dimanche 28 février 2016

L'Éblouissement des prémisses (incipit 14)

«Mon oncle le colonel Iégor Illitch Rostanev, quand il prit sa retraite, s'installa dans le bourg de Stépantchikovo dont il avait hérité et y vécut comme si, toute sa vie, il en avait été le propriétaire autochtone qui n'en serait jamais sorti. Il est des natures qui, réellement, se satisfont de tout et s'habituent à tout ; telle était justement la nature du colonel à la retraite. On aurait peine à imaginer un homme plus doux et plus conciliant en toute chose. S'il vous était venu l'idée de lui demander, d'un ton sérieux, de transporter quelqu'un pendant deux verstes sur ses épaules, peut être bien même qu'il l'aurait fait ; il était d'une telle bonté que, parfois, il était prêt à donner tout, réellement, à la première requête et partager sa dernière chemise avec le premier qui le lui aurait demandé.»

Le Bourg de Stépantchikovo et sa populationFédor Dostoïevski. Babel Actes Sud (2001)

vendredi 26 février 2016

«Voici maintenant les idées maîtresses de Platon :
L'âme est immortelle et passe de corps en corps. Elle a un principe arithmétique, à la différence du corps qui a un principe géométrique. Elle est l'idée d'un souffle répandu partout, elle a un mouvement autonome, et elle est divisible en trois parties : une partie raisonnable qui a son siège dans le cerveau, une partie agissante qui a pour siège le cœur, et une partie sensible qui a pour siège le nombril et le foie. Elle contient le corps en elle-même, et l'enveloppe continuellement comme en une sphère. Elle se divise en éléments et en intervalles harmoniques de façon à former deux cercles tangents. L'un deux inscrit dans l'autre, comprend dix divisions et forme sept cercles. Il est inscrit selon un diamètre et incliné vers la gauche ; le cercle circonscrit est au contraire est au contraire incliné vers la droite. Par suite, il est unique, tandis que le cercle inscrit est subdivisé. Ces deux cercles sont de nature différente : l'un est le cercle du Même, l'autre le cercle de l'Autre. L'un a le mouvement de l'âme, l'autre le mouvement de l'univers et des planètes. L'âme, étant ainsi divisée par le milieu, et en harmonie avec les extrêmes, connaît le réel, et, comme elle est composée d’élément, le conçoit d'une façon ordonnée. L'opinion droite vient du Cercle de l'Autre, la science du cercle du Même.»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : Platon. Diogène Laërce. Garnier-Frères (1965)
«Elle, en tant que femme, elle ne voulait pas être ridicule dans ses habits, et elle avait compris que chaque femme devait avoir ses habits à elle, ce que des milliers et des centaines de de milliers de femmes ne comprendront jamais -parce qu'elles ne demandent qu'à suivre la mode.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)
«Cette promenade nocturne qui semblait promettre une telle abondance d'impressions mélodieuses d'insouciance, de tristesse murmurante -(car le souvenir, qu'est-il, sinon l'inspirateur des impressions ?)- en réalité se révélait terne, sans incidents notables, et ne dura qu'un moment, comme il arrive lorsqu'on traverse dans le noir un site connu à fond, et que les fractions multicolores du plein jour cèdent la place aux nombres entiers de la nuit.»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)

jeudi 25 février 2016

«Ulrich referma le portefeuille et commença une conversation privée. "Puissante cousine, dit-il, c'est une chose bien étrange que la moitié du monde cherche la guérison dans l'avenir et l'autre moitié dans le passé. Je ne sais ce qu'il faut en conclure.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)

Autour du Caravansérail été vingt-quinze (4)

«Ainsi en va-t-il de maintes périodes parfois très longues : là où on cherche à en saisir la substance, on ne rencontre qu'un glissement d'éléments désordonnés et fuyants, tout ou presque y reste à l'état de déchets auxquels s'employer par les mots à donner figure serait peine perdue, si justement perdre sa peine à tenter l'impossible ne s'imposait pas comme un devoir, n'était l'ultime recours contre le mauvais désœuvrement, la somnolence de l'esprit.»

Face à l'immémorable. Louis-René des Forêts. Quarto Gallimard (2015)
«Mais la vérité est qu'ils n'entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce qu'on n'avait aucun espoir d'hériter de quoique ce soit. Le dépeuplement des campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes et sociologiques de cette inflation d'artistes, après-guerre, tout enfiévrés de leur apostolat poético-magique, venu de nulle part et transfiguré en mission créatrice. Encore les fameuses "Trente Glorieuses" où il y avait du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur le terreau de "l'exclusion" et du chômage galopant, les artistes prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère dont ils sont les parasites.»

Après l'histoire. Philippe Muray. Les Belles Lettres (2000)

mardi 23 février 2016

«Ils se tenaient à genoux, lui derrière elle, sur le bord d'une corniche cristalline où le ruisseau, avant sa chute, s'arrêtait pour se faire photographier et prendre lui-même des photographies. A l'instant du dernier frémissement, Van, penché sur le miroir liquide, lut dans le reflet du regard d'Ada le signal d'un danger imminent. Une situation analogue s'était déjà présentée (mais où ? mais quand ?). Si Van n'eut pas le temps de préciser son souvenir, du moins s'expliqua-t-il aussitôt le bruit d'un trébuchement qui se fit entendre derrière lui.
Au milieu d'un fourré encombré de rochers chaotiques, ils découvrirent et consolèrent la pauvre Lucette dont le pied avait glissé sur une plaque de granit. Rouge et rageuse, l'enfant se frottait la cuisse, en feignant des souffrances très exagérées. Gaiement, Van et Ada lui prirent chacun une menotte et la ramenèrent en courant à la clairière où elle éclata de rire, s'effondra puis se dirigea vers ses tartelettes favorites, qui l'attendaient disposées sur une chaise pliante. Là, s'étant dépouillée de son sweat-shirt, elle remonta hardiment sa culotte verte et entama à croupetons sur le sol roux les victuailles dont elle venait de faire provision.»

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

lundi 22 février 2016

L'Éblouissement des prémisses (incipit 13)

«Le 4 avril 1954, au Carnegie Hall à New York, Arturo Toscanini dirigeait ce qu'il avait décidé d'être son dernier concert.
Il n'est guère besoin d'insister sur le caractère prestigieux d'une carrière -fort bien connu au demeurant- qui dura presque soixante-huit ans et qui se termina au moment où le maestro fêtait son quatre-vingt-huitième anniversaire. A vrai dire la question peut se poser quant aux raisons qui ont pu déterminer le célèbre chef d'orchestre à prendre sa retraite à ce moment plutôt qu'à un autre, "avant" ou "après". S'agissait-il tout simplement d'un état de fatigue dû à un âge aussi avancé ? Mais tous ceux qui l'ont vu au pupitre au cours des dernières années de son activité ont pu témoigner  du fait qu'il y a peu de chef d'orchestre dont l'énergie et la vitalité égalent celle dont faisait preuve alors cet extraordinaire vieil homme. Même ses légendaires répétitions étaient restées aussi agitées qu'auparavant et il n'était pas rare de le voir "piquer des colères" absolument terrifiantes, de tenter d'arracher son pupitre (que l'on avait pris la précaution de visser solidement au plancher), de casser sa baguette et de la lancer à la tête du musicien le plus proche, de partir finalement en claquant la porte.»

Le Compositeur et son double. René Leibowitz. Éditions Gallimard (1986)

dimanche 21 février 2016

Deux plans du cinéma américain

«Leurs corps s'enlacent. Leurs bouches s'approchent, avec la lenteur du cauchemar. Une fois qu'elles sont proches à se toucher, on les mutile de leurs corps. Alors, dans leurs têtes de décapités, on voit ce qu'on ne saurait voir, leur lèvres les unes en face des autres s'entrouvrir, s'entrouvrir encore, leurs mâchoires se défaire comme dans la mort et dans un relâchement brusque et fatal des têtes, leurs lèvres se joindre comme des poulpes, s'écraser, essayer dans un délire d'affamés de manger, de se faire disparaître jusqu'à l'absorption réciproque et totale. Idéal impossible, absurde, auquel la conformation des organes ne se prête évidemment pas.»

Un Barrage contre le Pacifique. Marguerite Duras. Gallimard (1950)

samedi 20 février 2016

«Le pouvoir n'était pas plus en faveur qu'avant : mais depuis qu'on s'était vu un seul moment sous le coup de la domination de la foule, quiconque avait quelque chose à perdre regardait d'un autre œil le gouvernement existant. Si, notoirement misérable, si funeste à la République qu'il fût, il empruntait une valeur relative à la frayeur grande qu'on avait de tomber dans le régime plus misérable et plus funeste encore de la démagogie.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

mercredi 17 février 2016

Importance de la voix

«Ce qui est le plus nouveau, le plus puissant dans ce dont nous parlons ici, ce n’est pas tant la production et la transmission des images, mais de la voix. Si on tient la voix pour un médium auto-affectif (un médium qui se donne pour auto-affectif même s’il ne l’est pas), un élément de la présence absolue, alors le fait de pouvoir garder la voix de quelqu’un qui est mort ou radicalement absent, de pouvoir enregistrer, je veux dire reproduire et transmettre la voix du mort ou du vivant-absent, voilà une possibilité inouïe, unique et sans précédent. Ce qui nous arrive par la voix ainsi re-produite dans sa production originaire est marqué d’un sceau d’authenticité et de présence qu’aucune image n’égalerait jamais.

La puissance télévisuelle est vocale, au moins autant que la radiophonie. On soupçonne beaucoup moins naturellement la recomposition artificielle et synthétique d’une voix que celle d’une image. On sait qu’il y a des voix synthétiques, mais on ne soupçonnera pas une voix aussi facilement, aussi spontanément, qu’on soupçonnerait des images. Cela tient donc à la valeur de présence réelle dont nous affecte la spectralité de la voix re-produite – à un degré et selon une structure que la virtualité visuelle n’atteindra jamais. C’est que l’auto-affection phénoménale nous renvoie à une proximité vivante, à la source émettrice, productrice, ce que ne fait pas la caméra qui capte une image.

L’enregistrement de la voix re-produit une production. L’«image» vocale est ici l’image d’une production vivante et non d’un objet-spectacle. En ce sens, ce n’est même plus une image, mais la re-production de la chose même, de la production même. Je suis toujours bouleversé quand j’entends la voix de quelqu’un qui est mort, comme je ne le suis pas quand je vois une photographie ou une image du mort. On se rend moins attentif à la même possibilité dans la quotidienneté du téléphone. Mais imaginez que vous entendez sur un répondeur la voix de quelqu’un que vous appelez et qui vient de mourir – ou simplement qui est devenu aphasique dans l’intervalle. Cela arrive, vous savez... Je suppose que cette expérience nous est commune.

Il y a là la re-production en tant que re-production de la vie par elle-même, et la production est archivée comme source, non comme image. C’est une image mais une image qui s’efface comme image, une représentation qui se donne comme pure présentation. On peut archiver et spectraliser la vie elle-même dans son auto-affection. On le sait, quand quelqu’un parle, il s’affecte lui-même. Mais quelqu’un qui se donne à voir ne se voit pas nécessairement. Dans la voix, l’auto-affection elle-même est (supposée) enregistrée et communiquée. Et cette supposition forme la trame essentielle de notre écoute. Je parle ici de la voix, non de la sonorité en général, du chant, par exemple, et non de la musique en général. [C’est] un point absolument essentiel dans le retour du religieux partout où il passe par la voix.

Je peux aussi être touché, présentement, par la parole enregistrée d’un mort ou d’une morte. Je peux, ici et maintenant, être affecté par une voix d’outretombe. Ce qu’il faut, c’est entendre, ici et maintenant, ce qui fut, dans le présent restauré d’une auto-affection, le s’entendre-parler-soi-même ou le s’entendre-chanter- soi-même de l’autre-mort: comme un autre présent vivant.

Mais je puis aussi, grâce à une machine télécommunicative capable de reproduction, m’adresser à moi-même, parler, répondre à l’autre ainsi représenté dans sa présence (donc mort ou vif, à partir de là cela fait peu de différence). Miracle de la technologie, je peux aussi prier à travers ces machines à itérabilité que sont déjà les mots, les grammaires, les langues, les gestes codés, les rites – et cela en des lieux et à des moments, ici et maintenant, que je tiens pour absolument singuliers: irremplaçables.

Et je peux même prier Dieu. Dieu vivant ou Dieu mort, Dieu mort vivant, à partir de là cela fait peu de différence. Je peux élever ma prière vers lui à travers un portable que je transporte sur moi, le déplaçant avec l’ici-maintenant de mon corps propre, comme si c’était mon corps, mon «origine», mon «point-zéro», ma bouche, mes mains, mon oreille.

A une distance quasi infinie, grâce aux satellites, je peux non seulement m’adresser à Dieu mais, mieux encore, je peux, croyant en lui, croire que je lui transmets immédiatement, de ma main, la prière portable de l’un des miens qui, présent à Brooklyn ou, la différence n’est pas grande, immobilisé dans le quartier juif orthodoxe de Méa Shéarim, s’adresse ainsi à Dieu par téléphone depuis le mur des Lamentations (où je me trouvais présent moi-même).
Comme un certain Nahman Bitton le fit un jour et fut photographié par un journaliste (la photo a été publiée) à l’instant où, posant son portable sur le mur, il transmettait ainsi la prière de son correspondant. Celui-ci priait dans son portable collé au mur. Ce qui manque à cette archive pour qu’elle soit complète, c’est le contenu enregistré de la prière elle-même. De la prière portable et portée, transportée sur-le-champ ou à même le mur. Mais Dieu sait, et nous aussi, que cela n’aurait pas été impossible. De meilleurs paparazzi réussiront sûrement à le faire un jour.

Quant à cette expression, «retour du religieux», comment faire pour ne pas se contenter des choses qui sont vraies mais que tout le monde sait et dit? Bien sûr, ce retour suit l’effondrement de tant de choses, empires, régimes totalitaires, philosophèmes, idéologèmes, etc. C’est vrai, mais cela ne suffit pas peut-être à saisir ce qui, dans l’expression «retour du religieux», garde une dimension théâtrale.
Le religieux n’avait pas disparu, il n’était pas mort, seulement réprimé dans les sociétés totalitaires, communistes, dans les colonies, etc.; l’islam n’était pas mort ou parti, seulement dominé, censuré, réprimé dans tant de sociétés coloniales. Le retour ne signifie donc pas que la religion revienne, mais qu’elle revient sur scène et sur une scène publique mondiale. Avec, encore une fois, toutes les connotations du retour comme revenance et réapparition spectrale.

Le retour c’est sa réapparition sur scène et nullement sa renaissance: la religion ne renaît pas. D’ailleurs, on n’a qu’à voir ce qui s’est passé en Russie et ailleurs. On a l’impression qu’elle n’a jamais été aussi vivante, la religion, que cachée pendant soixante-dix années de totalitarisme. Et voici que tout d’un coup, intacte, elle revient sur la scène, plus vivante que jamais.

Entre awakening et return il y a cet éclat de la visibilité: on peut enfin pratiquer sa religion d’une façon manifeste, dans la force de la phénoménalité, la levée de la répression (répression autant dans le sens de l’inconscient que de la politique). Il y a là, à cause de la répression, une accumulation de force, une potentialisation, un déferlement de conviction, un surcroît de puissance extraordinaire.»

Surtout pas de journalistes ! Jacques Derrida. Galilée (2016)

dimanche 14 février 2016

Souvenirs des Talens réunis (4)

Extrait fort du Lutrin de Boileau Despréaux avec Marjorie Pujol, Prune Linon et Éric Abrial

Déréalisation bancaire


«Mais il faut avoir entendu, un soir à la télévision, la funèbre Martine Aubry faire l'éloge de ses mirobolantes "trente-cinq heures", et vanter leur prestige en expliquant que "grâce à cette réforme les hommes rentreront plus tôt à la maison, ils auront donc plus de temps pour s'occuper de leurs enfants", pour savoir que tout est perdu ; et que ce qui faisait le propre de l'homme, même marié, même heureux, même père de famille, jusqu'à une date récente (c'est à dire s'efforcer de rentrer chez soi le plus tard possible pour justement ne pas s'occuper des enfants), est un plaisir envolé ; mais que l'on peut  définir généralement l'homme de maintenant comme quelqu'un qui a été convaincu que les arguments des femmes étaient également bons pour lui

Après l'histoire. Philippe Muray. Les Belles Lettres (2000)

samedi 13 février 2016

«Tandis que le couple doit mener une conversation d'autant moins divulgable que le public s'est égaillé un peu partout, sur la vaste surface du hall. Ils déambulent. Elle est un peu en retrait. Ils admireraient le paysage, de là où ils pourraient le dominer ; mais s'y enfonceraient néanmoins peu à peu. Ils sont jeunes et gracieux. Elle porte une robe décolletée, serrée à la taille par une ceinture de velours vert, avec pour unique parure un médaillon suspendu à une chaînette. Il est tout près d'elle, légèrement incliné, leurs deux bouches à la même hauteur.»

Les Aventures d'une jeune filleJean-Edern Hallier. Editions du Seuil (1963)

Les mangeux d'terre


Je repasse tous les ans quasiment
Dans les mêmes parages
Et tous les ans, j'trouve du changement

De d'ssus mon passage
A tous les coups, c'est pas l'même chien
Qui gueule à mes chausses
Et pis voyons, si je m'souviens,
Voyons dans c'coin d'Beauce


Y avait dans l'temps un bieau grand chemin
Cheminot, cheminot, chemine !
A c't'heure n'est pas plus grand qu'ma main
Par où donc que j'cheminerai d'main ?


En Beauce, vous les connaissez pas ?
Pour que rien n'se perde,
Mangerint on n'sait quoué ces gars-là,
Y mangerint d'la merde !
Le chemin, c'était, à leur jugé
D'la bonne terre perdue
A chaque labour ils l'ont mangé
D'un sillon d'charrue


Y avait dans l'temps un bieau grand chemin
Cheminot, cheminot, chemine !
A c't'heure n'est pas plus grand qu'ma main
Par où donc que j'cheminerai d'main ?


  Z'ont grossi leurs arpents goulus
D'un peu d'glébe toute neuve
Mais l'pauvre chemin en est devenu
Mince comme une couleuvre
Et moué qu'avais qu'li sous les cieux
Pour poser guibolle !
L'chemin à tout l'monde, nom de Dieu !
C'est mon bien qu'on m'vole !


Y avait dans l'temps un bieau grand chemin
Cheminot, cheminot, chemine !
A c't'heure n'est pas plus grand qu'ma main
Par où donc que j'cheminerai d'main ?


  Z'ont semé du blé su l'terrain
Qu'y r'tirent à ma route
ET si j'leu's en d'mande un bout d'pain,
Y m'envoyent faire foutre !
Et c'est p't-êt' ben pour ça que j'voués,
A m'sure que c'blé monte,
Les épis baisser l'nez d'vant moué
Comme s'i's avaient honte !


Y avait dans l'temps un bieau grand chemin
Cheminot, cheminot, chemine !
A c't'heure n'est pas plus grand qu'ma main
Par où donc que j'cheminerai d'main ?


  Ô mon bieau p'tit chemin gris et blanc
Su' l'dos d'qui que j'passe !
J'veux plus qu'on t'serre ainsi les flancs,
Car moué, j'veux d' l'espace !
Ousqu'est mes allumettes? A sont
Au fond d'ma pannetière
Et j'f'rai ben r'culer vos mouessons
Ah ! les mangeux d'terre !


Y avait dans l'temps un bieau grand chemin
Cheminot, cheminot, chemine !
A c't'heure n'est pas plus grand qu'ma main
Par où donc que j'cheminerai d'main ?


  Y avait dans l'temps un bieau grand chemin,
Cheminot, cheminot, chemine !
A c't'heure n'est pas plus grand qu'ma main
Pourrais bien l'élargir, demain !


Paroles : Gaston Couté. Musique Gérard Pierron
«Pauvre Mikhaïl ! Plus que jamais je l'aimais en ce moment et lui pardonnais les entorses qu'il infligeait à sa propre conscience depuis que la tuberculose le rongeait, nourrissant des chimères peu dignes d'un homme comme lui. En effet ! N'était-ce pas une tristesse de voir cet homme noble de race et d'âme, cette belle intelligence, ce beau caractère, cet être délicat né dans la richesse, réduit par la maladie et la misère à raisonner comme le dernier larbin et à bâtir des projets arrivistes qui ne peuvent être familiers qu'à un souteneur rompu à toutes les affaires malpropres ?»

Méditerranée (coucher de soleil). Panaït Istrati. Éditions Gallimard (1969)

jeudi 11 février 2016

«Le sage ne doit pas vivre dans le désert, car il est  sociable par nature, et fait pour l'action. Il s'exercera à fortifier son corps, il adressera aux dieux des prières et des vœux pour obtenir  des biens. La véritable amitié est le propre des sages, en raison de la similitude de leurs préoccupations. Les Stoïciens définissent l'amitié soit comme la mise en commun de tout ce qui est utile à la vie, soit comme le fait de considérer les amis comme d'autres nous-même. Il faut lier amitié dans son propre intérêt, et la multiplicité des amis est un bien. Il ne peut y avoir ni amitié, ni amis, chez les gens qui ne sont pas philosophes. De tels hommes sont d'ailleurs des fous, car ils n'ont pas de raison et font tout par sottise, cette sœur de la folie.»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : Zénon. Diogène Laërce. Garnier-Frères (1965)

samedi 6 février 2016

Les Petites Amoureuses : instants suspendus

«Être ensemble, ne plus nous quitter une seule seconde, même si nous n'avions rien à faire, rien à nous dire, seulement des caresses et des baisers à échanger ou encore moins, un simple frôlement, seulement nos souffles à écouter, telle était notre urgence : étrange urgence qui tend à tout ralentir, si possible à tout arrêter, urgence que plus rien n'advienne, plus rien d'autre que notre présence l'un à l'autre, urgence de rien d'autre, de rien de plus, de rien de différent de rien de nouveau.»

L'Amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)

vendredi 5 février 2016

Liste des émissions des Muses galantes (4)

Les Muses galantes dans cette période de son existence se sont intéressés principalement au style épistolaire avec les Lettres Portuguaises et la correspondance pré-romantique de mademoiselle de Lespinasse avec la voix de Sandy qui lui donne une si touchante jeunesse. Suite de l'Année Anglaise et début de la restitution des batailles de Louis XIV dans les Provinces-Unies (Pays-Bas). 
«Le pouvoir proprement dit me parait bien distinct de la richesse ; et justement l'ordre de la guerre a fait apparaître le pouvoir tout nu, qui n'admet ni discussion , ni refus, ni colère, qui place l'homme entre l'obéissance immédiate et la mort immédiate ; sous cette forme extrême, et purifiée de tout mélange, j'ai reconnu et j'essaie de faire voir aux autres le pouvoir tel qu'il est toujours, et qui est la fin de tout ambitieux. Quelque pouvoir qu'ait Harpagon par ses richesses, on peut se moquer d'Harpagon. Un milliardaire me ferait rire s'il voulait gouverner ; je puis choisir le pain sec et la liberté.»

Mars ou la guerre jugée. Alain. Éditions Gallimard (1936)
«Il me fallait le soir venu, les promiscuités érotiques de ces splendides accueillantes pour me refaire une âme. Le cinéma ne suffisait plus, antidote bénin, sans effet réel contre l'atrocité matérielle de l'usine. Il fallait recourir, pour durer encore, aux grands toniques débraillés, aux drastiques vitaux. On n'exigeait de moi que de faibles redevances dans cette maison, des arrangements d'amis, parce que je leur avais rapporté de France, à ces dames, des petits trucs et des machins. Seulement, le samedi soir, assez de petits trucs, le business battait son plein et je laissais toute la place aux équipes de "base ball" en bordée, magnifiquement vigoureuses, costauds, à qui le bonheur semblait venir aussi simplement que la respiration.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Éditions Gallimard (1952)

jeudi 4 février 2016

Souvenirs des Talens réunis (3)

Ménalque de La Bruyère essayant d’intéresser son hôte alors qu'il n'est que le visiteur... Eric Abrial et Jeanne Tympa.
«Jan n'avait jamais partagé l'admiration de Passer pour les choses qui changent mais il aimait son désir de changement, parce qu'il y voyait le plus ancien désir de l'homme, le conservatisme le plus conservateur de l'humanité. Pourtant, bien qu'il aimât ce désir, il souhaitait le lui dérober, maintenant que la chaise de Passer était placée à cheval sur la ligne de la mort. Il voulait salir à ses yeux l'avenir pour qu'il regrette un peu moins la vie qu'il était en train de perdre.
Il lui dit : - On nous raconte toujours que nous vivons une grande époque. Clevis parle de la fin de l'ère judéo-chrétienne, d'autres de la révolution mondiale et du communisme, mais tout ça, ce sont des sottises. Si notre époque est un tournant, c'est pour une toute autre raison.»

Le Livre du rire et de l'oubliMilan Kundera. Editions Gallimard (1979)

mardi 2 février 2016

Bucarest, le 10 août 1904

«J'ai reçu les quinze francs que tu m'as envoyés. Tu es toujours bonne avec moi, malgré mes incartades. Mais peux-tu dire que c'est la méchanceté qui me fait fuir la maison ? Non, mama, c'est mon destin. Et le destin, c'est notre cœur. Nous sommes grands, ou petits, ou médiocres, par notre cœur auquel nous obéissons aveuglément. C'est lui qui nous conduit au bien comme au mal. Où me conduira-t-il le mien ? Qui saurait le prédire ? Du matin au soir, je ne pense qu'à de belles et grandes choses. J'aimerais être utile à ce monde qui souffre par sa faute, par son égoïsme. Mais ma pensée se noie dans ma propre misère.
Ce matin, quand le facteur m'a apporté un mandat, j'étais affamé comme un loup en plein hiver. Depuis une semaine, nous ne nourrissons plus, Mikhaïl et moi, que de pain sec, et rien que d'une miche noire de dix centimes, à nous deux, une fois par jour. Nous ne travaillons plus du tout. Bucarest est vide. Les riches sont partis en villégiature. Peut être cela ira mieux à la rentrée. Jusque-là, ce sera pour nous la faim.
Mais l'homme ne meurt pas de faim. Aussi, sache que, dans la misère, je ne suis qu'à moitié malheureux. Je le serais totalement si, même en ne me nourrissant que de poulets rôtis, je  devais agir, contre la volonté de mon cœur.  
Quel dommage que tu  n'aies pas appris à lire et à écrire ! C'est gênant de correspondre  par l'intermédiaire des autres. Je prie Ilaéna d'écrire plus lisiblement et de ne mettre que tes paroles, rien de plus. Et je la remercie.
 Toi, je te serre dans mes bras et je baise tes pauvres mains brûlées par les lessives. Ton fils

Adrien,
qui a aujourd'hui vingt ans et qui mangera à sa faim grâce à ta bonté   

Le Bureau de placement. Panaït Istrati. Éditions Gallimard (1969)
 

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (12)

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«L'image sociale de la consommation du temps, de son côté, est exclusivement dominée par les moments de loisirs et de vacances, moments représentés à distance et désirables par postulat, comme toute marchandise spectaculaire. Cette marchandise est ici explicitement donnée comme le moment de la vie réelle, dont il s'agit d'attendre le retour cyclique. Mais dans ces moments mêmes assignés à la vie, c'est encore le spectacle qui se donne à voir et à reproduire, en atteignant un degré plus intense. Ce qui a été représenté comme la vie réelle se révèle simplement comme la vie plus réellement spectaculaire.»

La Société du spectacle. Guy Debord. Éditions Gallimard (1992)