jeudi 30 juin 2022

Visionnage toulousain en salle (37) à l'American cosmograph

 

La maman et la putain. Jean Eustache (1974)

Un chef d’œuvre du cinéma français 

Hallelujah ! Un des plus grands films du cinéma français, quasiment invisible dans de bonnes conditions depuis des années, fait son retour sur grand écran, qui plus est dans une copie restaurée 4K par Les films du Losange qui met particulièrement en valeur les contrastes et la lumière du magnifique Noir et blanc du Directeur de la photographie Pierre Lhomme. Ce film, c’est La maman et la putain, le chef d’œuvre de Jean Eustache, un film tourné entre mai et juillet 1972 et qui fit scandale lors du Festival de Cannes 1973, tout en y remportant Grand Prix du Jury et le prix de la Fédération de la presse cinématographique internationale. Cette version restaurée a permis le retour de ce film au Festival de Cannes le 17 mai dernier, dans le cadre de la sélection Cannes Classic, avec une projection dans la salle Debussy du palais des Festivals qui s’est terminée par une « standing ovation » de 10 minutes saluant ET le film ET la présence physique de Françoise Lebrun et de Jean-Pierre Léaud. Scandale en 1973, ovation en 2022 ! 

Si il parait difficile de ne pas comprendre les raisons de l’ovation en 2022, on peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé une partie des spectateurs à siffler ce film il y a 49 ans. L’explication la plus plausible réside dans le rejet par certains festivaliers du langage souvent très cru utilisé par les protagonistes du film. Passons ! Une autre explication est tout aussi évidente : le fait, tout bête, pour de nombreux spectateurs de 1973 de ne rien avoir compris au film, d’y avoir vu une œuvre immorale avec une apologie de l’amour libre post 68 et un éloge du trouple (un mot qui n’existait pas à l’époque et qui désigne une relation amoureuse à trois, ici Marie, la maman, Alexandre et Veronika, la putain). Rien compris au film ! En réalité, La maman et la putain est, tout au contraire, un film particulièrement moral. En effet, si on entend Veronika dire qu’elle peut coucher avec n’importe quel homme, ce qu’elle ne se prive pas de faire, si elle ajoute « Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas le droit de dire qu’elles ont envie de baiser avec un type ? », le plan séquence, magnifique, émouvant, où en larmes, elle prend le contre-pied de tout ce qu’elle avait affirmé (et pratiqué) auparavant en déclarant qu’on ne devrait « baiser » qu’avec les personnes qu’on aime d’amour et, pourquoi pas, en espérant, en tant que femme, tomber enceinte, permet, au minimum, de se demander dans quel discours de Veronika Jean Eustache se reconnaissait le plus ! 

50 ans après le tournage du film, 2 des 3 principaux interprètes du film sont toujours vivants : dans ce qui fut son premier rôle au cinéma, Françoise Lebrun, qui fut un temps, quelques années avant le film, la compagne de Jean Eustache, est absolument remarquable. Comme d’habitude, ajouterons nous ; Jean-Pierre Léaud joue comme il a toujours joué : certains aiment, certains n’aiment pas ! Quant à Bernadette Lafont, elle aussi joue comme elle a toujours joué, mais, la concernant, que celles et ceux qui ne l’apprécient pas aient le courage de se manifester ! On a dit plus haut tout ce qui rendait sublime la photographie de Pierre Lhomme, faisant de ce film, en plus de la description des histoires « amoureuses » de jeunes adultes quelques années après 1968, un remarquable documentaire sur le Paris du début des années 1970, ou, plus précisément, sur un quartier bien précis, le 6ème arrondissement, avec, en particulier, le café de Flore, les Deux Magots et le Jardin du Luxembourg. Si l’œil prend une part très importante dans le jugement très positif qu’on porte sur ce film, il est bon de préciser que l’oreille n’est pas en reste, la qualité du son, capté par Jean-Pierre Ruh, étant également exceptionnelle : les bruits de la ville, ceux des moteurs, ceux, même, des briquets, à une époque où le film donne l’impression que tout le monde, ou presque, était adepte de la clope. Quant à la musique, il n’y en a pas et … il y en a. En fait, les seules musiques qu’on entend, et elles sont nombreuses, ce sont celles que les personnages écoutent à un moment ou à un autre du film, allant de Damia à Deep Purple, en passant par Offenbach et Edith Piaf.

Jean-Jacques Corrio Critique Express (8 juin 2022)


Visionnage domestique toulousain (107bis)

 

Ma nuit chez Maud. Éric Rohmer (1969)

Tout honneur et toute gloire par Ariane Beauvillard (critikat.com)

Réécrit à partir d’un scénario qui devait se dérouler au départ pendant la Seconde Guerre mondiale et ses couvre-feux, Ma nuit chez Maud sort en 1969 comme le troisième volet des contes moraux d’Éric Rohmer. À mi-chemin entre le film de critique au sens kantien du terme et la bluette hasardeuse si chère aux cinéastes de sa génération, il s’agit probablement d’une des épopées philosophiques les plus réussies de Rohmer. Parce que le cinéma, ici, n’a pas pour finalité d’apprendre à mourir mais celle d’apprendre à vivre avec les contradictions intrinsèques à chaque être humain. Ce divertissement tant haï par un Pascal à l’avant-garde du jansénisme est renversé en hymne à la foi en l’homme.

Après La Carrière de Suzanne et La Boulangère de Monceau, Éric Rohmer revenait à ses contes moraux pour s’intéresser à un problème pascalien par excellence : celui de la mauvaise conscience. Loin de la simple discussion filmée, Rohmer montre comment, dans un noir et blanc parfait, quelques personnes vivent avec leur contradiction et leurs croyances. Quelques séquences dans une église et une dialectique pascalienne ne font pourtant pas de ce film une œuvre chrétienne : le sujet est bien davantage celui de la confrontation des êtres que des fois. Jean-Louis est catholique, son ami Vidal marxiste, et Maud, la fameuse, est athée. L’absence de croyance religieuse ou politique étant le socle d’une foi sociale, Maud sera la reine des débats philosophiques et amoureux, en tant que femme, en tant qu’arbitre.

C’est un Clermont-Ferrand tapi de neige et éclairé par les guirlandes de Noël qui constitue le décor de Ma nuit chez Maud : jour de fête pour les catholiques, jour de retour sur sa foi pour Jean-Louis, jeune ingénieur dans la fameuse usine Michelin auvergnate. Arrivé depuis trois mois dans la région, il ne connaît personne, mis à part cette apparition, Françoise, qu’il croise toutes les semaines à l’office et qu’il a choisie, par une «idée brusque et définitive», comme sa future femme. Jean-Louis croit au hasard, mais au calcul également. Il rencontre aussi Vidal, un ami d’adolescence devenu professeur de philosophie à l’université qui lui présente lors d’un dîner Maud, chez qui il restera à cause de la neige et de son insistance. Le centre du film est donc cette discussion à bâtons rompus sur ce qu’est la croyance humaine, en Dieu, en l’ordre social ou en l’amour unique.

Dans une nature qui n’est pas sans rappeler la fausse pureté des paysages de Bergman, Jean-Louis passe d’églises en appartements, entrouvrant les portes. On ne sait jamais où est vraiment l’entrée et la sortie du monde dans ce film mais quelques clés apparaissent pourtant : la ville est le monde du bruit, mais aussi celui de la rencontre. L’être humain au milieu des autres trouve le courage d’aller vers ces autres. Lorsqu’il est en intérieur, il revient à son questionnement ontologique : où est la vie ? Dans les deux pour Rohmer, l’un ne va sans l’autre. Ma nuit chez Maud est un film sur la confrontation des êtres à la réalité plurielle : par un gros plan sur une page de Pascal, par un plan fixe sur le sermon du prêtre, le réalisateur place ses personnages face à eux-mêmes et face au monde qu’on ne peut voir uniquement par la contemplation. Dans le dialogue même, Rohmer utilise le champ/contre-champ sur un mode étonnant qui joue de la référence à une célèbre discussion de Persona de Bergman : ne suivant pas seulement la conversation, il filme avant tout la parole et l’écoute, la réaction. On ne parle pas pour soi mais pour expliquer et s’expliquer. C’est sans doute la vision d’une parole unique fermée pascalienne que Rohmer défend le moins.

Ce qui fait la beauté de l’être humain, sa capacité à communiquer, donc à sortir de soi, est aussi la source de ses problèmes : car Maud, divorcée, libre, est aussi très belle, donc désirable, et susceptible de faire vaciller Jean-Louis dans sa profonde certitude que l’amour ne va pas sans la fidélité sexuelle. Vidal le marxiste vit, quant à lui, dans un jansénisme en fait beaucoup plus profond que son ami catholique : il aime Maud mais part, pour laisser Jean-Louis et Maud faire l’amour, et pour avoir raison. Ce qui sépare les êtres ne sont donc pas tant les croyances que la confrontation de chacun à la souffrance et au doute. Jean-Louis, derrière son allure de premier communiant, est un jouisseur des bonnes choses, un idéaliste amoureux. Vidal est engoncé dans une liturgie de la résignation faussement joyeuse. Et Maud souffre, trop pour comprendre que le bonheur de Jean-Louis ne se trouve pas dans l’oubli qu’elle a choisi. L’arbitre est Maud car c’est elle qui donnera raison aux deux hommes : Vidal, s’il ne change pas de route, souffrira ; Jean-Louis refusera son corps pour conserver son amour intact.

Vraiment intact ? Rien n’est tracé définitivement dans Ma nuit chez Maud comme le montre la fin. Parce que le calcul des probabilités si cher à Jean-Louis ne tient pas compte du hasard, moins présent que dans les premiers films de Jacques Demy, mais tout aussi capable de mettre les personnages à l’épreuve de ce qui sort de la foi : la simple vie. Contrairement à ce que dit Pascal, ce ne sont pas les passions les «plus grands obstacles», mais la représentation que l’homme s’en fait et la façon dont il les intègre. Ce film n’est pas un cours théorique ou didactique : il est réflexion, mais il est surtout résultat ; comme en philosophie, le discours n’a aucun sens sans son épreuve à la vie pratique. Le pratique est ici dramaturgique et visuel : les personnages semblent peupler des espaces vides par leur présence et leur espérance.

«Tant pis si je me trompe… et puis je ne me trompe pas.» s’exclame Jean-Louis au cours du film. La foi de chacun dépasse son objet : c’est bien des hommes que filme Rohmer, non des idées plaquées sur des caractères humains. La déambulation de l’être est physique, éprouvante, heureuse parfois quand on «reconnaît ce qui est bon». Pas de moralisme en vue, ni même de morale établie. Ma nuit chez Maud est un film supérieurement intelligent et esthétiquement à la pointe de l’élégance. Filmer le doute philosophique était aussi osé en 1969 qu’il le serait aujourd’hui. Si Rohmer n’existait pas, alors tout, ou presque, serait perdu.


Visionnage domestique toulousain (107)




Ma nuit chez MaudÉric Rohmer (1969)

«J’ai toujours eu, depuis ma tendre enfance, la certitude d’avoir Dieu avec moi. C’est pourquoi je n’ai attaché aucune importance à tout ce qui a pu jusqu’ici contrarier ma marche. Je savais que j’aurais le dernier mot et que j’accéderais tôt ou tard au but conjointement fixé par moi et par le Ciel.»

Extraites de la version littéraire de Ma nuit chez Maud -on se souviendra qu’avant de devenir des films, les Six contes moraux furent d’abord autant de nouvelles-, ces quelques lignes résument de manière limpide l’état d’esprit de Jean-Louis, le héros du troisième des Contes moraux, tandis que celui-ci apparaît pour la première fois à l’écran. C’est en effet sous un jour pour le moins assuré que le jeune ingénieur envisage alors le cours de sa vie, fort qu’il est d’une « confiance quasi-absolue [en son] destin ». Cette forte confiance est d’emblée illustrée par la mise en images d’Éric Rohmer, épaulé à la photographie par Nestor Almendros. Montrant Jean-Louis au balcon du pavillon qu’il occupe sur les hauteurs de Clermont-Ferrand, la caméra semble le camper à la manière d’un stratège détaillant le champ de bataille avant d’y engager le combat. Une analogie que vient renforcer le strict costume sanglant le corps de l’homme à la manière d’un uniforme. Et n’apprendra-t-on pas par la suite que Jean-Louis est âgé de trente-quatre ans ? C’est-à-dire l’âge-même auquel Napoléon Bonaparte atteignit le sommet de sa gloire militaire et politique… Le panorama observé par le personnage résiste pourtant en partie au regard du spectateur, car noyé à l’arrière-plan par une brume hivernale. Mais le caractère partiellement indéterminé du paysage ne semble nullement incommoder le héros de Ma nuit chez Maud. Comme si ce dernier avait réussi à percer du regard l’écran nébuleux nimbant la cuvette clermontoise, ayant ainsi repéré ce qu’il y cherchait, Jean-Louis gagne alors la cité auvergnate lors d’une séquence traduisant remarquablement sa certitude existentielle.

Une série de plans – aussi brefs et précis que les gestes qu’ils enregistrent – montre Jean-Louis quitter sa demeure, monter dans sa voiture puis rallier le centre de Clermont-Ferrand. À l’exactitude gestuelle de Jean-Louis répond alors l’ordonnancement géométrique des décors dans lesquels Éric Rohmer place son personnage. Le motif de la ligne droite unit entre eux chacun des espaces occupés par l’homme lors des instants liminaires du film. La verticalité parfaite des portes-fenêtres du chalet entre en résonance avec la stricte horizontalité de la carrosserie de la voiture de Jean-Louis. Et une même rigueur formelle prévaut à propos de l’église où l’ingénieur catholique assiste à la messe dominicale. Qu’il s’agisse de la façade du bâtiment – objet d’une spectaculaire contre-plongée –, ou du chœur – magnifié par un saisissant plan d’ensemble –, tout n’est que rigueur rectiligne dans la romane Notre-Dame-du-Port photographiée par Éric Rohmer. Formant autant d’échos corporels aux roides colonnes de la nef, les fidèles filmés debout participent pareillement de l’univers géométrique déployé par les premières minutes de Ma nuit chez Maud. Parmi la foule des communiants, la caméra s’attarde bientôt sur une jeune femme à l’allure aussi contrôlée que celle de Jean-Louis : chevelure blonde mi-longue retenue par un sage serre-tête, buste et gorge dissimulés par un épais manteau surmonté d’un foulard. « C’est Françoise. Je ne sais encore rien d’elle. Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait remarqué et pourtant s’est installée en moi l’idée nette, précise, définitive, qu’elle serait ma femme. »

Telle était donc la "cible" que l’ingénieur s’efforçait de circonscrire depuis son observatoire sis sur les contreforts clermontois : pas moins que sa future épouse ! Françoise soupçonne pourtant à peine l’existence de Jean-Louis. Pour elle, ce dernier n’est sans doute rien de plus qu’un visage fugacement entraperçu dans la nef de Notre-Dame-du-Port, ainsi que le suggère un plan la montrant regardant, le visage vide d’expression, en direction de l’homme. En outre, Françoise échappe à la filature entreprise par l’entreprenant ingénieur au terme de la messe pour savoir où la jeune femme réside. La stricte géométrie formelle prévalant jusque-là laisse alors place à un univers visuel plus confus. Erratique, la quête de Françoise par Jean-Louis à travers le labyrinthe des rues du vieux centre de Clermont prend la forme d’une succession de virages heurtés. La figure de la courbe brisée – dessinée par les circonvolutions hésitantes de l’automobile de Jean-Louis – l’emporte alors à l’écran sur celle de la ligne droite, suggérant une possible remise en cause de la trajectoire conquérante du principal protagoniste de Ma nuit chez Maud… Mais pour Jean-Louis, un personnage qui a « fait un choix à l’avance, un choix global d’une certaine façon de vivre », l’épisode relève du contretemps plutôt que de l’échec. Et il n’y a là aucunement matière à entamer son volontarisme.

Le basculement esthétique du film dans le désordre ne s’avère, d’ailleurs, que fort provisoire. Et c’est un monde ayant recouvré un strict ordonnancement que dépeignent les séquences suivantes. Les scènes montrant l’ingénieur sur son lieu de travail dessinent ainsi un milieu socio-professionnel éminemment régulé. À l’instar de ces sages flux de travailleurs pénétrant au petit matin dans l’usine Michelin, puis s’en écoulant au terme de leur journée de travail. Et lorsqu’Éric Rohmer transporte sa caméra à l’intérieur de l’entreprise, c’est pour en souligner la dimension fortement hiérarchisée. Comme lors de cette scène de cantine initiée par un plan d’ensemble montrant ingénieurs et ouvriers déjeunant chacun aux tables qui leurs sont échues. Quant à l’espace urbain dans lequel Jean-Louis profite de son temps libre, la réalisation d’Éric Rohmer en fait un cadre pareillement ordonné. À l’image, plus particulièrement, de cette librairie aux rayonnages d’un parallélisme parfait, abritant autant de volumes soigneusement classés parmi lesquels Jean-Louis trouve les Pensées de Pascal.

Placé de manière récurrente sous le signe du contrôle et de l’ordre, le paysage cinématographique ainsi élaboré par Éric Rohmer vient non seulement refléter l’entreprise d’ingénierie existentielle de Jean-Louis… mais aussi comme en annoncer le succès ! Au terme de cette série d’instantanés du quotidien du héros de Ma nuit chez Maud, le scénario dispose en effet un événement semblant confirmer que le destin que s’est choisi Jean-Louis est en passe de se réaliser. Tandis que l’homme chemine en voiture dans Clermont-Ferrand, Françoise apparaît sur son solex, semble même répondre d’un sourire au coup de klaxon que fait alors retentir Jean-Louis avant de se fondre dans la circulation. Soit autant de signifiants hasards aux yeux de l’ingénieur, se déclarant alors à lui-même : « Je suis sûr de mon succès, maintenant. Il faut que je la retrouve au plus vite. » C’est donc fort d’une confiance absolue en lui-même que notre Bonaparte matrimonial se lance de nouveau à la recherche de celle qu’il s’est choisi pour épouse. Mais le script de Ma nuit chez Maud confronte bientôt Jean-Louis à un nouvel épisode impromptu, durant lequel son volontarisme ontologique va être doublement mis à l’épreuve…

Tandis qu’il quête Françoise à travers le centre-ville clermontois, l’ingénieur rencontre en effet fortuitement Vidal, un ancien condisciple enseignant pour l’heure la philosophie à l’Université. S’étant croisé dans un café, les deux hommes s’y installent, entamant bientôt un dialogue à la fois dense et passionnant, dévolu pour l’essentiel au Pari pascalien. Glosant brillamment sur ce dernier, Vidal fait alors la démonstration à son interlocuteur du caractère pour le moins incertain de tout engagement existentiel. Celui-ci résulte toujours d’un choix entre différentes options de vie, qui plus est contradictoires. Et ce n’est jamais en connaissance absolue de cause que l’individu départage entre l’une et l’autre des possibilités qui lui sont offertes… courant ainsi le risque de voir son existence échouer. Le marxiste pascalien qu’est Vidal affirme ainsi qu’il « parie pour le sens de l’Histoire » tout en étant conscient qu’« il y a quatre-vingt-dix chances pour cent [qu’il se] trompe ». Cet assaut théorique contre la croyance de Jean-Louis en l’inévitable réalisation de son projet de vie se solde cependant par un échec. À l’exposé de Vidal, l’ingénieur objecte que la lecture des Pensées l’a « déçu », considérant ces dernières comme « assez vides ». (11) Et la réalisation vient souligner la rigueur des certitudes de Jean-Louis exprimée par le dialogue. La caméra campe ainsi l’homme posément assis, arborant un nœud de cravate toujours aussi impeccable, le dos aussi droit que les très géométriques contours d’un décor dominé par des motifs rectilinéaires.

Mais alors que Jean-Louis vient à peine de parer cette déconstruction de son système existentiel, ce dernier va bientôt être questionné pour la seconde fois. Cette nouvelle tentative de mise à mal des certitudes de l’ingénieur ne se jouera cependant plus dans le champ intellectuel. Car c’est par le biais de la sensualité qu’un autre personnage offrira la possibilité à Jean-Louis de rompre avec l’auto-déterminisme dans lequel il s’enferre. Il s’agit, bien évidemment, de Maud. La première minute de présence de la femme à l’écran nimbe celle-ci d’un extraordinaire érotisme. Jaillissant du fond du cadre, telle une Vénus clermontoise, Maud apparaît d’abord en pied. Le plan moyen permet au spectateur d’embrasser du regard l’ensemble d’un corps féminin dont la séduction s’impose d’emblée. La caméra se rapproche ensuite de Maud, permettant d’abord de détailler plus avant ses jambes, puis son visage et sa chevelure en un presque gros plan. Entre temps, Éric Rohmer aura choisi de faire étreindre Maud par Vidal avec une fougue toute amoureuse, puis de disposer son héroïne sur un sofa à la sensuelle fourrure blanche. Soit autant d’options de mise en en scène qui, combinées à la photographie de la plastique de Françoise Fabian, confèrent au personnage qu’elle incarne un magnétisme érotique d’ores et déjà puissant. Et qui ira crescendo durant cette nuit que Jean-Louis passera chez Maud… Car si l’on discourt beaucoup durant ces instants nocturnes dans l’appartement de la femme, le plus important n’est peut-être pas là. Tandis que les personnages s’étourdissent de Chanturgue et de paroles, Éric Rohmer ne cesse de magnifier la beauté de Maud. Parcourant avec fluidité l’échelle des plans, le cinéaste donne à voir à l’envi tantôt les jambes – bientôt largement dénudées… –, tantôt le visage de la femme aux yeux alanguis. Un changement de vêtement, en cours de soirée, permettra même de détailler plus avant une poitrine qu’une robe noire faussement sage ne laissait jusque-là que deviner.

Et Éric Rohmer d’ainsi composer l’une des plus belles tentatrices de l’histoire du 7ème Art ! Il n’est donc pas surprenant que le projet matrimonial auquel Jean-Louis se tenait jusque-là avec une constance inentamée vacille quelque peu. Le trouble du personnage se dit alors notamment par le caractère de nouveau erratique de ses déplacements. Les mouvements de l’ingénieur dans le salon de Maud ne sont rien moins que rectilignes et ordonnés, l’homme oscillant à travers le séjour selon des courbes aussi imprévisibles que celles qu’il dessina durant sa filature clermontoise. Cherchant à s’extraire de la pièce tout ne cessant d’y revenir, pour ensuite tantôt s’approcher, tantôt s’éloigner du sofa où est couchée Maud, l’homme autrefois si sûr de son positionnement dans la vie semble désormais avoir les plus grandes peines à déterminer où se situe sa place. Et si au terme de cette nuit, Jean-Louis n’aura pas encore fait l’amour avec Maud, il semble cependant plus qu’ébranlé quant à son plan de vie initial, se déclarant à lui-même : « [je] ne me sentais plus moi-même, ou plus exactement, [je] me sentais disponible à n’importe quoi, sans principes, sans caractère, sans volonté, sans morale, sans rien… »

Mais l’indécision du personnage ne sera en réalité que passagère, car Jean-Louis relève de cette catégorie des personnages rohmériens que les expériences traversées, aussi bouleversantes celles-ci puissent-elles être, ne modifient finalement pas. Par exemple semblable au héros du Signe du lion (1959) renouant à la fin du film avec sa vie initiale comme si sa déchéance clocharde n’avait jamais eu lieu, Jean-Louis persistera dans son être… ou du moins dans ce qu’il s’en représente. Et l’ingénieur ne s’abandonnera jamais à Maud, s’en tenant à Françoise dont il croisera, enfin, la route et qu’il conquerra alors. Que penser cependant du plan ultime du film, montrant les deux époux symétriquement répartis de part et d’autre de leur enfant sous le soleil de Bretagne ? Cette image vient-elle sceller définitivement la victoire de la stratégie existentielle déployée par Jean-Louis, confirmant de la sorte la légitimité de son entreprise ? À moins que le terme "Fin" qui s’incruste en même temps à l’écran ne marque pas seulement celle du film mais aussi celle de la possibilité d’un bonheur non pas construit et planifié mais réel pour Jean-Louis. Comme celui que lui aurait peut-être procuré Maud ? On laissera le soin à chacun des spectateurs de tirer leurs propres conclusions de ce chef-d’œuvre rohmérien. Tout en ne pouvant s’empêcher de confesser – mais sans doute l’aura-t-on compris… – une préférence toute personnelle pour le parti incarné par Maud dans l’alternative au cœur de ce troisième des contes moraux.

mercredi 29 juin 2022

PBF 2022.19 : Monsieur veut donc tâter enfin du mariage ?

Mercredi 29 juin 2022 à 19H, nous allons à la rencontre de Fernand Bernadi, basse lyrique qui nous parlera de sa carrière et de son projet de monter une Servante maîtresse de Pergolèse en français, si légère qu'elle pourrait être jouée sur les places de village. Le duo, Zerbine, Pandolfe : Je devine, a été enregistré grâce à l'assistance technique d'Alouette productions et de Vincent et à deux pas de la radio.

Cette émission est diffusée en hertzien, Toulouse : 106.8 Mhz ou en streaming https://www.radioradiotoulouse.net/ et pour tout le reste du temps sur les podcasts de mixcloud.

Programmation musicale :
1) The bogus man (Roxy music)
2) Bitter sweet symphony (Thomas Enhco et Vassilena Serafimova) 
3) Stardust (Lionel Hampton)
4 ) Monstre affreux tiré de Dardanus (Jean-Philippe Rameau) par Fernand Bernadi et Françoise Larrat)
5) Je devine tiré de la Servante maîtresse (Pergolèse) par Marie-France Calmels, Fernand Bernadi, Nathalie Boullanger et Simon Siaud 
6) Se un bel ardire tiré d'Ezio (Georg Friedrich Haendel) par Fernand Bernadi et Françoise Larrat

entretien avec Fernand Bernadi

Pour ceux qui auraient piscine indienne, ou toute autre obligation, il y a une possibilité de rattrapage avec les podcasts de la PBF : https://www.mixcloud.com/RadioRadioToulouse/monsieur-veut-donc-tâter-enfin-du-mariage-la-petite-boutique-fantasque/

Allons-y gaiement et sans mollir !


 

mardi 21 juin 2022

PBF 2022.18 : Marguerites et date-palindrome


Mercredi 22 juin 2022 à 19H, diffusion d'une intervention d'Anne Lizzy et Véronique Barthe , version radiophonique de celle qui a eu lieu le 22/02/2022 (remarquez la date palindrome revendiquée) au Salon reçoit de Laurent Redoulès.

Cette émission est diffusée en hertzien, Toulouse : 106.8 Mhz ou en streaming https://www.radioradiotoulouse.net/ et pour tout le reste du temps sur les podcasts de mixcloud.

Programmation musicale :
1) Va chercher les marguerites (Zaragraf)
2) Trop de questions (Giédré) 
3) Injurieux (Les grandes gueules) extrait des Exercices de style de Raymond Queneau
4 ) T'épier (Henri Genès) 
5) Qu'est-ce que le dream (Guy Skornik) 
6) Julie (Supernatural orchestra)
7) Mood indigo (Duke Ellington / Barney Bigard) Milt Buckner
8) Que je t'aime (Camille)
9) Anaïs (Hubert-Félix Thiéfaine)
10) Loulou (Arthur H.)

+ par Anne Lizzy et Véronique Barthe

Pour ceux qui auraient piscine indienne, ou toute autre obligation, il y a une possibilité de rattrapage avec les podcasts de la PBF : https://www.mixcloud.com/RadioRadioToulouse/marguerites-et-date-palindrome-la-petite-boutique-fantasque/

Allons-y gaiement et sans mollir !

Photorgraphie de Pierre Jamet : Virevolte à l'auberge

samedi 18 juin 2022

Réminiscence personnelle (56)

54

«Je ne sais si ce phénomène ne concerne que moi, ou bien tous ceux à qui le civilisation a donné une seconde naissance. Mais il me semble que, pour moi et pour tous ceux qui sentent comme moi, l'artificiel est devenu le naturel et c'est le naturel qui devient étrange. Je m'exprime mal : ce n'est pas l'artificiel qui a acquis le statut du naturel ; c'est le naturel qui est devenu différent. Je trouve odieux et inutiles les produits de la science -téléphone ou télégraphe- qui nous facilitent la vie, ou encore les sous produits du caprice - gramophones, récepteurs hertziens- qui pour ceux que cela amuse, rendent la vies plus amusante.»

Le livre de l'intranquillité (tome 2)Fernando Pessoa. Christian Bourgeois éditeur (1992)

Lieux mythiques personnels

47

«Ce n'est pas en contemplant de grands parcs ni de vastes prairies que je vois arriver le printemps. Je le vois dans les quelques arbres rabougris d'une petite place citadine. Là, on voit la verdure prendre le relief d'un cadeau, joyeuse comme une bonne tristesse.
J'aime ces places solitaires, ponctuant les petites rues à la circulation rare, et tout aussi peu animée elles-mêmes. Ce sont des clairières inutiles, des choses qui attendent, perdues parmi des tumultes lointains. Des coins de village au coeur de la grande ville. »

Le livre de l'intranquillité (tome 2). Fernando Pessoa. Christian Bourgeois éditeur (1992)

jeudi 16 juin 2022

Visionnage domestique toulousain (106bis)


Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers). Bruno Podalydès (1998)


Comment transformer à l’écran un type ordinaire, habité par l’indécision, en personnage hilarant de comédie jusqu’à en faire le héros maladroit et touchant de l’aventure de l’amour ? Pour son premier long métrage (et César de la première œuvre), Bruno Podalydès poursuit en 1998 le compagnonnage artistique noué avec son frère, le comédien (et coscénariste) Denis Podalydès dans le rôle d’Albert Jeanjean, protagoniste de Dieu seul me voit. En fait, le cinéaste, qui a débuté dès 1988 par des courts-métrages, reprend ici la veine comique irriguant une fiction précédente, Versailles-Rive-Gauche, réalisée en 1993, avec son frère en interprète burlesque d’un velléitaire du sentiment. Cette fois, l’incarnation du doute se prénomme Albert et son défaut de caractère le mène par un enchaînement hasardeux et protéiforme de situations rocambolesques sur les routes accidentées de la vie. En explorateur candide d’une existence dont il paraît tout ignorer et en expérimentateur timide de l’amour dont il découvre les infinis trésors, Denis Podalydès, entouré d’une bande de comédiens épatants, fait merveille. Un cocktail comique, pétillant de fantaisie et d’intelligence.


Albert entre passages piétonniers et vagabondages déjantés

Vue plongeante sur une église, nous entendons les cloches et nous surplombons bientôt un homme à la démarche hésitante déambulant dans les rues presque vides tandis que montent doucement les accents de La Marseillaise. La caméra maintenant à la hauteur de l’individu nous le montre croisant une vieille dame et son chien, tandis qu’une musique plus populaire (style bal musette avec guitares puis version jazz manouche) décline toujours l’hymne national. La dame demande son chemin et notre homme en imperméable gris et cartable à la main se lance dans des explications alambiquées assorties de moulinets avec le bras et la main indiquant plusieurs directions au point que la passante désemparée le remercie en s’éloignant suivie de son petit chien qui aboie.

Nous sommes à Versailles pendant des élections municipales (comme des affiches murales en attestent : Votez Michel Butel !) et Albert Jeanjean (Denis Podalydès) regagne -à grandes emjambées en empruntant les passages piétonniers tout en semblant hésiter sur sa destination-son appartement douillet. Il y écoute les messages laissés par ses copains sur le répondeur en faisant, -assis cadré de profil visage impassible et yeux mobiles-, des exercices d’extension avec un appareil mécanique de gymnastique, sa figure sortant et entrant dans le cadre au gré de ses mouvements rythmés. Un peu plus tard, il frappe à la porte d’une école à deux reprises avant d’entrer timidement. Nous sommes dans un bureau de vote où il officie ce jour-là comme assesseur. Une journée au cours de laquelle il retrouve des copains d’enfance ou/et des amis de longue date. Chaque vote de l’un d’entre eux, lors de la signature sur le registre, est l’occasion pour Albert d’échanger avec eux, de sortir du cadre solennel, pour évoquer souvenirs incongrus, questions sur l’orientation politique du votant ou remarques sur le ‘concours de jambes de femmes’ découvertes au lever du rideau à la sortie de l’isoloir.

Voilà les présentations d’Albert sont faites. Tourner à droite ou à gauche ? Revenir sur ses pas ou continuer à avancer ? Entretenir sa forme chez soi ou répondre aux invitations déposées sur son téléphone ? Etre citoyen assesseur ou copain farceur ? Rougir à la moindre présence féminine ou aspirer à un rendez-vous intime ?

Face à cet adolescent attardé et indécis, soucieux de sa calvitie naissante, blagueur décalé, citoyen dilettante, peu préoccupé par la politique (preneur de son pour la réalisation de films d’entreprise, il donne des conseils au réalisateur sans se soucier du message politique de l’élu local devant la caméra) mais obsédé par les futures rencontres avec la gente féminine, nous reconnaissons aisément en lui des garçons de cinéma, empêchés dans la vie, éternels célibataires à la manière de L’oncle de Jacques Tati ou amoureux enfantins grandissant à grand peine à la façon de l’Antoine Doinel imaginé par François Truffaut. Et pourtant…


Albert, électron libre ou ‘Tintin’ au pays des femmes

Atteint d’une pusillanimité chronique, Albert Jeanjean ne manque pas de parler sans cesse de l’autre sexe avec ses meilleurs potes (et éventuels rivaux), Otto aux cheveux bruns abondants (Jean-Noël Brouté), François le grincheux hanté par la vampirisation féminine (Michel Vuillemoz) sans oublier Patrick l’arrangeant (Philippe Uchan). Albert, à la différence des ses illustres modèles keatoniens ou tatiesques, est aussi un as de la parole approximative, changeante, à tiroirs (des plaisanteries tombant à plat aux sentences à prendre au pied de la lettre). C’est aussi un adepte du monologue lorsqu’il se prépare à un premier rendez-vous avec une femme. Seul ou en présence d’un ami, il échafaude mille stratagèmes par anticipation à la fois pour conjurer la peur et pour enclencher un irrésistible mécanisme de séduction. Et, pris dans un maelstrom de péripéties, rien ne se passe comme prévu même si une nuit d’amour se concrétise au moment où lui-même (et le spectateur) n’y croit plus ! Ainsi il faudra bien des détours tortueux pour qu’il étreigne Sophie (Isabelle Candelier), sa première amoureuse à qui il a comme premier cadeau offert une bouilloire avant de récupérer une poubelle que l’ex-amant de la dite Sophie lui place dans les mains en l’accueillant dans la maison que la jeune femme partage encore avec lui.

Dans des concours de circonstances aussi hasardeuses qu’improbables, notre électron libre, -toujours à la merci des désirs et des avances de femmes battantes et volontaires, dotées de forts tempéraments a priori éloignés de son caractère-, s’adapte, emprunte les goûts et les couleurs de celles qu’il rencontre et parcourt en accéléré les étapes de la vie amoureuse. A l’histoire avec Sophie, -amie de toujours, infirmière bénévole dans une caravane médicale où Albert vient donner son sang et tombe dans les pommes, tandis que celle-ci lui caresse la main en lui chantant a capella le refrain de Guantanamera-, correspond l’enfance de l’amour. A l’aventure avec Corinne (Cécile Bouillot), -inspectrice des Renseignements généraux, qui l’embarque sur sa moto et lui épargne une arrestation par ses collègues policiers, avant de lui offrir une nuit torride et joyeusement chorégraphiée par leurs deux corps nus et dansants-, correspond l’adolescence de l’amour. A la passion avec Anna (Jeanne Balibar), -réalisatrice d’un court métrage ésotérique, amie des artistes (laquelle a rencontré Fidel Castro à Cuba !) et supposée femme fatale à la voix langoureuse-, correspond l’engagement de l’âge adulte ?

Mise en scène foisonnante et inventive, comédie poétique et libertaire

Mille questions nous taraudent encore au terme provisoire de l’épopée amoureuse de notre caméléon à l’humour impayable. Pourquoi Albert, si peu impliqué dans la politique, est-il obsédé par Cuba et fait-il régulièrement allusion (en se trompant dans les pourcentages) à la santé des Cubains et au nombre de médecins par habitant ? Peut-il à la fois tomber amoureux d’une policière et se rendre (en retard) à une manifestation devant le château de Versailles contre l’exclusion ? Pourquoi tient-il absolument à raconter devant un groupe de fêtards interloqués l’histoire de deux hippopotames dialoguant en pleine canicule dont l’un prénommé Patrick confie à l’autre : "je ne me ferai jamais à l’idée que nous soyons vendredi" ? A-t-il vraiment trouvé l’accomplissement auprès de la douce et incisive Anna aux côtés de laquelle il dort comme un bébé après avoir fait le poirier sur le canapé du salon, vomi à plusieurs reprises dans les toilettes du restaurant et lui avoir jeté un verre d’eau à la figure en plein dîner au restaurant syldave (comme dans Le Spectre d’Ottokar), un geste spectaculaire (qu’elle lui rend aussi sec) comme pure preuve d’amour tangible ? Pourquoi la chanson ‘Guantanamera’, sous des formes d’orchestration et d’interprétation diverses traverse-t-elle l’ensemble de cette fiction foutraque commencée aux accents de l’hymne national ? Au fil de ces tours et détours, de parcours tracés d’avances en bifurcations insoupçonnées jusqu’aux pistes abandonnées en chemin et restées inexplorées, Albert régi par le principe d’incertitude a-t-il trouvé sa voie aussi bien seul qu’avec les autres ? « Dieu seul me voit », comédie faussement légère, riche d’autres histoires souterraines laissées à notre imagination, regorge de rêves inachevés et de trésors intimes à savourer. Albert continue à réfléchir, à parler, à marcher et à aimer, bien au-delà du coup de cymbales final répété par la gendarme en uniforme. Un son pimpant comme une invitation joyeuse à trouver notre place en tant qu’être humain au milieu des autres. En toute liberté.

Samra Bonvoisin

Visionnage domestique toulousain (106)

Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers). Bruno Podalydès (1998)

30 ans, l'âge mûr où Albert s'aperçoit qu'il ne peut pas compter sur... lui-même. Un film enthousiaste et détonnant sur l'indécision.

Portrait d'un homme jeune avec calvitie galopante : voilà qui pourrait faire un sous-titre si toutefois le film n'en avait pas déjà un, très approprié, Versailles-Chantiers. Une référence au premier opus de Podalydès, Versailles-Rive gauche, dont on retrouve ici le personnage central six ans après, la vie et les pensées en... chantier. 
Albert (Denis Podalydès) vit seul dans sa garçonnière de Versailles, fréquente toujours ses copains d'enfance, roule en Twingo, se parle à lui-même, hésite interminablement avant de prendre la moindre décision, laisse les événements trancher pour lui, et les autres parler ou agir. D'ailleurs, il est preneur de son. Et les jours d'élection municipale, il recueille bénévolement les bulletins au bureau de vote du coin. Deux manières de s'en remettre aux avis et aux choix d'autrui.
Voilà le tableau. Délicieusement flou comme son modèle. 30 ans, beaucoup de poussière, de moins en moins de cheveux -les dialogues y reviennent sans cesse. Si le dernier film de Desplechin, Comment je me suis disputé (auquel on songe inévitablement, casting et sujet obligent), était l'histoire d'un garçon qui a perdu "les règles de sa vie", celui de Podalydès est celle d'un type qui ne les a pas encore trouvées. Et qui attend qu'elles tombent du ciel. Posture plutôt optimiste donc (comme le film), mais "résolument" passive.
A défaut de ciel, les filles aideront un peu Albert à s'y retrouver. Inutile de préciser qu'elles font les premiers pas. Amour-copain avec Valérie la Toulousaine, rencontrée lors d'un déplacement professionnel. "Plan cul" inopiné avec Corinne, la policière versaillaise. Prémices d'un amour tout court avec Anna Festival (quel nom!), sorte de duchesse de Guermantes locale, d'abord si inaccessible qu'Albert passe leur premier dîner en tête-à-tête à aller vomir aux toilettes. Vertige de l'homme mou face à la détermination, au désir féminins...
Voilà pour l'"intrigue", encore que le terme paraisse ici bien étriqué. Il faudrait plutôt parler d'un canevas, magnifiquement élaboré, dont les motifs (la nostalgie de l'enfance, l'amitié, le sexe, les mensonges et autres dérobades, l'impossibilité de vivre l'instant présent, la trouille et l'envie de choisir enfin un cap...) apparaissent, disparaissent et réapparaissent sans crier gare, à la faveur de situations toujours nouvelles. Comme ces mélodies (Guantamera ou La Javaise) qui reviennent sans cesse dans le film, mais orchestrées différemment, fanfare lointaine des souvenirs ou suave musique d'ambiance pour moments intimes. Ou vice versa.
Il faudrait surtout dire la drôlerie enthousiasmante que recèle chaque séquence, sinon chaque plan. L'espiéglerie subtile du metteur en scène, son habileté à s'emparer des plus infimes bizarreries ou absurdités du quotidien, des moindres défaillances de la parole et du corps pour en extirer une saveur burlesque, sans jamais avoir à enfoncer le clou. Les petites humiliations d'Albert, ses dilemnes, du plus anodin (quelle chemise vais-je mettre ?, est-ce que j'aime vraiment la raclette ?) au plus crucial (quelle fille j'aime ?) fournissent la matière première comique. Denis Podalydès, acteur extraterrestre l'étire jusqu'à la folie. Mais douce.

Douce aussi est la morale du film, où le ridicule ne tue personne, bien au contraire. Se laisser balloter par le vent et les autres, c'est aussi jouer le coup de dés permanent, rester ouvert à tous les possibles. Y compris au meilleur. Albert n'a peut-être rien choisi lui-même, mais il s'en porte bien. Dans un monde qui enjoint toujours plus à l'initiative et à la volonté individuelles, le film de Podalydès détonne tranquillement, éloge malicieux de la velléité et de l'indécision.

Louis Guichard Télérama

mardi 14 juin 2022

PBF 2022.17 : Le vieux de la maison

Mercredi 15 juin 2022 à 19H, diffusion d'une nouvelle tirée des Histoires désobligeantes de Léon Bloy : Le vieux de la maison. L'action se situe pendant le règne de Napoléon III et le dénouement pendant la Commune de Paris. Avertissement : es personnages principaux de la "maison", dans le sens XIXème siècle, sont de la plus "rigoureuse improbité."

Cette émission est diffusée en hertzien, Toulouse : 106.8 Mhz ou en streaming https://www.radioradiotoulouse.net/ et pour tout le reste du temps sur les podcasts de mixcloud.

Programmation musicale :
1) La manche (Jean-Roger Caussimon)
2) Here comes the flood (Peter Gabriel) String quartet
3) It's so hard (Electrphönvintage) 
4 ) Extraits de Coppelia (Léo Delibes) Miguel Del Oro orchestra
5) At first sight (Durutti column) 
6) Ariejo o mon païs (Toulouse acoustic trio)
7) Fragments (Pascal Comelade)

+ lecture du Vieux de la maison de Léon Bloy par Stéphane

Pour ceux qui auraient piscine indienne, ou toute autre obligation, il y a une possibilité de rattrapage avec les podcasts de la PBF : https://www.mixcloud.com/RadioRadioToulouse/le-vieux-de-la-maison-la-petite-boutique-fantasque/

Allons-y gaiement et sans mollir !

Photoradiogramme d'étendoir à linges (Jeanne Tympa)

dimanche 12 juin 2022

Réalité des métaphores

7

«Certaines métaphores sont plus réelles que les gens qu'on voit marcher dans la rue. Certaines images, au détour de certains livres, vivent avec plus de netteté que bien des hommes et des femmes. Certaines phrases littéraires ont une personnalité absolument humaine»

Le livre de l'intranquillité (tome 2). Fernando Pessoa. Christian Bourgeois éditeur (1992)

samedi 11 juin 2022

Réminiscence personnelle (55)

«L’érudition est une fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder en face.»

Le Temps retrouvé
Marcel Proust. Garnier Flammarion (1984)

vendredi 10 juin 2022

«On me parlait d'une fillette d'une douzaine d'années qui, dans son désespoir d'être une fille, venait de faire une neuvaine pour devenir un garçon.»

Journal. Edmond et Jules Goncourt. Folio (2021)

Crédit à l'existence

«Nous décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance à l’inconnu ; nous allions faire crédit à l’existence, comme à une expérience à faire, dans l’espoir qu’à notre appel véhément le sens de la vie se dévoilerait, que de nouvelles valeurs se révéleraient si clairement qu’elles entraîneraient notre adhésion totale, et nous délivreraient du cauchemar d’un monde sinistre et inutile. Que si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le suicide ; le suicide avant que les années n’aient accumulé leur poussière, avant que nos jeunes forces ne soient usées. Nous voulions mourir par un libre refus s’il était impossible de vivre selon la vérité.»

Les Grandes Amitiés. Raïssa Maritain. Desclée de Brouwe (1949)

mardi 7 juin 2022

PBF 2022.16 : Francion vint un autre jour


Mercredi 8 juin 2022 à 19H, diffusion d'un entretien avec Michele Rosellini, maître de conférence à l'ENS de Lyon sur Charles Sorel et sur l'Histoire comique de Francion. Il était temps, après les deux lectures d'extraits de ce livre (Agathe ou la carrière d'une entremetteuse), de se pencher sur l'auteur et sur le destin un peu particulier de ce livre.

Cette émission a été enregistrée le vendredi 15 avril 2022 à l'Hôtel d'Assézat lors de la journée d'études : Molière et les sciences, montée au studio de RadioRadioToulouse et diffusée en hertzien, Toulouse : 106.8 Mhz ou en streaming https://www.radioradiotoulouse.net/ et pour tout le reste du temps sur les podcasts de mixcloud.

Programmation musicale :

- Francion vint un autre jour (Pierre Bonnet) Ensemble vocal dirigé par Nadia Boulanger
- Heartwind (Penguin cafe orchestra)
- Dead things (Philip Glass) direction Nick Ingmar
- Allégresse des vainqueurs (François Couperin) par Scott Ross
- Un feu naissant (Joseph Chabanceau de La Barre) par Henri Ledroit
- Zuhälter ballade (Kurt Weill) par Pascal Comelade

Pour ceux qui auraient piscine indienne, ou toute autre obligation, il y a une possibilité de rattrapage avec les podcasts de la PBF : https://www.mixcloud.com/RadioRadioToulouse/francion-vint-un-autre-jour-la-petite-boutique-fantasque/

Allons-y gaiement et sans mollir !
Photographie de Billy Bourbon dans le Grand amour de Pierre Etaix

samedi 4 juin 2022

Quelques Éléments supplémentaires de la Société du Spectacle (48)

 «La Jeune-Fille est atteinte de ce que l'on pourrait appeler le "complexe de l'ange" : elle vise une perfection qui consisterait à être sans corps. L'unilatéralité de la métaphysique marchande, c'est sur sa balance qu'elle peut la lire.»

Premiers matériaux pour la théorie de la jeune-FilleTiqqun. Mille et une nuit. (2001)

vendredi 3 juin 2022

Réminiscence personnelle (54)

«Je n’ai jamais lu un seul illustré, ni joué aux billes, ni à la marelle, ni au foot (ou si peu). Je pensais surtout à Dreyer, à Eisenstein, à Murnau, que mes congénères ignoraient… J’étais peut-être un peu prétentieux.»

Mémoires d’une savonnette indocileLuc Moullet. Capricci (2021)

Éblouissement des prémisses (68)

«- On l'appelle Pistache. Ça ne vous dit rien ?
Je secouai la tête.
- Pistache c'est ici, comme pistachié sur la côte ; c'est-à-dire un coureur de filles, un paillard, un gourrin, un roufianas !
[...]
- Tenez ! avec la petite Bedoule... ah misère ! il l'a butée dans le ruisseau, M. André, et en avant ! la cambe en l'air tout près de la fabrique de corbeilles, que tout le monde pouvait entendre, parce que la petite poussait des cris, de vilains cris ! Vous voyez ce que je veux dire, n'est-ce pas ?
[...]
- Et après ça, la Bégounette, (je me voile les yeux !) Et la sœur d'Auriasque, qui est devenue, une coureuse, un cotillon chaud ! Et même cette gentille Mlle Ginestrolle, une petite comme il faut, avec son vieux père dans l'enregistrement ! Hé bien, sauf votre respect, il l'a gonflée, M. André, sans même se retrousser les manches. C'est un tombeur !»

Le Trestoulas. Henri Bosco. Folio (1979)