lundi 31 août 2015

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (7)

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«Quand l'idéologie, devenue absolue par la possession du pouvoir absolu, s'est changée d'une connaissance parcellaire en un mensonge totalitaire, la pensée de l'histoire a été si parfaitement anéantie que l'histoire elle-même, au niveau de la connaissance la plus empirique, ne peut plus exister. La société bureaucratique totalitaire vit dans un présent perpétuel, où tout ce qui est advenu existe seulement pour elle comme un espace accessible à sa police.»

La Société du SpectacleGuy Debord. Éditions Gallimard (1992)


dimanche 30 août 2015

«Au soir de cette noce mi-paysanne, mi-bourgeoise, des groupes où éclataient les robes des filles obligèrent l'auto des époux à ralentir, et on les acclamait. Ils dépassèrent, sur la route jonchée de fleurs d'acacia, des carrioles zigzagantes, conduites par des drôles qui avaient bu. Thérèse, songeant à la nuit qui vint ensuite, murmure : "Ce fut horrible..." puis se reprend : "Mais non... pas si horrible..." Durant ce voyage aux lacs italiens, a-t-elle beaucoup souffert ? Non, non ; elle jouait à ce jeu : ne pas se trahir. Un fiancé se dupe aisément ; mais un mari ! N'importe qui sait proférer des paroles menteuses ; les mensonges du corps exigent une autre science. Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse, cela n'est pas donné à tous. Thérèse sut plier son corps à ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. Ce monde inconnu de sensations où un homme la forçait de pénétrer, son imagination l'aidait à concevoir qu'il y aurait eu là, pour elle aussi peut être, un bonheur possible - mais quel bonheur ? Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu'il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté.»

Thérèse Desqueyroux. François Mauriac. Bernard Grasset (1927)

Description du projet Poubelle et Poubelle bis

Ce projet est né, il y a bien des lustres, d’une discussion avec Stéphane Jammes de Bloc-Secret, émission à vocation hardiment littéraire de Radio-Radio, radio associative toulousaine. Nous dressions, fougueusement,  le panorama de rue toulousaines encombrées de poubelles. Et au milieu d’entr’elles, des livres. Pieusement, nous décidâmes qu’il fallait, obligation stricte, les ramasser, les feuilleter et même les lire en essayant de deviner pourquoi ils avaient subi un tel sort d'abandon. La dernière étape est sortie d’elle-même comme le diable de sa boite, avec la création de la Petite Boutique Fantasque. Il fallait faire adopter ces rebuts littéraires par des lecteurs enthousiastes qui leur donnerait voix à l’antenne. Ce projet a annexé aux livres du trottoir, des livres qui allaient s’y retrouver mais qui ont été interceptés à temps ! Nous avons voulu les différencier en les regroupant sous le projet Poubelle bis. Ce projet-là, bis, risque de devenir plus important que son aîné, car cela fait longtemps que des livres ne sont plus laissés facilement accessibles auprès des containers. En tous cas, cela fait longtemps que nous n’en avons plus trouvé...
Des extraits de ces livres, lus ou non dans la Petite Boutique Fantasque se retrouve ici, dans Les Espaces Combattants, où leurs confrontations avec les autres livres, ceux qui sont aimés et chéris, ressemblent aux paysages romantiques : vallées paisibles débouchant dans gouffres insondables et au milieu de la tempête.

samedi 29 août 2015

Muses galantes : deux hypothèses sur l'évolution de la musique

Selon Jérôme Ducros, l'atonalisme de Schönberg conduit la Musique à une impasse, à une rupture avec le public. Sa seule possibilité de survie serait le retour à la tonalité.
Mais on pourrait envisager, l'évolution de la Musique de manière plus fluide, plus expérimentale. Cette évolution passerait par des crises d’intellectualité aigüe pour revenir par différents trajets vers les oreilles pantouflardes des auditeurs. On rencontrerait des exemple de ce type au moins à partir du XVIIIe siècle français, à partir de la séparation irréversible de la musique populaire et de la musique savante, qui, auparavant, vivaient en parfaite harmonie.
Au XXIe siècle, la mutation musicale que nous subissons est une mutation technique avec arrivée de machines. Mais c'est une mutation somme toute assez mineure, ne nous y trompons pas !

Réminiscence personnelle (6)

«Je regardais la paillasse sans doute encore toute chaude et je savais que c'en était fini de  ce doux engourdissement qui depuis deux semaines me portait à travers le temps. Dès le début de mon incarcération, j'avais pris soin d'étouffer toute velléité de révolte : je détestais la colère impuissante et, ici, comme dehors, je voulais me persuader encore que j'avais la tête plus solide qu'eux tous. Ils haïssaient ma douceur parce que c'était une douceur sarcastique qui les irritait et cependant leur en imposait ; ils savaient bien qu'elle était ma seule arme.»

Oeuvres complètes : Le jeune homme qu'on surnommait Bengali. Louis-René des Forêts. Quarto Gallimard (2015)

vendredi 28 août 2015

Filmographie d'été (18bis)

«Une femme est une femme est construit autour de dix scènes de ménage, entre Émile et Angela essentiellement, permettant à Godard de revisiter toutes les formes des rapports de couple, et cela avec une "préchichion chientifique" comme le susurre Anna Karina. Autour du lit, pour une brosse à dents, avec le téléphone, par l'intermédiaire de stores qui se baissent ou se lèvent suivant que le couple se réconcilie ou se quitte, à vélo, grâce à des titres et des couvertures de livres, en répétant les phrases de l'autre comme un perroquet, ces possibles occupent un film qui, tout à la fois, conforte le personnage féminin typiquement godardien et en propose une inflexion notable : moins misogyne. Une femme est une femme est le portrait d'une indépendante, Angela, qui travaille, décide de sa vie, de ses amours et de sa maternité»
 
Godard : biographieAntoine de Baecque. Editions Grasset et Fasquelle (2010)

Filmographie d'été (18)



Une Femme est une femme. Jean-Luc Godard (1961). DVDY films
«A ma grande surprise, elle me fit asseoir sur le sol, tout contre le flanc du piano, et m'ordonna d'appliquer mon oreille sur la paroi d'ébène ; ce que je fis docilement. J'attendis déjà extasié.
[...]
Soudain, j'entendis sonner puissamment des cloches de bronze. D'abord un peu espacées, comme les premières gouttes d'une pluie d'été ; puis elles se rapprochèrent et se réunirent en accords triples et quadruples, qui tombaient en cascades les uns sur les autres, puis ruisselaient et s'élargissaient en nappes sonores, trouées tout à coup par une rebondissante grêle de notes rapides, tandis que le tonnerre grondait au loin dans de sombres basses qui résonnaient jusqu'au fond de ma poitrine.
Une tendre mélodie errait sous cet orage : elle s'élançait par moments vers le ciel, et grimpant jusqu'en haut du clavier, elle faisait trembler dans la nuit de blanches étincelles de musique.»

Le Temps des secrets. Marcel Pagnol. Presses Pocket (1976)

mercredi 26 août 2015

L'Éblouissement des prémisses (incipit 7)

«Un matin (il était trois heures et demie), au sortir d'un rêve agité, le docteur s'éveilla en sursaut : la clochette du portail d'entrée sonnait frénétiquement. Il poussa un grognement de colère, se leva d'un bond et courut pieds nus jusqu'à sa fenêtre dont il entrouvrit les persiennes avec précaution. Dans la cour pavée, en pleine lumière blafarde, une jeune fille cramponnée contre la porte tirait sans discontinuer le cordon d'une main nerveuse tandis que de l'autre elle se massait tout le corps vêtu seulement d'une chemise sale hâtivement rentrée dans sa jupe à tissu écossais.»

Oeuvres complètes : Les Coupables. Louis-René des Forêts. Quarto Gallimard (2015)

lundi 24 août 2015

Sur le baroque des Muses galantes !

«Le baroque a inventé les corps torturés. Il y a dans le spectacle des supplices où il se délecte quelque chose qui est la rencontre de Sade et de Bossuet (relire, de ce dernier, la longue description détaillée du martyre de saint-Gorgon). Ses tableaux et ses statues sont insupportables et scandaleux. Pourquoi ? Parce que c'est exactement ce qui ne doit pas être montré aux enfants. Et que donc, devant ces exhibitions, les parents qui s'imaginent ne plus être des enfants estiment avoir droit à la parole. Pour dire que ça les traumatise à travers leur fantasme d'enfant. Pour ne pouvoir jamais dire aussi à quel point c'est pire encore qu'ils ne l'imaginent. Car l'obscénité ne réside pas seulement  dans la mise en scène des gesticulations de souffrance ou d'extase, dans les trépignements précis des martyrs et les ravissements des miraculés. C'est toute l'architecture (de l'église ; y en a-t-il d'autre ?), toute l'histoire de l'architecture qui soudain casse son erre, fait des embardée, chavire furieusement et devient sculpture puis chair. Une architecture en train de muter follement en érections de statuaire, voilà ce qui ne  doit pas être vu à aucun prix par les petits d'hommes.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

dimanche 23 août 2015

«Ah ils semblaient aussi déchus que les gens de chez nous les Américains, après les heures verticales. Les femmes avaient les cuisses très pleines et très pâles, celles que j'ai pu bien voir tout au moins. La plupart des hommes se rasaient tout en fumant un cigare avant de se coucher.
Au lit ils enlevaient leurs lunettes d'abord et leur râteliers ensuite dans un verre et plaçaient le tout en évidence. Ils n'avaient pas l'air de se parler entre eux, entre sexes, tout à fait comme dans la rue. On aurait dit des grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s'ennuyer. Je n'ai aperçu en tout que deux couples à se faire à la lumière les choses que j'attendais et pas violemment du tout. Les autres femmes, elles, mangeaient des bonbons au lit en attendant que le mari ait achevé sa toilette. Et puis tout le monde a éteint.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Éditions Gallimard (1952)


samedi 22 août 2015

Filmographie d'été (16bis)

«Ce film est une fable, un apologue où le réalisme ne sert qu'à renforcer l'imaginaire. Et c'est ainsi que l'action et les événements décrits dans ce film peuvent très bien se situer n'importe où, à gauche, à droite, en face, à la fois un peu partout et nulle part. De même, les quelques personnages ne sont pas situés, ni psychologiquement, ni moralement et encore moins sociologiquement. Tout se passe au niveau de l'animal, et encore cet animal est-il filmé d'un point de vue végétal, quand ce n'est pas minéral, c'est à dire brechtien. Les carabiniers ne représentent pas davantage un pouvoir ou un gouvernement quelconque. Ils représentent le roi, un point c'est tout, comme dans les contes de fées (notre film est un conte de faits).»

Jean-Luc Godard

Filmographie d'été (16)



Les Carabiniers. Jean-Luc Godard (1963). Les Films de ma vie

Résonances contemporaines (15) : Festival des libertés (3) Caravansérail été vingt-quinze

«Il y a aussi une loi a contrario pour les idées : les idées vulgaires, rapides - elles sont comprises incroyablement vite et toujours par la foule, toujours par toute la rue ; bien plus, elles sont considérées comme les plus grandes et les plus géniales, mais - juste le jour de leur apparition. Ce qui n'est pas cher ne dure pas. Une compréhension rapide n'est que le signe de la vulgarité de l'objet à comprendre.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)
«"L'ignorance est le lot commun des hommes, avec l'abondance de paroles, mais le temps y pourvoira. Ayez des pensées nobles, ne soyez ni vain ni ingrat. Il faut marier les filles quand elles sont encore des jeunes filles pour l'âge, et déjà des femmes pour la raison" : par là il montre qu'il faut instruire même les filles. Il conseillait de faire du bien à son ami pour s'en faire un ami : car il faut craindre les blâmes de ses amis et les mauvais desseins de ses ennemis.»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : CléobuleDiogène Laërce. Garnier-Frères (1965)

vendredi 21 août 2015

Charmes de la relecture (2)

«Le jour étouffant des noces, dans l'étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l'harmonium à bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l'encens, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte  refermée, soudain la misérable  enfant se réveillait. Rien de changé, mais elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule. Au plus épais d'une famille, elle allait couver, pareille à un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l'autre, puis de proche en proche crée une forêt de torches. Aucun visage sur qui reposer ses yeux dans cette foule, hors celui d'Anne ; mais la joie enfantine de la jeune fille l'isolait de Thérèse : sa joie ! Comme si elle eût ignoré qu'elles allaient être séparées le soir même, et non seulement dans l'espace ; à cause aussi de ce que Thérèse était au moment de souffrir - de ce que son corps innocent allait subir d'irrémédiable. Anne demeurait sur la rive où attendait les êtres intacts ; Thérèse allait se confondre avec le troupeau de  celles qui ont servi.»

Thérèse Desqueyroux. François Mauriac. Bernard Grasset (1927)

Charmes de la relecture (1)

«Cependant une nuit ce glouton affamé fut réveillé par le souvenir douloureux d'une gelinotte qu'il avait vue disparaître entre les mâchoires de maître André : il entendit alors de si profonds gémissements qu'il crut  qu'on assassinait une femme et courut au secours de la malheureuse : la mère des compagnons lui répondit à travers la porte "qu"on n'avait pas besoin de lui", et lui demanda en terme assez crus s'il était vierge. A quoi le grand père ajouta un conseil d'une exécution facile et qui aurait pu le calmer à peu de frais.»

Le Temps des secrets. Marcel Pagnol. Presses Pocket (1976)

dimanche 16 août 2015

Filmographie d'été (15bis)

«C'est un "film de société" qui décrit l'adultère comme une série de fragments objectifs : des corps, des paroles, des faits, des trajets, des lieux, des actes, des mots, des images, c'est-à-dire un produit de la société contemporaine, de la "société de consommation" comme les sociologues commencent à l'appeler. La femme, son mari, son amant, font partie de ce monde des objets, au même titre qu'une voiture, un soutien-gorge, un parfum, une chambre d'hôtel, un film, un magazine, une salle de cinéma, un aéroport, dont la société fait commerce par l'intermédiaire de l'argent, des médias, de la publicité. Et tout, tous, sont filmés d'une même manière, objective, frontale, fragmentée, abstraite, cadrés en plan moyens ou en gros plans.»

Godard : biographieAntoine de Baecque. Editions Grasset et Fasquelle (2010)

Filmographie d'été (15)


Une femme mariée. Jean-Luc Godard (1964). Gaumont

«Ph. S. : Je n'ai rien contre les cathédrales. Je demande simplement si elles sont vues, si celui ou celle qui leur semblent attachés ont bien considéré la merveille italienne. Par exemple Florence, par exemple Venise, par exemple Rome, c'est-à-dire si, pour lui ou elle, ce qu'on appelle la Renaissance a eu lieu ou pas. Je vais me demander pourquoi nous devrions sauter du médiéval à aujourd'hui comme il y en a qui sautent tous les jours de l'Antiquité à aujourd'hui, en s'épargnant le reste du parcours. J'ai eu des conversations parfois extravagantes avec des individus divers qui n'auraient pas vu d'inconvénient à ce qu'une mosquée fonctionne au milieu de HLM, la parenthèses de l'art occidental "païen" étant considéré comme close. On peut imaginer aussi des synagogues au milieu de constructions en béton. Ou une église et une chapelle modernistes au milieu d'une banlieue misérable. Beaucoup ne trouvent pas ça grave.»

La Divine comédie : entretiens avec Benoît ChantrePhilippe Sollers. Desclée de Brouwer (2000)

«La position particulière des femmes sur le marché des biens symboliques explique l'essentiel des dispositions féminines : si toute relation sociale est, sous un certain rapport, le lieu d'un échange dans lequel chacun livre à l'évaluation son apparaître sensible, la part qui, dans cet être-perçu, revient au corps réduit à ce que l'on appelle parfois le "physique" (potentiellement sexualisé), par rapport à des propriétés moins directement sensibles, comme le langage, est plus grande pour la femme que pour l'homme. Tandis que, pour les hommes, la cosmétique et le vêtement tendent à effacer le corps au profit de signes sociaux de la position sociale (vêtement, décorations, uniforme, etc.), chez les femmes, ils tendent à l'exalter et à en faire un langage de séduction. Ce qui explique que l'investissement (en temps, en argent, en énergie, etc.) dans le travail cosmétique soit beaucoup plus grand chez la femme.»

La Domination masculinePierre Bourdieu. Editions du Seuil (1998)

samedi 15 août 2015

«je maintiendrai toujours avec les gens de bon goût, qu'il y a plus à profiter dans douze vers d'Homère et de Virgile que dans toutes les critiques qu'on a faites de ces deux grands hommes.»

Lettres philosophiquesVoltaire. Garnier-Flammarion (1964)

Filmographie d'été (14)


Jour de fête. Jacques Tati (1949) Panoramic film.
«Pamphile, dans le deuxième livre de ses Mémoires, dit que son fils Pyrraios étant dans la boutique d'un barbier de Cumes, fut tué d'un coup de hache ; que les gens de Cumes envoyèrent le meurtrier à Pittacos et qu'il lui pardonna, disant que le pardon valait mieux que le châtiment. Selon Héraclite, il fit prisonnier Alcée, puis le délivra disant que le pardon valait mieux que le vengeance.»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : PittacosDiogène Laërce. Garnier-Frères (1965)

vendredi 14 août 2015

Filmographie d'été (13)




Courte tête. Jean Carbonneaux (1956). René Chateau Vidéo
«Lisez Renan : après le concile de Trente, écrit-il, "le matérialisme espagnol" (id est : l'art jésuite) " dans sa révoltante crudité, l'emporte de toutes parts"... Ou Michelet : cette pauvre Réforme protestante se cassa justement les dents sur les Jésuites parce qu'elle a avait comme adversaire "une machine puissante, qui mit le roman au confessionnal, la grande invention de Loyola : la direction". Le roman au confessionnal ! L'horreur majuscule. Les intrigues en boîte. Chuchotis de femmes dans l'ombre. Confidences sexuelles sous les vitraux. Pourquoi pas le confessionnal dans le roman, le boudoir dans le tabernacle et le tabernacle sous le lit ? Voilà le danger dont la France a été sauvée et voilà dans quoi Baudelaire se précipite tête baissée, homme déguisé en rupture de ban avec la société des hommes qui se déguisent pour faire croire, et croire eux-mêmes qu'ils sont capables de parler dans la vérité... Pour finir il se tourne vers tout ce qui n'est pas dixneuviémiste. Vers ces Flandres reconquises lentement par les Jésuites, regagnées pied à pied sur la magie et la sorcellerie qui avaient envahi les Pays-Bas espagnols. Les messes noires dans les campagnes. Le satanisme au fond des granges. Onguent, poisons, philtres. Marmites. Vers ces villes  dominées par des églises dont les façades disent elles-mêmes qu'elles ne sont -et volontairement- que des décors. Que des volutes et des rinceaux, du marbre et des ors. Et du stuc aussi. Oh qui dira la ductilité savante du stuc enveloppant de ses bombements mobiles les érections de marbre des colonnes. Fardage et crinières, ventre, fesses, seins, toisons bouclées rajoutées. A l'émerveillement de Rubens qui se félicitait déjà sur un ton très anti-dixneuvièmiste : "Nous voyons dans nos contrées le style barbare et gothique se transformer lentement et disparaître." Pendant que de l'autre côté, dans les Provinces-Unies calvinistes, on blanchissait le temple au lait de chaux...»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

jeudi 13 août 2015

Filmographie d'été (12bis)

«Dans Bande à part, il existe une adéquation entre l'histoire et la manière de filmer, entre l'économie pauvre et l'inventivité technique, entre la rapidité et la vérité. Godard a voulu un film comme il est "mal habillé".»

Godard : biographie. Antoine de Baecque. Editions Grasset et Fasquelle (2010)

Filmographie d'été (12)


Bande à part. Jean-Luc Godard (1964). Gaumont.
«Le garçon a les yeux fixés sur le magnétophone et roule des hanches. Des enfants accourent sur le terrain de jeu et se joignent à lui : ils lancent les bras en avant, tantôt l'un, tantôt l'autre, ils renversent la tête en arrière, ils agitent les mains en pointant l'index comme s'ils menaçaient quelqu'un et leurs cris se mêlent à la chanson qui sort du magnétophone.
Tamina est cachée derrière un tronc épais d'un platane, elle ne veut pas qu'ils la voient, mais elle ne peut pas  les quitter des yeux. Ils se conduisent avec une coquetterie provocante d'adultes, agitant les hanches en avant puis en arrière comme s'ils imitaient le coït. L'obscénité des mouvements plaqués sur les corps enfantins abolit l'antinomie entre l'obscène et l'innocent, entre le pur et l'immonde. La sensualité devient absurde, l'innocence devient absurde, le vocabulaire se  décompose et Tamina se sent mal à l'aise : comme si elle avait un poche vide dans l'estomac.»

Le Livre du rire et de l'oubliMilan Kundera. Editions Gallimard (1979)

mercredi 12 août 2015

«Comme si j'avais su où j'allais, j'ai eu l'air de choisir encore et j'ai changé de route, j'ai pris sur ma droite une autre rue, mieux éclairée, "Broadway" qu'elle s'appelait. Le nom je l'ai lu sur une plaque. Bien au-dessus des derniers étages, en haut, restait du jour avec des mouettes et des morceaux de ciel. Nous on avançait dans la lueur d'en bas, malade comme celle de la forêt et si grise que la rue en était pleine comme un gros mélange de coton sale.
C'était comme une plaie triste, la rue qui n'en finissait plus, avec nous au fond, nous autres d'un bord à l'autre, d'une peine à l'autre, vers le bout qu'on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Éditions Gallimard (1952)

mardi 11 août 2015

Filmographie d'été (11)




Descente aux enfers d'une fille qui veut vivre sa vie...

Vivre sa vie : film en douze tableaux. Jean-Luc Godard (1962). Films de la Pléïade.
«Du morceau de fromage pris dans la main, j'ai d'abord dû constater qu'il était vraiment un aliment et non une notion abstraite.
Avec ma langue j'ai touché une forme et une matière : la première, il a fallu la transformer par un effort de mastication, la deuxième évoquait surtout des volumes lisses, émoussés, étrangers.
Dans une pâle lueur une sorte de saveur vaguement rappelée, plutôt le souvenir ou le pressentiment d'une chose à laquelle j'aspirais mais qui, à peine apparue, disparaissait, telle une hallucination au-delà.
Ici seule la saveur existe, elle vaut celle de mes désirs.
La saveur elle-même, détachée de la matière, comme une réalité autonome et reconnaissable en soi.
Je ne dois la comparer à rien.
Je ne la confondrais avec rien, même si je n'avais jamais mangé de fromage. Le plaisir qu'elle procure ne se rattache à aucun souvenir contraignant. Il naît et il est.
La saveur se fait comprendre d'elle-même.»

Reportage céleste de notre envoyé spécial au paradisFrigyes Karinthy. Editions Cambourakis (2007)

lundi 10 août 2015

Filmographie d'été (10)

«On allait souvent au cinéma. L'écran s'éclairait et on frémissait. Mais encore plus souvent aussi Madeleine et moi on était déçus. Les images dataient et sautaient et Marilyn Monroe avait terriblement vieilli. On était triste. Ce n'était pas le film dont nous avions rêvé. Ce n'était pas le film total que chacun parmi nous portait en soi, ce film qu'on aurait voulu faire ou, plus secrètement sans doute, que nous aurions voulu vivre.»

Masculin Féminin. Jean-Luc Godard (1966). Argos Films (2004)
«Selon Pamphile, il apprit des Égyptiens la géométrie, inscrivit dans un cercle le triangle rectangle, et pour cette découverte immola un boeuf. D'autres, comme Appolodore le calculateur, attribuent cette invention à Pythagore. Thalès a encore développé et précisé l'invention du Phrygien Euphorbe cité par Callimaque dans ses Iambes et concernant le triangle scalène, et tout ce qui touche aux considérations sur les lignes»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : ThalèsDiogène Laërce. Garnier-Frères (1965)
«- Alors, pourquoi, demanda-t-elle (exigea-t-elle, somma-t-elle cependant qu'une seule flamme crépita et qu'un coussin se retrouva sur le parquet), pourquoi est-ce que tu deviens si gros et si dur, là, quand tu...
- Où là ? Quand je quoi ?
Afin de se mieux expliquer, avec un tact et un contact exquis, elle fit danser son ventre contre lui, toujours presque agenouillée, embarrassée dans sa longue chevelure et l'oeil plongeant dans l'oreille de Van (leurs positions réciproques étaient devenues passablement embrouillées).»

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

dimanche 9 août 2015

Filmographie d'été (9) : souvenir de Lisa





«Liberté la nuit n'en finit pas de construire avec rigueur et détermination un discours sur le monde. Un film politique donc et pas seulement parce qu'il parle crûment de l'autre Guerre d'Algérie, cette menée en métropole par l'OAS contre les auxiliaires français du FLN. Et au centre de cette cité cinématographique, deux histoires d'amour, deux passions, l'une déjà morte, l'autre qui s'allume comme un brasier, avec au centre la figure paternelle, celle de Maurice Garrel. Comme quoi faire du cinéma, c'est filmer les origines, qu'elles soient picturales ou familiales.»

Laurent Delmas (France Inter) sur Liberté, la nuit. Philippe Garrel. Why Not Productions (1983)
16 avril 1917
«Je suis heureux malgré tout, mais il me manque encore des tas de choses pour que le bonheur soit complet ; c'est la destinée ; j'espère quand même que ma bonne étoile ne quittera pas, mais seulement voilà, l'attaque est à 8 heures du matin et il n'y a plus d'étoiles.»

Paroles de poilus : lettres et carnets du front 1914-1918. Arthur. Radio France (1998)
«Le drame de la philosophie moderne, c'est l'allégeance à l'écrit, la tyrannie du livre, le culte de l’œuvre, la toute puissance des greffiers de la pensée. L’œuvre d'un auteur est sa pyramide, son catafalque. Le philosophe moderne ressemble à un pharaon qui oublierait de régner à force de contempler son futur tombeau, le tombeau des livres
Lettre à Lou-Andreas-Salomé, 6 octobre 1930.

La Métaphysique du mouJean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2007)
«Et puis je ne supporte pas, ces orphelins qui geignent sur eux-mêmes ! Il n'y a rien de plus détestable que ce rôle, quand les orphelins, de naissance illégitime, tous ces jetés dehors, et, en général, toute cette saloperie envers laquelle, quoi qu'on dise, je n'ai aucune pitié, se dresse soudain devant le public et se met à gémir, d'un ton plaintif, mais didactique : " Regardez, n'est-ce pas, ce qu'on nous a fait !" Moi, ces orphelins, je les ferais fouetter. Il n'y en a pas un seul qui comprendrait, parmi tous ces moutons ignobles, qu'il est dix fois plus noble de se taire, au lieu de geindre, et ne pas faire l'honneur de se plaindre. Et si tu commences à le faire, l'honneur, alors, tiens, enfant de l'amour, c'est tout ce que tu mérites. Voilà ce que je pense !»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)

samedi 8 août 2015

Filmographie d'été (8) : souvenir de Lisa





Chantal Ackerman / Jacques Doillon / Jean-Luc Godard / Je vous salue Marie / Jean Renoir / La Règle du Jeu / Mireille Perrier / Marie / Nativité / Ingmar Bergman / éclairage / plan fixe sur visage / miroir de l'émotion / gros plan : microscope du sentiment / Georges de la Tour / éclairage à la bougie / Saint-Joseph charpentier / Léos Carax /

Elle a passé tant d'heures sous les sunlights. Philippe GarrelWhy Not Productions (1985)

Festival des libertés (2) Caravansérail été vingt-quinze

Socrate : Représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête. La lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux. Entre le feu et les prisonniers passe une route élevée. Imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Glaucon : Je vois cela.
Socrate : Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois et en toute espèce de matière. Naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Glaucon : Voilà, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
Socrate : Ils nous ressemblent, répondis-je. Penses-tu que dans une telle situation ils n'aient jamais vu autre chose d'eux mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
Glaucon : Comment cela se pourrait-il s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ?
Socrate : Et pour les objets qui défilent n'en est-il pas de même ?
Glaucon : Sans contredit.
Socrate : Mais, dans ces conditions, s'ils pouvaient se parler les uns aux autres, ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes en nommant ce qu'ils voient ?
Glaucon : Nécessairement.
Socrate : Et s'il y avait aussi dans la prison un écho que leur renverrait la paroi qui leur fait face, chaque fois que l'un de ceux qui se trouvent derrière le mur parlerait, croiraient-ils entendre une autre voix, à ton avis, que celle de l'ombre qui passe devant eux ?
Glaucon : Non par Zeus.
Socrate : Assurément, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.


La République. Platon. Flammarion (2002)



«J'aurais cependant pu en rester là, indéfiniment tranquille, bien nourri à la popote de la station, et d'autant mieux que la fille du major Mischief, je note encore, glorieuse dans sa quinzième année, venait après cinq heures jouer du tennis, vêtue de jupes extrêmement  courtes devant la fenêtre de notre bureau. En fait de jambes j'ai rarement vu mieux, encore un peu masculines et cependant déjà plus délicates, une beauté de chair en éclosion. Une véritable provocation au bonheur, à crier de joie en promesses.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

vendredi 7 août 2015

Filmographie d'été (7)





Au hasard des bacs de disque, à la fin des années 1970, je tombais sur un vinyl de Nico à la pochette énigmatique : Desertshore. La musique qui émanait des sillons était aussi déroutante que la pochette : la voix glaciale de Nico, un improbable harmonium, les arrangements de John Cale. Sur la pochette, il était précisé que les photographies étaient tirées d’un film de Philippe Garrel, la Cicatrice intérieure. Pour ajouter à l’étrangeté, une plage du disque était occupée par la voix d’un enfant qui chantait en français Le Petit Chevalier.

J’ai beaucoup fantasmé autour de cette Cicatrice intérieure : le désert, l’enfant qui guide un cheval portant Nico en amazone et la musique qui exprimait la souffrance, la solitude, le désespoir. Et je n’ai eu aucune possibilité de visionner ce film expérimental ni à Saint-Girons, ni à Garaison.

Et puis j’ai oublié.

Quand à la fin des années 1980, je tournais Johnny and Mary, je devais en avoir des réminiscences : le tournage s’effectuait sur un terrain vague au sable clair qui ressemblait à celui de la pochette. Le jeu que j’inspirais à Isabelle s’inspirait de la lenteur et de la froideur de la voix de Nico. 

Puis de nouveau, j’oubliais.

Enfin, en 2012, ressortit en DVD deux films de Garrel : la Cicatrice intérieure et Liberté la nuit. Ce dernier, je l’avais vu dans notre petit cinéma d’art et d’essai montpellierain et il avait bouleversé Isabelle. Elle m’en avait parlé toute la nuit. Peut être se sentait proche de Mouche en militante du FLN, comme elle se sentira proche de Mireille Perrier en actrice dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights
Mais revenons en 2012. Je pus visionner, enfin, ce film qui me hantait depuis près de 30 ans. A ma grande surprise, la différence entre ce que j’imaginais du film et ce qu’avait effectivement filmé Garrel était réduite. Mon esprit avait presque recrée l’ambiance exacte de fin d’amour, de jalousie du film. J’en suis resté abasourdi quelques instants. D’autant plus que le jeu hiératique  de Nico ressemblait à celui d’Isabelle. La ressemblance allait jusqu’à une certaine naïveté scénarique que la Cicatrice intérieure partageait avec Johnny and Mary. Quelquefois, je regrette un peu que dans mes déménagements successifs j’ai égaré les bobines super8 de ce court-métrage inachevé...

«Une famille traverse le désert d’Egypte
Un amant vient à la rencontre de la femme sur les terres volcaniques d’Islande
Un film dont les plans riment comme un poème.»


La Cicatrice intérieure. Philippe Garrel. Why Not Productions (1970)
«Le prolétariat tient pour l'humanité contre les pouvoirs ; cela est à considérer. Et cela fait voir que la première éducation n'importe pas tant que le métier pour former l'esprit. Il est clair que le prolétaire en ses études, n'a point participé aux humanités. Ses maîtres non plus. Bien mieux l'enseignement primaire se trouve être, par l'effort continu des pouvoirs, le plus strictement national et le plus strictement civique.  Remarquons qu'il est en même temps étranger à toute religion, ce qu'on  ne pourrait dire de l'enseignement classique ; car, par les poètes et les penseurs de tous les temps, ce dernier enseignement apporte toutes les formules traditionnelles de la théocratie, resserrées, touchantes et fortes. Par là, sans doute les faibles influences des deux enseignement se trouvent à peu près équivalentes pour orienter les opinions proprement politiques, l'une moderne et résultant de l'humanité telle qu'elle est devenue, l'autre surtout historique et ressuscitant les lentes préparations. Par ces deux méthodes, et en leur supposant la plus grande efficacité, le prolétaire est mieux assuré de l'état présent, et le bourgeois est plus pieux à l'égard du passé.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

jeudi 6 août 2015

Filmographie d'été (6)




Porsche et manteau rouge. Allemagne et suicide. Confrontation de deux générations. Musique de John Cale.

Le Vent de la nuit. Philippe Garrel. Why Not Production (1999)

Dixième  partie des Talens réunis, le 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes : intermède avant le ciné-concert avec distribution de substances pour ouvrir l'esprit. Il fallait au moins cela avant la projection du Mystère du poisson volant...
«A l'une des fenêtres du dernier étage, du côté opposé à celui où se tenait, à sa fenêtre, le maître-instructeur, nous vîmes une fillette de treize ou quatorze ans qui refusait, silencieusement têtue, de se laisser tomber dans le filet. Le maître-instructeur l'attira vers lui, le corps de la fillette s'allongea, on eût dit une anguille, en direction du moniteur ; celui-ci étendit le bras, prit l'adolescente par les cheveux, et lorsque sa figure fut tout près de lui, il l'embrassa longuement sur la bouche, puis fit choir la pauvre gamine dans le filet où elle se retrouva correctement assise sur un des sièges de la troisième rangée. D'autres enfants sautèrent de plusieurs fenêtres, sur ordre du maître, sans qu'on les poussât, réussissant l'exploit, jusqu'au moment enfin où les deux plus petits, qui devaient avoir de trois à cinq ans, tombèrent à plat ventre, au beau milieu du filet, ratant les sièges des gradins. Le maître se fâcha, gronda les petits enfants, annonça qu'il allait descendre pour les punir ; je protestai et fis remarquer à voix haute que, réussir à se poser sur le premier gradin était une chose presque impossible étant donné que les sièges supérieurs étaient déjà occupés par les enfants plus grands. Comment faire sauter les enfants du haut des étages pour qu'ils puissent se caser juste au-dessus des autres ? J'ajoutai que ces exercices qu'on faisait faire aux enfants étaient cruels, illogiques, inutiles.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

mercredi 5 août 2015

«Les acteurs se seraient tus. L'incendie, qui ravageait, sur l'autre versant de la colline, la ville s'était éteint, après avoir tout détruit ; tandis que le pluie, une pluie tiède, tropicale, transforme le sol en fondrière de boue, de cendre, s'écoulant lentement dans la vallée. Les derniers pans de murs se sont écroulés, silencieusement, parce que la ville est très éloignée, immense, établie sur douze ou treize collines couvertes de grands palais, de jardins... Des femmes entre les décombres fumants, fuyaient, emportaient leurs enfants, blottis sur leurs seins ; franchissaient des rues calcinées, enjambaient d'énormes poutres qui, parfois, en achevant de consumer, les obligeaient à rebrousser chemin parmi les cadavres figés dans une ultime contraction, les membres ramassés, les bras pliés autour de la nuque, comme s'ils n'avaient pu supporter d'assister, les yeux grands ouverts, au spectacle de leur mort, cadavres qui préfiguraient le leur, dans quelques instants à peine.»

Les Aventures d'une jeune filleJean-Edern Hallier. Editions du Seuil (1963)

Filmographie d'été (5)

L'amour seulement à la naissance. Le reste, lassitude, usure du couple, problème à cause des enfants et nouvelle rencontre...

La Naissance de l'amourPhilippe Garrel. Why not productions (1993)
«D'un autre point de vue, les uns ont nom de physiciens d'après leur études qui portent sur la nature (phusis), les autres qui s'occupent des moeurs s'appellent moralistes, et tous ceux qui étudient le charme des discours sont les dialecticiens. La philosophie se divise donc en trois parties : la physique, l'éthique et la dialectique. La physique traite du monde et de son contenu, l'éthique de la vie et des moeurs, la dialectique donne aux deux autres disciplines les moyens de s'exprimer. Jusqu'à Archélaos, la physique seule existait ; Socrate, comme il a été dit plus haut, créa l'éthique ; Zénon d'Élée marque les débuts de la dialectique.»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : introductionDiogène Laërce. Garnier-Frères (1965)

mardi 4 août 2015

Résonances contemporaines (14) : sur l'art contemporain (?)

«Un homme, avec les quatre règles d'arithmétique et du bon sens, devient un grand négociant, un Jacques Coeur, un Delmet, un Bernard, tandis qu'un pauvre algébriste passe sa vie à chercher dans les nombres des rapports et des propriétés étonnantes, mais sans usage, et qui ne lui appartiendront pas ce que c'est que le change. Tous les arts sont à peu près dans ce cas ; il y a un point, passé lequel les recherches ne sont plus que pour la curiosité : ces vérités ingénieuses et inutiles ressemblent à des étoiles qui, placées trop loin de nous, ne nous donnent point de clarté.»

Lettres philosophiquesVoltaire. Garnier-Flammarion (1964)
«Le petit garçon porta à ses lèvres la main de sa soeur, puis interrompit son geste. Il avait chaud et les tiges courtes et résistantes lui déchiraient les pieds. Il les sentait, maintenant. Il baissa la tête et vit que certaines des tiges étaient rouges. Il se rappela des matins d'autrefois, au bord de la mer. Pas à Saint-Jean. Le ciel bas était clair, d'une fraîcheur laiteuse au-dessus des falaises. Jos poursuivait Manuel. Dans la folie du jeu, il s'engageait sur un banc de toutes petites moules, du naissain, à demi enfouies dans le sable. On eût dit une poussière de granit, noire et mouillée. Au moment où il arrivait dessus il pensait brièvement : " Non, pas là, je vais m'abîmer les pieds." Mais il était trop heureux, il s'amusait trop, et l'enfant Jos courait derrière lui en poussant des cris de joie parce qu'elle allait le rattraper. Alors il avançait de plus belle, et les valves minuscules étaient coupantes comme des rasoirs. Et le soir, quand il se couchait, encore tout plein de l'odeur de sel, et d'air libre, et de varechs iodés de la plage, la plante de ses pieds semblait brune, tellement il s'y entrecroisait d'entailles, de dentelures et de déchirures.»

Mano l'archangeJacques Serguine. Editions Gallimard (1962)

Filmographie d'été (4)




Film sur l'héroïne, qui ne fait plus les héros. Héroïne qui a détruit un amour passé, héroïne qui permet le financement d'un film, héroïne qui circule sur les plateaux du film, héroïne qui détruit un amour présent. Musique : Friday's Child par les Them de Van Morrison.

Sauvage innocencePhilippe Garrel. Why not productions (2001)
«Mais la raison, la vraie raison, la profonde, l'impérissable, pour laquelle on aime tant le gothique brusquement au 19e siècle, elle nous vient peut être du 20e. Et d'un lieu tout indiqué pour nous faire rêver sans quitter la dixneuviémité puisque je la trouve dans un ouvrage d'un certain Fulcanelli, personnage idéalement mystérieux sur lequel on ne sait rien, dont certains disent qu'il était ingénieur, employé à la Compagnie du gaz, d'autres qu'il avait découvert la pierre philosophale et le secret de l'immortalité. Quoiqu'il en soit, on a un livre publié sous son nom en 1926, qui s'intitule Le Mystère des cathédrales où l'art gothique est interprété comme on peut s'y attendre à travers les "éclairages" alchimiques... Mais comment est défini le mot lui-même de gothique ? Ah c'est là que les choses se corsent ! De Goths allez-vous dire ? Racine littérale ? Barbares vous-mêmes ! Art gothique a une origine kabbalistique évidemment. D'abord il existe une similitude qui ne peut échapper à personne entre gothique et goétique. Or, goétique signifie magique. Donc art gothique, simple déformation d'argotique, désigne ce langage particulier, goétique, des individus qui veulent communiquer en secret sans être compris de ceux qui les entourent. On est en plein Brisset ? Si vous voulez. Mais occultistement à ciel ouvert. Kabbale parlée. Les argoétiens sont les utilisateurs de ce langage des arcanes qui descencent directement des argo-nautes, lesquels naviguaient sur le bateau Argo. Et voilà maintenant la petite pointe de progressisme, sans laquelle aucun occultisme n'est réellement digne de ce nom ainsi que nous nous permettons d'oser le penser : "De nos jours encore, les humbles, les misérables, les méprisés, les insoumis avides de liberté et d'indépendance, les proscrits, les errants et les nomades parlent l'argot, ce dialecte maudit, banni de la haute société, des nobles qui le sont si peu, des bourgeois repus et bien-pensants, vautrés dans l'hermine de leur ignorance et dans leur fatuité. L'argot reste le langage d'une minorité d'individus vivant hors des lois reçues, des conventions, des usages, du protocole, auxquels on applique l'épithète de voyous, c'est-à-dire de voyants, et celle, plus expressive encore, de Fils ou Enfants du soleil. L'art gothique est, en effet, l'art got ou cot, l'art de la Lumière ou de l'Esprit."»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

lundi 3 août 2015

Filmographie d'été (3)

«Avec une équipe réduite, Philippe Garrel tourne en une semaine aux environs de Munich, dans des conditions misérables, mais cette époque est très marquante pour tout ce petit monde, et ce dont Philippe Garrel manqua réellement sur le plan matériel, ille récupéra sur le plan personnel. Là, sur le tournage du Révélateur, avec la Sainte Famille Lafont, Laurent Terzieff, et Stanislas Robiolle, dans la forêt noire, la forêt de Siegfried, on a déjà, il me semble, le pressentiment de la rencontre fatale de Philippe Garrel avec la chanteuse allemande Nico, qui aura lieu six mois plus tard.
[...]
Le Révélateur se situe dans ce même refus de la parole, qui était, peut être, un peu par les ciné-tracts, tous muets. Philippe Garrel lui-même devient très vite un adepte du cinéma muet.»

Sally Shafto. Jaquette du Révélateur de Philippe Garrel (1968). RE:VOIR video éditions (2001)
«Dans mes rêves, le monde était ennobli, spiritualisé ; les gens dont j'avais si peur à l'état de veille m'apparaissaient là dans une réfraction frémissante, à les croire imbibés, cernés de ce papillotement de l'air qui, aux temps de forte chaleur, prête de la vie aux contours même des objets. Leur voix, leur allure, l'expression de leurs yeux et même celle de leur vêtements acquéraient une émouvante signification ; en termes plus simples, dans mes rêves le monde prenait de la vie, empruntait une importance, une liberté, une fluidité à ce point séduisante que j'éprouvais ensuite une gêne à respirer la poussière de cette existence qui n'est qu'un calque. Je m'étais de surcroît fait à cette idée que ce que nous appelons les rêves n'est autre chose qu'une semi réalité, une promesse de réalité, son péristyle, son souffle annonciateur, c'est à dire qu'ils conservent sous une forme très trouble et diluée plus de réalité véritable que notre fameux état de veille qui à son tour n'est que demi-rêve, sommeil mal assuré où s'infiltrent du dehors, bizarrement et sauvagement déformés, les sons et les images d'un monde effectif, se déroulant au-delà des limites de la conscience - ainsi en est-il quand on s'imagine en dormant entendre un conte diabolique , lourd de menaces, parce qu'une branche racle la vitre, ou bien quand on voit son propre enlisement dans la neige , parce qu'une couverture glisse à terre.»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)

Réminiscence personnelle (5)

«Ph. S. : Je suis porté naturellement au plus difficile, parce que ça me repose. Ce qui est facile me fatigue. »

La Divine comédie : entretiens avec Benoît ChantrePhilippe Sollers. Desclée de Brouwer (2000)

dimanche 2 août 2015

Filmographie d'été (2)



Un cinéaste, joué par Philippe Garrel, confie le rôle inspiré par sa femme (Brigitte Sy) à une autre comédienne (Anémone). Elle prend cela pour une trahison, pour une preuve de désamour. Le couple s'éloigne puis se retrouve, flux et reflux, vague et nouvelle vague, avec au centre l'enfant de l'amour, le petit Lo (Louis Garrel). Le premier film de Garrel dialogué par l'écrivain Marc Cholodenko place dorénavant les comédiens au centre de son cinéma. Et l'amour comme unique sujet de discussion entre un homme et une femme, un père et son fils, un couple d'amis. Où l'on apprend, aussi que "c'est les femmes qui font marcher le monde".

Les Baisers de secours. Philippe Garrel. Why not productions (1989)
«Un de ces dimanches de ce printemps là, nous sommes tous au restaurant. C'est une tradition dans ma famille paternelle. il y a mon grand-père, ma grand-mère, ma tante, mon frère Pierre, ma petite soeur Clara et sa mère Ana Maria, notre belle-mère. Une personne manque : mon père. C'est un repas un peu bizarre, l'atmosphère est lourde. Au milieu du déjeuner, mon grand-père se lève brusquement et va aux toilettes. Il n'en ressort pas : infarctus. panique, cris porte enfoncée, pleurs, police secours, hôpital. C'est la fin des déjeuners dominicaux pour un long moment. Mon grand père s'en tire et part en maison de repos. Mon père est toujours absent. Ce qui est étrange c'est que je n'ai le souvenir d'aucune explication sur cette absence. pourtant on m'a forcément dit quelque chose, forcément. Un père ne disparaît pas comme ça du jour au lendemain de la vie ce ses enfants, sans que des paroles soient prononcées, des explications données. Mais rien, je me souviens de rien. Une chose est certaine : mes velléités de rébellion ont été coupées net. J'ai dû confusément sentir que ce n'était pas le moment. J'ai recommencé à avoir de bonnes notes en classe.»

Le Jour où mon père s'est tuVirginie Linhart. Editions du Seuil (2008)

Résonances contemporaines (13) : Festival des libertés (1) devenu Caravansérail été vingt-quinze

«L'époque où nous sommes, a-t-il commencé lui-même après un silence de deux minutes et toujours en regardant quelque part en l'air, l'époque où nous sommes, c'est l'époque du juste milieu et de l'indifférence, de la passion pour l'inculture, la paresse, c'est l'inaptitude au travail et le besoin du tout cuit. Personne ne réfléchit jamais ; c'est rare quand quelqu'un élabore une idée.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)
«- Hum dit le général en clappant des lèvres et en réduisant à néant, d'un froissement de doigts, la demande de Naï, voyez-vous, colonel, aujourd'hui nous ne pouvons rien délivrer. Aujourd'hui, nous faisons l'inventaire des besoins des unités combattantes. Envoyez-moi quelqu'un d'ici trois ou quatre jours. Mais de toute façon, il m'est impossible de vous en délivrer une telle quantité.
Il plaça le papier de Naï-Tours bien en vue sous un presse-papier qui représentait une femme nue.
- Des bottes de feutre, dit Naï d'une voix monotone, et il regarda en louchant le bout de ses pieds.
- Comment ? dit le général sans comprendre, et il fixa le colonel d'un oeil étonné.
- Donnez-moi des bottes de feutre tout de suite.
- Comment ? Mais qu'est-ce que c'est ? fit le général dont les yeux s'écarquillèrent.
Naï se tourna vers la porte, l'ouvrit, et cria dans le couloir calfeutré :
- Section, ici !
Le général devint d'une pâleur grisâtre. Son regard erra du visage de Naï au téléphone, puis à l'icône de la Vierge dans le coin, puis de nouveau au visage de Naï.
Un piétinement se fit entendre dans le couloir, et les bérets à bande rouge des junkers de l'école Alexis, accompagnés de l'éclat noir des baïonnettes, parurent à la porte. Le général fit mine de se lever de son fauteuil rembourré. 
- C'est la première fois que j'entends une chose pareille... C'est une rébellion...
- Faites-moi un bon de réquisition, Votre Excellence, dit Naï. Nous sommes pressés. Nous partons dans une heure. Il paraît que l'ennemi est aux portes de l aVille.
- Mais enfin ?... Qu'est-ce que c'est ?...
- Allons vite,  dit Naï, toujours de la même voix funèbre.
Le général, la tête enfoncée dans les épaules, les yeux écarquillés, reprit le papier sous la femme nue et, d'une plume sautillante qui faisait grincer le papier, il griffonna dans un coin : "Bon à livrer."»

La Garde blancheMikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)
«Un jour, dans un magasin de nouveautés, j'entendis un jeune homme demander une cravate... de mauvais goût.
- Oui, disait-il, c'est pour offrir à une personne qui a mauvais goût, alors si vous me donniez une cravate de bon goût, ça ne lui plaira pas.»

Les Employés du gag : Gardez le sourire, la Caméra invisibleJacques Rouland. Calmann-Lévy (1966)