samedi 31 janvier 2015

«Eclairage annexe. La colonie anglaise de Merry Mount qui mettait les Puritains dans une telle rage, tu en as entendu parler ?  C'était un camp de trappeurs, plus petit que Plymouth, à moins de cinquante kilomètres au nord-ouest de la ville, sur l'emplacement actuel de Quincy dans le Massachussetts. Les hommes buvaient, ils vendaient des armes aux Indiens, ils fraternisaient avec eux. Ils folâtraient avec l'ennemi. Ils copulaient avec des Indiennes, qui ont coutume de se faire prendre par derrière, en levrette. Un vrai vivier païen dans le Massachussetts puritain, où la Bible avait force de loi. Tous les mois, ils dansaient autour d'un mât de cocagne avec des masques d'animaux sur le visage.»

La Bête qui meurt. Philip Roth. Editions Gallimard (2004)

vendredi 30 janvier 2015

«Je suis partagé entre les regrets et les remords. Il faut se décider, il faut choisir entre les regrets  et les remords. On ne peut supporter les deux choses à la fois. Le remords : je me sens coupable d'avoir fait du tort aux autres. Regrets : je me sens coupable de m'être fait du tort à moi-même. J'abandonne les regrets pour les remords, puis les remords pour les regrets. C'est cela d'être emmuré, c'est cela la prison. Le matin, ce sont les regrets. Dès que la nuit tombe, voilà les remords. Les regrets ont le visage de l'égoïsme. Ai-je le droit de l'être ? Puis-je choisir entre ce qui me nuit le moins, puis-je choisir entre moi et l'autre comme entre deux objets, alors que nous sommes des êtres, des existences ? Les regrets sont durs à supporter mais ils sont clairs. Ils demeurent concrets. Les remords ont d'abord les visages des autres, puis ils perdent leurs visages, les ténèbres les engloutissent, ils deviennent une angoisse sans visage.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

jeudi 29 janvier 2015

«Le public n'était rien moins que choisi, dans ces anciens temps : non que les hautes classes se tinssent tout à fait à l'écart des jeux populaires : les pères de la cité estimaient qu'il y allait de leur devoir et des convenances de s'y montrer en personne. Mais d'un côté, puisqu'il s'agissait de fêtes civiques, les esclaves et les étrangers demeurant exclus, tout citoyen y avait ses entrées libres pour lui, sa femme, ses enfants ; et par suite l'auditoire n'était guère autrement composé qu'il ne l'est de nos jours aux feux d'artifices et aux spectacles gratis. Naturellement tout s'y passait sans beaucoup d'ordre : "Les enfants criant, les femmes caquetant et se disputant : par-ci par-là quelque courtisane faisant mine de se hisser sur le proscœnium." Ce n'était point jour de fête pour les gens de la police : plus d'un "manteau était saisi et consigné" et la "verge du licteur" avait souvent à faire son office.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

mercredi 28 janvier 2015

«On lira avec fruits les remarquables intuitions de Botul concernant le Mobilier Anodin. Le concept était neuf, et pouvait passer pour une extension de la phénoménologie, encore balbutiante en France et tout de même trop "boche" pour être populaire, alors que l'on négocie le traité de Versailles et que la mode est encore et toujours au buffet Henri-II. Que la conscience se projette sur un vaisselier, et pourquoi pas, en un temps où Freud avait lancé la mode de l'étendre sur un canapé ? Dans son analyse de la thésaurisation capitaliste, Marx n'avait-il pas esquissé, du moins si l'on croit un de ses détracteurs les plus vifs, Paul Valéry, "une critique sociale du pouf bourgeois, avec des franges", et Bergson ne laissait-il pas entendre, dans ses Données immédiates de la conscience, que le tic-tac d'une horloge comtoise dans a chambre à coucher procurait ce que nous appellerions des stimulations subliminales ? L'homme du XXe siècle n'exprime pas seulement son Avoir par les objets, mais son Être - parfois son non-Être. De même que Proust était fasciné par le téléphone et les aéroplanes, Landru découvre que le désir passe par le mobilier. À désirs vulgaires, mobilier anodin. C'est donc cette veine qu'il faut creuser, et c'est celle que creuse Botul.»

Landru, précurseur du féminisme : correspondance inédite 1919-1922Henri-Désiré Landru  et Jean-Baptiste Botul. Mille et une nuits (2001)

lundi 26 janvier 2015

Talens réunis (26)


«Montufar s'endormit, et l'aurore s'éveilla si belle et si charmante, que les oiseaux, les fleurs et les fontaines la saluèrent chacun à leur mode ; les oiseaux en chantant, les fleurs en parfumant l'air, et les fontaines en riant ou en murmurant, l'un vaut l'autre.»

Les Hypocrites. Paul Scarron. Mille et une nuits (2005)

dimanche 25 janvier 2015

«on le reconnaît !... on le reconnaît à sa coupole !... sa coupole au-dessus des mansardes... un observatoire s'il vous plaît !... pas de maintenant, une petite paye !... du professeur Monestat... un "as" des astres en ma jeunesse !... peut être aussi en votre jeunesse ?... le Scrutateur du ciel pour tous ?... la Revue Sidéra ?... ça évoque peut être plus grand chose, mais tout de même, équitablement, ce furent des "moments de la Science" ! des catalyseurs d'enthousiasmes comme on en souhaiterait aujourd'hui, qu'existe plus rien que pour l'atome, et plus que des miettes pour les planètes !...  l'univers n'est plus qu'en  atomes ! diable ! diantre ! c'est le scandale qu'éclatera un jour ! la Science se fourvoye ? très bien ! vous verrez un petit peu la suite ! Ah l'atome croit que c'est arrivé ! dans ma position délicate je veux pas me faire encore d'autres ennemis ! atomes, pas atomes ! il arrivera ce qu'il arrivera ! flûte ! bugle ! zut !
Y aura des représailles d'astres, tant pis !»

Féerie pour une autre foisLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

samedi 24 janvier 2015

«Par hasard, en levant les yeux, j'aperçus une fillette jolie et mièvre un peu... A voir ses yeux émus et admiratifs, j'ai compris que sans doute nous étions beaux... et grands. Nous allions par là-bas, où l'on meurt, où l'on est défiguré, haché, déchiré... et nous y allons... au pas, au son des cuivres aigus... Nous portons dans nos cartouchières la mort. Nos fusils tuent. Nous sommes forts et doux peut être... Nous sommes un bête formidable qui pourrait broyer cette enfant, sans la voir, sans entendre ses cris et sa plainte. Son admiration est une vague d'effroi et de piété. Nous sommes un énorme troupeau de formidables douleurs... Nous sommes un rempart des joies de l'amour, du bonheur... sans accepter cette tâche, nous mourrons pour elle... Peut être cette enfant ignorante, naïve, coquette, ne l'a-t-elle pas compris. Mais elle l'a senti... son regard me réchauffe, son admiration m'a fait tendre le jarret, son sourire m'a donné du coeur... Elle était peut être tout simplement jolie ! A mes côtés, sous son regard, mes camarades eux aussi se sont redressés... mille rêves ont peut être caressé leur pensée... Un charme sensible paraît les avoir touchés et parce qu'une fillette les voyait, ils eurent un regard plus serein et plus clair, une démarche plus ferme, un front plus guerrier.»

Paroles de poilus : lettres et carnets du front 1914-1918. Henri-Aimé Gauthé. Radio France (1998)

vendredi 23 janvier 2015

«La guerre à l'ancienne mode avait quelque chose d'un duel improvisé. Fort souvent l'issue d'une bataille dépendait d'un combat entre les chefs, autour desquels la masse des combattants se rangeait comme au spectacle. La légende épique et même l'histoire offrent plus d'un récit de ce genre. Et de ces récits, au reste simplifiés ou composés, sont sorties les règles de l'honneur militaire, toujours vénérées, et non sans raison, mais qui sont absolument sans application dans nos sauvages tueries. Car une brutale contrainte déshonore le courage ; nul ne songe plus qu'il est déshonorant de vaincre par le nombre ou par la surprise, ou par de meilleures armes ; les chefs n'ont plus l'occasion de s'exposer les premiers aux plus grands périls ; on veut honorer celui qui a offert sa vie ; mais on honore encore bien plus celui qui, à quelques lieues de là, fait voir par ses ordres, par ses reproches et par les terribles sanctions qu'il applique, une énergie d'un tout autre genre, et que Bayard mépriserait. Le pire désordre est que ceux qui menacent ou insultent, ou bien qui décident des guerres d'après leurs propres passions, ne soient nullement tenus d'entrer dans le jeu et de payer de leur personne. C'est à peu près aussi ridicule que  si deux hommes, après s'être défiés, provoqués et injuriés, faisaient combattre leurs témoins. Si la guerre était vue comme elle est, le mépris universel terminerait tout.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

mercredi 21 janvier 2015

«Oui c'était bien dans l'ordre des choses. Un homme reste jeune aussi longtemps qu'il est capable de blesser les femmes de ses flèches.»

Les Millions d'arlequin. Bohumil Hrabal. Point Seuil (1997)
«Je l'avais déjà dit, certaines première fois ne comptent que comme approche et répétition générale d'une deuxième fois qui devient la vraie première, tandis que d'autres premières fois le sont pleinement.»

L'Amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)

Talens réunis (25)


«A Mesdames *** qui demandoient des caleçons pour monter à l'âne

Quand sur un âne autrefois on montoit
En arrivoit ce qui pouvoit,
Il étoit des chutes heureuses,
Chacun alors en profitoit,
Et telle de nos promeneuses
Sait fort bien ce qu'il en coûtoit.
Dites-moi de quoi l'on s'avise,
Quelle mauvaise invention
D'augmenter de précautions.
Et n'est-ce pas traîtrise,
En cavalcade ainsi qu'en rendez-vous,
De se cuirasser en dessous ? 
Est-il juste de bonne foi
Qu'à moi-même on s'adresse ?
Et quelle maladresse
De vous fournir des armes contre moi ?
Du moins faut-il bien que je sache
Ce dont il est question,
Et j'y mets la condition
De me montrer ce qu'on veut que je cache.»


Oeuvres badines du Comte de Caylus avec figures[Anne-Claude-Philippe de Tubières-Grimoard de Pestels de Levis]. Visse (1787)

mardi 20 janvier 2015

«La légion de Saint-George s'éloigne peu de la région lilloise. La Convention a fini par se ranger aux arguments du colonel noir et lui confie des incursions dans les avant-postes, au cours desquelles de nombreux engagements ont lieu avec des troupes ennemies. Généralement, le régiment opère scindé ; une partie reste à Lille et poursuit son instruction tandis que Saint-George se débat pour trouver chevaux, munitions et vivres. L'autre effectue des opérations à cheval en Belgique. Il est devenu inutile de rallier le Hollande. Après plusieurs erreurs tactiques majeures, Dumouriez, qui avait forcé la main au pouvoir politique en envahissant les Pays-Bas, est très lourdement vaincu à Neervinden. Il est contraint de se replier en France. Pour la Convention, mieux vaut attendre que l'ensemble des troupes du Nord se regroupe autour de Lille avant d'envisager une contre-attaque. La légion de Saint-George reste donc, en appui, pour éviter que la retraite de Dumouriez ne se transforme en débandade.»

Monsieur de Saint-George : le nègre des Lumières. Alain Guédé. Actes Sud (1999)

lundi 19 janvier 2015

«Déprimé, défabriqué, décoqueliné. Vous comprenez : les usines de l'usure, les chats à ressorts, les calvaires automatiques, les fausses petites métamorphoses, la terre monocluaire, le vacarme et l'horreur des grandes cités, l'électrocité, l'Astranautique ; le monde moderne. Je fuis pour retrouver la terre natale, congénitale des oliviers.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

dimanche 18 janvier 2015

«Ah pardon ! l'harmonie du monde est pas du tout ce qu'on imagine... je vois, je regarde rutiler des mecs qui mériteraient cent potences pour les pillages, saloperies, vols qu'ils m'ont fait subir... plus les calomnies !... et si ça tient le haut du pavé ! si c'est révéré, comblé, rutilé, milliardaire, glorieux ! cette queue qu'ils ont dans leurs salons, d'adorateurs, de nuit, de jour ! qu'ils n'en peuvent plus !...»

Féerie pour une autre fois. Louis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

vendredi 16 janvier 2015

«Bouvard et Pécuchet ou la mortification obsédée de tous dans la tragédie contemporaine des dédoublements. La dépression, la crise, la terreur actuelle sur tous les fronts, l'angoisse dans toutes les têtes, les diverses peurs modernes, post-modernes, post-post-modernes n'ont pas d'autres origines que ce syncrétisme invisible, spontanément et innocemment planétaire, né dans la soufflerie gigantesque du 19e et poussé jusqu'à nous, agrandi, répandu, diffusé, pulvérisé, en suspension dans notre air, persistant comme notre dernière croyance possible, la solution religieuse finale de l'ère de la fin...»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

lundi 12 janvier 2015

Talens réunis (24)


«Ce fut au temps que la plus agréable saison de l'année habille la campagne de ses livrées, qu'une femme arriva dans Tolède, ville d'Espagne, la plus ancienne et la plus renommée. Cette femme était belle, jeune artificieuse et si ennemie de la vérité, qu'il se passait des années entières sans que cette vertu parût une fois seulement dans sa bouche ; et ce qui est de plus merveilleux, c'est qu'elle ne s'en trouva jamais mal ; au moins ne s'en plaignait-elle jamais, aussi mentait-elle quasi toujours avec succès ; et il n'y a rien de plus vrai qu'une bourde de sa façon a quelquefois mérité l'approbation des plus sévères ennemis du mensonge. Elle en pouvait fournir les poètes et les astrologues les plus achalandés ; et enfin cette grâce naturelle fut telle que, jointe à la beauté de son visage, elle lui acquit en peu de temps des pistoles à proportion de ses attraits. Ses yeux étaient noirs, vifs, doux, bien fendus, braves de la dernière bravoure, quoique grands, fanfarons, convaincus de quatre ou cinq meurtres, soupçonnés de plus de cinquante qui n'étaient pas encore bien vérifiés, et pour les misérables qu'ils avaient blessés, le nombre ne s'en pouvait compter ni même imaginer. Jamais on ne s'habilla mieux qu'elle ; la moindre épingle, attachée de sa main, avait un agrément particulier. Elle ne prit jamais avis de personne sur sa coiffure, et son seul miroir était tout à la fois son Conseil d'État, de Guerre et de Finance. Ô la dangereuse femme à voir ! puisqu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer, et qu'on ne pouvait l'aimer longtemps et être longtemps à son aise.»

Les Hypocrites. Paul Scarron. Mille et une nuits (2005)

dimanche 11 janvier 2015

«Le prolétariat tient pour l'humanité contre les pouvoirs ; cela est à considérer. Et cela fait voir que la première éducation n'importe pas tant que le métier pour former l'esprit. Il est clair que le prolétaire, en ses études, n'a point participé aux humanités. Ses maîtres non plus. Bien mieux l'enseignement primaire se trouve être, par l'effort continu des pouvoirs, le plus strictement national et le plus strictement civique. Remarquons qu'il est en même temps étranger à toute religion, ce qu'on ne pourrait point dire de l'enseignement classique ; car, par les poètes et penseurs de tous les temps, ce dernier enseignement apporte toutes les formules traditionnelles de la théocratie, resserrées, touchantes et fortes. Par là sans doute les faibles influences des deux enseignements se trouvent à peu près équivalentes pour orienter les opinions proprement politiques, l'une moderne et résultant de l'humanité telle qu'elle est devenue, l'autre surtout historique et ressuscitant les lentes préparations. Par ces deux méthodes, et en leur supposant la plus grande efficacité, le prolétaire est mieux assuré de l'état présent, et le bourgeois est plus pieux à l'égard du passé.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)


samedi 10 janvier 2015

«Deux caractéristiques distinguaient Leonard Blorenge du Département de Langue et Littérature françaises ; il détestait la littérature et il ne savait pas le français. Ce qui ne l'empêchait pas de parcourir des distances formidables pour assister à des réunions de professeurs de langues modernes, où il faisait étalage de son ignorance comme s'il se fût agi d'une lubie majestueuse, et il repoussait avec de grandes saillies d'humour franc-maçonnique robuste, toute tentative dans les subtilités du parley-voo

PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)

Dix ans, et un peu plus, de Muses galantes : images animées (3)

Pour le vibrant court-métrage Pas ce soir ! qui devait ouvrir la Nuit galante de 2007,  cliquez sur le lien ci-dessous :

http://jeanetjeannepatin.tumblr.com/post/109481549521/bluette-delicieusement-misogyne-de-ruthene-sith


vendredi 9 janvier 2015

Bien entraînés au désir par quelques heures à l'Olympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite à notre lingère-gantière-libraire, Mme Herote, dans l'impasse des Beresinas, derrière les Folies-Bergères, à présent disparue, où les petits chiens venaient avec leurs petites filles en laisse, faire leurs besoins.
Nous y venions nous, chercher notre bonheur à tâtons, que le monde entier menaçait avec rage. On en était honteux de cette envie-là, mais il fallait bien s'y mettre tout de même ! C'est plus difficile de renoncer à l'amour qu'à la vie. On passe son temps à tuer ou à adorer  en ce monde et cela tout ensemble. "Je te hais ! Je t'adore ! " On se défend, on s'entretient, on repasse sa vie au bipède du siècle suivant, avec frénésie, à tous prix, comme si c'était formidablement agréable de se continuer, comme si ça allait nous rendre au bout du compte, éternels. Envie de s'embrasser malgré tout, comme on se gratte.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

dimanche 4 janvier 2015

«Toutes les voies sont bonnes. En tous cas, toutes sont connues, analysées, expliquées : nous les avons là, devant nous, sur un plateau, comme des pâtisseries. On peut, soit vivre pour soi-même dans la liberté, car chacun vaut bien l'autre, et j'ai autant le droit de profiter de l'existence ; avec tous les risques que cela encourt, bien entendu, car si on a le droit d'abandonner l'autre, on accepte difficilement qu'un autre vous abandonne ; soit renoncer à soi-même, ne vivre que pour l'autre, vouer sa vie au bonheur des autres ; soit être tout à fait indifférent, ne rien demander à soi-même et vivre dans une sagesse neutre ; soit vivre n'importe comment, au gré des vents, sans plus se poser de questions d'aucune sorte ; soit ne plus supporter l'existence et se suicider. Toutes ces méthodes sont valables. Il s'agit d'en suivre une jusqu'au bout. Il faut n'en choisir qu'une.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

jeudi 1 janvier 2015

«Il [Flaubert] a pourtant très souvent le coup d'oeil extra-lucide. Même dans ses lettres quelquefois ça saute comme une particule de lumière échappée à la méditation d'un de ses romans. Exemple : "La torpeur moderne vient du respect illimité que l'homme a pour lui-même. Quand je dis respect, non, culte, fétichisme. Le rêve du socialisme, n'est-ce pas de pouvoir faire asseoir l'humanité, monstrueuse d'obésité, dans une niche toute peinte en jaune, comme les gares de chemin de fer, et qu'elle soit là à se dandiner sur ses couilles, ivre, béate, les yeux clos, digérant son dîner et faisant sous elle ? -Ah je ne crèverai pas sans lui avoir craché à la figure de toute la force de mon gosier." Ainsi fera-t-il, poursuit-il, "la seule protestation morale de mon époque"...

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)
«Car, me disais-je tout en modérant mes passions par le tabac, passe pour obéir ; si j'obéis volontairement, je ne suis plus esclave ; voilà une pensée qui me relève et sauve l'énergie en même temps que l'ordre. Mais nos brillants messieurs ne s'en tiennent pas à commander ; ils s'appliquent à mépriser ; par mille détails d'intonations et d'attitude, par une furieuse colère et sans précaution, comme celle que l'on exerce seulement contre les choses dans l'ordinaire de la vie. Il est toujours sous-entendu, en ces coutumes militaires, et même il est souvent exprimé ceci : Vous n'êtes rien; votre effigie humaine est effacée à mes yeux ; vos opinions et vos affections ne sont rien pour moi ; et vos discours surtout mesurés et sages, ne sont qu'un bruit importun.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)