] était un berger au service de celui qui régnait alors sur la Lydie. Après un gros orage et un tremblement de terre, le sol s'était fissuré et une crevasse s'était formée à l'endroit où il faisait paître son troupeau. Cette vue l'émerveilla et il y descendit pour voir, entre autres merveilles qu'on rapporte, un cheval d'airain creux, percé de petites ouvertures à travers desquelles, ayant glissé la tête, il aperçut un cadavre, qui était apparemment celui d'un géant. Ce mort n'avait rien sur lui, si ce n'est un anneau d'or à la main qu'il prit avant de remonter. A l'occasion de la réunion coutumière des bergers, au cours de laquelle ils communiquaient au roi ce qui concernait le troupeau pour le mois courant, notre berger se présenta portant au doigt son anneau. Ayant pris place avec les autres, il tourna par hasard le chaton vers la paume de sa main. Cela s'était à peine produit qu'il devint invisible aux yeux de ceux qui étaient rassemblés autour de lui et qui se mirent à parler de lui, comme s'il avait quitté l'assemblée. Il en fut stupéfait et, manipulant l'anneau en sens inverse, il tourna le chaton vers l'extérieur : ce faisant, il redevint aussitôt visible.»

La République. Platon. Garnier-Flammarion (2004)
«Et qui va laver ton linge ? dit ma mère.
J'avais terminé mes études et conquis un des grades les plus élevés de l'Université. J'étais libéré de mes obligations militaires et prêt pour la vie. Mais un cordon ombilical m'attachait encore à ma mère : mes chemises. 
Je revis cette montagne de linge que ma mère m'avait lavée, repassée, raccommodée, depuis mon enfance. Ces chaussettes que mon pouce perçait toujours.
- Je ne sais ce que tu fais avec ton pouce, disait-elle. Il doit être en fer.
Ma mère lavait dans l'évier de la cuisine, au quatrième étage de la rue Pargaminières à Toulouse. La cuisine s'emplissait d'une vapeur suffocante. Elle devait ouvrir la fenêtre par laquelle soufflait du toit, en hiver, un froid qui  lui perçait le dos. L'été, à Villeneuve, elle installait sa planche à laver dans le jardin. Elle frottait avec une telle frénésie que mon père disait : Tu vas te rendre malade ! Il la menaçait de lui cacher le savon. Surtout, à certains moments, mystérieux, où elle n'aurait pas dû laver et dont il parlait, à voix basse, avec des  allusions que je ne comprenais pas.
Je voyais ma mère, environnée, depuis mon enfance, de ruisseaux de savonnade, tordant le linge, le frappant contre la planche pour en exprimer tout le jus. Courbée, les hanches tressautantes, inondée de sueur. Pour aboutir aujourd'hui à cette question, qui butait contre mon ingratitude :
- Et qui va laver ton linge ?»

Le Naïf aux quarante enfants. Paul Guth. Editions Albin Michel (1955)

jeudi 1 mai 2014

«Les petits vieux étaient assis sur un banc devant la cimenterie, ils s'invectivaient, s'empoignaient par le revers de la veste et se hurlaient aux oreilles.
De la poussière de ciment tombait en bruine sur le paysage, tous les jardins et les maisons étaient recouverts d'une fine pellicule de chaux.
Et je suis parti me promener dans les champs poussiéreux. Sous un poirier esseulé, un bonhomme tout riquiqui coupait de l'herbe à la faucille.
"Dites-moi, qu'est-ce que c'est que ces pépés braillard, là-bas, à la loge du gardien ?
- Ah, à la loge principale ? C'est nos retraités", dit le bonhomme tout riquiqui en continuant à couper son herbe.
Je fais : "Ils en ont, une belle vieillesse !
- Oui, hein, dit le bonhomme, je me fais déjà toute une fête à l'idée que d'ici quelques années, moi aussi, je serai assis là-bas.
- Savoir si vous arriverez à la retraite !
- Oh pour ça, c'est sûr ! Ici la région est excessivement saine. La longévité, c'est soixante-dix ans", dit le petit homme en fauchant d'une main alerte son herbe, qui dégage de la poussière de ciment comme un feu de bois humide sa fumée.»

Les Palabreurs. Bohumil Hrabal. Editions Albin Michel (1991)

Extraits illustrés de "Phèdre" de Platon (1)