vendredi 31 juillet 2015

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (6)


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«La tendance à fonder une démonstration de la légalité scientifique du pouvoir prolétarien en faisant état d'expérimentations répétées du passé obscurcit, dès le Manifeste, la pensée historique de Marx, en lui faisant soutenir une image linéaire du développement des modes de production, entraîné par des luttes de classes qui finiraient chaque fois "par une transformation révolutionnaire de la société toute entière ou par la destruction commune des classes en lutte". Mais dans le réalité observable de l'histoire, de même que "le mode de production asiatique", comme Marx le constatait ailleurs, a conservé son immobilité en dépit de tous les affrontements de classes, de même les jacqueries de serfs n'ont jamais vaincu les barons, ni les révoltes d'esclaves de l'Antiquité les hommes libres. Le schéma linéaire perd de vue d'abord ce fait que la bourgeoisie est la seule classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu ; en même temps qu'elle est la seule pour qui le développement de l'économie a été cause et conséquence de sa mainmise sur la société. La même simplification a conduit Marx à négliger le rôle économique de l'État dans la gestion d'une société de classes»

La Société du SpectacleGuy Debord. Éditions Gallimard (1992)

dimanche 26 juillet 2015

Tentative d'autoportrait (15)

«Je suis dans l'impossibilité, très souvent, d'avoir une opinion sur un fait, une chose, une personne. Tout étant affaire d'interprétation on choisit telle interprétation ou plutôt, on la veut : c'est ma volonté de définir de telle façon, non d'une autre, qui fait que cette personne ou cette chose ou cet événement m'apparaît ainsi ; je veux donner, parce que cela me convient, cette interprétation-ci conforme à mon intérêt, à ma volonté, à ma bonne conscience. Je sais qu'il y a subjectivité ; non pas jugement objectif, désintéressé : je sens alors se désarticuler tout jugement, se dissoudre toute interprétation. J'ai raison si je veux : cela est suffisant pour m'autoriser à avoir une opinion, à avoir raison. Trop scrupuleux ; pas assez égoïste pour imposer mon point de vue. Je ne puis porter un jugement objectif "juste" que sur moi-même.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

samedi 25 juillet 2015


Neuvième partie des Talens réunis, le 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes : hommage à Gilbert Marquès.
«Voici ce que papa me racontait quand j'avais cinq ans : chaque tonalité est une petite cour royale. Le pouvoir y est exercé par le roi (le premier degré) qui est flanqué de ses deux lieutenants (le cinquième et le quatrième degré). Ils ont à leurs ordres quatre autres dignitaires dont chacun entretient une relation spéciale avec le roi et ses lieutenants. En outre, la cour héberge cinq autres notes qu'on appelle chromatiques. Elles occupent certainement une place de premier plan dans d'autres tonalités, mais elles ne sont ici qu'en invitées.
Parce que chacune des douze notes a une position, un titre, une fonction propres, l'oeuvre que nous entendons est plus qu'une masse sonore : elle développe devant nous une action. parfois les événements  sont terriblement embrouillés (par exemple comme chez Mahler ou plus encore chez Bartók ou Stravinsky), les principes de plusieurs cours interviennent et tout à coup on ne sait plus quelle note est au service de quelle cour et si elle n'est pas au service de plusieurs rois. Mais même alors, l'auditeur le plus naïf peut encore deviner à grands traits de quoi il retourne. Même la musique la plus compliquée est encore un langage

Le Livre du rire et de l'oubliMilan Kundera. Editions Gallimard (1979)

Réminiscence personnelle (4)

«Il arrivait aussi le contraire. Parfois, c'était tellement répugnant d'aller au bureau : à tel point qu'il m'arrivait souvent de revenir malade. Mais brusquement, sans aucune raison, j'entrais dans une période de scepticisme et d'indifférence (chez moi, tout arrivait toujours par périodes) - et me voilà en train de me moquer tout seul de ma propre intolérance et de mes dégoûts, et de m'accuser de romantisme. Soit je refuse même d'adresser  la parole, soit j'en arrive au point où, non seulement je parle, mais j'ai cette lubie de devenir leur ami. Mon dégoût passait net, brusquement sans aucune raison. Qui sait, peut-être ne l'avais-je jamais senti vraiment - était-il de façade, livresque ?»

Les Carnets du sous-sol. Fédor Dostoïevski. Babel - Actes Sud (1992)
«Tant d'humeurs, de sectes, de jugements, d'opinions, de lois, et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse : qui n'est pas un léger apprentissage. Tant de remuements d'état, et changements de fortune publique, nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l'oubliance, rendent ridicules l'espérance d'éterniser notre nom par la prise de dix argolets*, et d'un pouillier**, qui n'est connu que de sa chute. L'orgueil et la fierté de tant  de pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et assure la vue, à soutenir l'éclat des nôtres sans ciller des yeux. Tant de milliasses d'hommes enterrés avant nous, nous encouragent à ne craindre d'aller trouver si bonne compagnie en l'autre monde : ainsi du reste.» 

Les Essais : De l'institution des enfants. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

* archers à cheval (tenus en piètre estime)
** poulailler, bicoque

vendredi 24 juillet 2015

«Précairement vêtu je me hâtai, transi, vers la fente la plus sombre qu'on puisse repérer dans cette façade géante, espérant que les passants ne me verraient qu'à peine au milieu d'eux. Honte superflue. je n'avais rien à craindre. Dans la rue que j'avais choisie, vraiment la plus mince de toutes, pas plus épaisse  qu'un gros ruisseau de chez nous, et bien crasseuse au fond, bien humide, remplie de ténèbres, il en cheminait déjà tellement d'autres de gens, des petits et des gros, qu'ils m'emmenèrent avec eux comme une ombre. Ils remontaient comme moi dans la ville, au boulot sans doute, les nez en bas. C'était des pauvres de partout.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

jeudi 23 juillet 2015

«Au bas de ses statues, on peut lire : "Il faut maîtriser sa langue, son coeur et son sexe."»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : Périandre. Diogène Laërce. Garnier-Frères (1965)


samedi 18 juillet 2015

Épiphanie artefactuelle (15)


«Le chanteur a dit aux rives :
Mon poème est la différence entre les deux rives.
L'émigré a dit à la patrie :
Ne m'oublie pas. 
Le jasmin est un nom pour ma mère. Et le temps.
Herbe sur les murs.
La mer a dit. Le sable a dit. La maison a dit. Le silence a dit.»

La Terre nous est étroite. Mahmoud Darwich. Éditions Gallimard (2000)
«Récapituler. Jusqu'à ce qu'elle m'aperçoive, éclairé par les phares de la voiture qui remonte l'allée, encore. Ressac, dans l'intervalle, de tout l'espace reconverti, franchi vers ses limites accessibles, renversées, toutes proches. Reprendre à soi toute l'étendue de la nuit traversée. Profusion. Inoubliable matière de vide galactique. Nuit sur nuit, contre plaquée. Il fallait guetter, interminablement, avant d'apercevoir la lumière blanche d'une étoile, résidu gazeux, tourbillonnant autour d'un noyau minuscule. Puis venaient les comètes, rattrapées, les planètes mortes, gelées, aux énormes cratères de météorites. Plus rien à nouveau. Le voyage continuait. Il fallait économiser les visions, les solliciter seulement quand, à force de s'enfoncer dans les ténèbres toujours plus denses, le risque s'augmentait de la déperdition, de la dissolution de la conscience, de l'attention permettant de rétablir ce salon, au coeur de l'astronef, à la fois lieu de séjour et poste de pilotage. Les fauteuils, les chaises, le guéridon, les tableaux accrochés aux murs, le canapé, et surtout celle qui avait consenti à l'accompagner (à moins que je n'aie consenti à la suivre) m'aidaient à supporter la situation actuelle.»

Les Aventures d'une jeune filleJean-Edern Hallier. Editions du Seuil (1963)

«C'est depuis l'invisible illimité que se lancent les déductions du réalisme. Depuis une incrédulité foncière sur le concret que clignotent les détails concrets. Depuis l'éternité que se mesurent les nouveautés... Les maisons, les quartiers, les rues, les décors; la sourde rumeur de la police souterraine en train de remplacer le destin, la vaste voix de basse du Mal, les spéculations, les dépenses, les héritages, les crimes, l'indifférenciation presque acquise d'une société ("l'Égalité produit en France des nuances infinies") et encore les maisons, les comptoirs, les boutiques, les héritages, la presse, les chantages, la vision détaillée des anecdotes consécutives au lointain péché d'origine, les descendants d'Adam "par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jeté sur Eve", l'accroissement perpétuel du tas monétaire,les dots, les bénéfices, les spéculations, les budgets. Tout cela qui, pour reprendre le titre d'un de ses romans, n'est peut-être que l'envers de l'histoire contemporaine qui n'aurait son endroit que dans un autre monde...»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

vendredi 17 juillet 2015

Eloge de la fatigue

«Vous me dites, Monsieur, que j'ai mauvaise mine, 
Qu'avec cette vie que je mène, je me ruine, 
Que l'on ne gagne rien à trop se prodiguer, 
Vous me dites enfin que je suis fatigué.

Oui je suis fatigué, Monsieur, et je m'en flatte. 
J'ai tout de fatigué, la voix, le coeur, la rate, 
Je m'endors épuisé, je me réveille las, 
Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m'en soucie pas. 
Ou quand je m'en soucie, je me ridiculise. 
La fatigue souvent n'est qu'une vantardise. 
On n'est jamais aussi fatigué qu'on le croit ! 
Et quand cela serait, n'en a-t-on pas le droit ?

Je ne vous parle pas des sombres lassitudes, 
Qu'on a lorsque le corps harassé d'habitude, 
N'a plus pour se mouvoir que de pâles raisons... 
Lorsqu'on a fait de soi son unique horizon... 
Lorsqu'on a rien à perdre, à vaincre, ou à défendre... 
Cette fatigue-là est mauvaise à entendre ; 
Elle fait le front lourd, l'oeil morne, le dos rond.
Et vous donne l'aspect d'un vivant moribond...

Mais se sentir plier sous le poids formidable 
Des vies dont un beau jour on s'est fait responsable, 
Savoir qu'on a des joies ou des pleurs dans ses mains, 
Savoir qu'on est l'outil, qu'on est le lendemain, 
Savoir qu'on est le chef, savoir qu'on est la source, 
Aider une existence à continuer sa course, 
Et pour cela se battre à s'en user le coeur...
Cette fatigue-là, Monsieur, c'est du bonheur. 

Et sûr qu'à chaque pas, à chaque assaut qu'on livre, 
On va aider un être à vivre ou à survivre ; 
Et sûr qu'on est le port et la route et le quai, 
Où prendrait-on le droit d'être trop fatigué ? 
Ceux qui font de leur vie une belle aventure, 
Marquant chaque victoire, en creux, sur la figure, 
Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus 
Parmi tant d'autres creux il passe inaperçu. 

La fatigue, Monsieur, c'est un prix toujours juste, 
C'est le prix d'une journée d'efforts et de luttes. 
C'est le prix d'un labeur, d'un mur ou d'un exploit, 
Non pas le prix qu'on paie, mais celui qu'on reçoit. 
C'est le prix d'un travail, d'une journée remplie, 
C'est la preuve, Monsieur, qu'on marche avec la vie. 

Quand je rentre la nuit et que ma maison dort, 
J'écoute mes sommeils, et là, je me sens fort ; 
Je me sens tout gonflé de mon humble souffrance, 
Et ma fatigue alors est une récompense. 

Et vous me conseillez d'aller me reposer ! 
Mais si j'acceptais là, ce que vous me proposez, 
Si j'abandonnais à votre douce intrigue...
Mais je mourrais, Monsieur, tristement... de fatigue.»
Robert Lamoureux

Réminiscence personnelle (3)

«Nous étions en plein mois de juin... Devant nos yeux, le ciel du levant perdait sa couleur pourpre et inondait le monde d'une douce et caressante lumière. En bas, le port apparaissait déjà dans tous ses détails... Soudain, une trompette brisa l'air de ses sons métalliques. Je tressaillis, comme frappé au coeur et une avalanche de bonheur m'envahit. L'homme planté au milieu de la cour, avait son instrument braqué contre le soleil rayonnant derrière les saules des marécages, et les interminables modulations du Réveil semblaient autant de louanges adressées au jour naissant. Je m'arrêtais de respirer... Cet hymne matinal faisait vibrer toute ma chair. Le soldat me paraissait un héros vengeur ; le retentissement de son appel dominait à tel point la vie que je croyais que tout l'univers l'écoutait ! Lorsque la sonnerie cessa, je crus que mon coeur se rompait, qu'il me tombait dans le ventre. Je fondis en larmes.
Vexé qu'il y ait eu un témoin, qui sûrement se moquerait de moi, je tournais le dos à Codine. Mais, ô surprise ! la main sur mon épaule, une main lourde, terriblement pesante et que je soutenais à peine - il mâchait des mots mouillés de larmes :
- Fratello... Fratello... Vois-tu ? Je te disais bien... hier... que, moi aussi... je suis faible !... Fratello, ne me tourne pas le dos... 

CodinePanaït Istrati. Le Quadrige d'Apollon P. U. F. (1964)

jeudi 16 juillet 2015

«Le fanatisme n'est sans doute pas autre chose que le sentiment d'une fatalité effrayante qui se réalise par l'homme. L'âme fataliste, ou si l'on veut prophétique, comme parle Hegel, est aux écoutes ; elle cherche de signes, elle les appelle ; elle va au-devant des signes, elle les fait surgir par incantation. D'un côté elle méprise, elle écarte, elle fait taire par violence tout ce qui n'est pas signe ; et le simple bonheur lui est par là plus directement odieux qu'aucune autre chose. De l'autre, elle s'entraîne elle-même vers l'état sibyllin, déclamant à elle-même et aux autres.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

mardi 14 juillet 2015


Huitième partie des Talens réunis, le 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes : un petit souvenir de cette série d'émissions excitantes autour de l'Éloge du sein des femmes de Mercier de Compiègne.
«La petite cousine portait un imperméable noir et luisant et un bonnet de toile cirée à bords tombants, comme si l'on dût se préparer à sauver quelqu'un des périls de la mer, des périls de la vie. Une minuscule rondelle de taffetas noir n'arrivait pas à cacher entièrement un bouton au coin de sa bouche. Son haleine sentait l'éther. Elle était d'encore plus méchante humeur que Van. Il annonça gaiement qu'il allait pleuvoir. Il plut. Des cordes. Cordula trouva que le trench-coat de Van était chic et qu'on pouvait se passer de rentrer pour chercher des parapluies : le but délicieux de la promenade se trouvait juste au "coin du rond-point". Van dit que ni rond ni point ne pouvaient avoir de coin. Plaisanterie passable. Cordula rit. Ada ne rit pas. Selon toute apparence personne n'avait échappé au naufrage.»

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

Texte des Petites Amoureuses (2)

«Il sentit dans sa bouche le goût amer, le goût de la rouille de la mort qui est au fond de l'été. Il fonça l'allure pour rejoindre la petite fille. Il ne la voyait pas vraiment. Ce qui remplissait ses yeux, c'était la longue file brisée, chaotique, bousculée, de toutes les images de Jos, de tous les étés où on s'est cherché, puis déchiré ; c'était aussi la secousse, à chaque pas, quand le sol vole à votre rencontre, et le grésillement blanc des pailles, comme un million de petites flammes dures, et le foudroiement du soleil, rythmé par le tambour des tempes.»

Mano l'archangeJacques Serguine. Editions Gallimard (1962)

lundi 13 juillet 2015

L'Éblouissement des prémisses (incipit 5)

«Je l'ai déjà laissé entendre dans l'avant-propos, c'est parce que nous possédions le matériel  adéquat que nous avons pensé à ce genre d'émissions. C'est l'occasion qui fait le larron. Blériot a été le premier à traverser la manche parce qu'il avait une machine volante. Et c'est sans doute parce qu'ils ne possèdent pas l'électricité que les Esquimaux n'ont pas de réfrigérateur.
Le matériel spécialisé est donc la première chose indispensable pour faire des émissions de ce genre. Quand on parle de micro invisible, beaucoup de gens s'imaginent qu'il s'agit uniquement d'un micro... qui n'est pas visible.
C'est en partie vrai, mais ce n'est pas tout.»

Les Employés du gag : Gardez le sourire, la Caméra invisible. Jacques Rouland. Calmann-Lévy (1966)

Retour prodigue du Foyer de Notre dame de Garaison dans la Petite Boutique Fantasque (1)

Sarah

Si vous la rencontrez bizarrement parée
Traînant dans le ruisseau un talon déchaussé
Et la tête et l'oeil bas comme un pigeon blessé
Monsieur, ne crachez pas de juron ni d'ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse famine a par un soir d'hiver
Contraint à relever ses jupons en plein air
Cette bohème-là, c'est mon bien, ma richesse
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse...
(Charles Baudelaire)


La femme qui est dans mon lit
N'a plus vingt ans depuis longtemps
Les yeux cernés
Par les années
Par les amours
Au jour le jour
La bouche usée
Par les baisers
Trop souvent, mais...
Trop mal donnés
Le teint blafard
Malgré le fard
Plus pâle qu'une
Tâche de lune.

La femme qui est dans mon lit
N'a plus vingt ans depuis longtemps
Les seins si lourds
De trop d'amour
Ne portent pas
Le nom d'appâts
Le corps lassé
Trop caressé
Trop souvent, mais...
Trop mal aimé
Le dos voûté
Semble porter
Des souvenirs
Qu'elle a dû fuir.

La femme qui est dans mon lit
N'a plus vingt ans depuis longtemps
Ne riez pas
N'y touchez pas
Gardez vos larmes
Et vos sarcasmes
Lorsque la nuit
Nous réunit
Son corps, ses mains
S'offrent aux miens
Et c'est son coeur
Couvert de pleurs
Et de blessures...
Qui me rassure !

Paroles et musique : Georges Moustaki
Interprète : Serge Reggiani
«- C'est exactement ce que vous avez dit ! ai-je dit, me tournant soudain vers lui, cassant la glace, et me mettant soudain à parler. Précisément, au lieu d'un sentiment, il faut en mettre un autre pour le remplacer. A Moscou, il y a quatre ans de ça, un général... Voyez-vous, messieurs, je ne le connaissais pas, mais... Peut être que, lui-même, au fond, il ne pouvait pas inspirer le respect... Et, en plus, le fait pouvait paraître irraisonnable mais... Du reste, voyez-vous, il a eu un enfant qui est mort, c'est à dire, à vrai dire, deux filles l'une après l'autre, la scarlatine... Et bien, il a été tellement anéanti, d'un coup, il est devenu si triste, il restait là, ça crevait le coeur rien que de le voir - et bien, il a fini par en mourir, après presque six mois. Qu'il est mort de ça c'est un fait ! Et comment donc, on aurait pu le ressusciter ? Réponse : par un sentiment de même force ! Il fallait déterrer ses deux filles, et les lui rendre et voilà tout, c'est à dire quelque chose dans ce genre. Donc il est mort. Et n'empêche, on aurait pu lui présenter des conclusions magnifiques : que la vie est brève, que tout le monde est mortel , lui montrer l'almanach avec les statistiques, combien il y a d'enfants qui meurent de la scarlatine... Il était à la retraite...
Je me suis arrêté hors d'haleine regardant autour de moi.
- Ce n'est pas ça du tout, a dit une voix.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)

dimanche 12 juillet 2015

«Par contre, le rire, poursuivit Pétrarque, est une explosion qui nous arrache au monde et nous rejette dans notre froide solitude. La plaisanterie est une barrière entre l'homme et le monde. La plaisanterie est l'ennemi de l'amour et  de la poésie. C'est pourquoi je vous le dis encore une fois et je veux que vous vous en souveniez bien : Boccace ne comprend pas l'amour. L'amour ne peut pas être risible. L'amour n'a rien de commun avec le rire.
- Oui, acquiesça l'étudiant avec enthousiasme. Le monde lui apparut divisé en deux moitiés dont l'une est celle de l'amour et l'autre celle de la plaisanterie, et il sut qu'en ce qui le concernait il appartenait et appartiendrait à l'armée de Pétrarque.»

Le Livre du rire et de l'oubliMilan Kundera. Editions Gallimard (1979)
«Évidemment Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s'en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l'annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon coeur. Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire le monde et cela ne se voyait pas.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

samedi 11 juillet 2015

«Le gris argent du matin, l'architecture des arbres perdus dans l'essaim de leurs feuilles.
Le parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.
La colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et parfume les prairies.
Le rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d'une bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.
Les craquements nocturnes de la peur.
Le goût des mûres cueillies au fourré où l'on se cache et qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche.
La rude voix de l'océan étouffé par la hauteur des murailles.
Les caresses pénétrantes qui flattent l'enfance sans entamer sa candeur.
La rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées aux vocables latins enveloppent dans l'exultation des liturgies pour célébrer la formidable absence du maître souverain…

Les grands jeux dits innocents où les corps se chevauchent dans la poussière avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à l'insulte et aux railleries.
Le bel été qui tient les bêtes en arrêt et l'adolescent comme un vagabond assoupi sur la pierre.
Le pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d'inquiétude.
Le vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l'écharde du repentir.
Les fêtes intimes d'une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses des Oiseaux…

La fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.

Ce ne sont ici que figures de hasard, manières de traces, fuyantes lignes de vie, faux reflets et signes douteux que la langue en quête d'un foyer a inscrits comme par fraude et du dehors sans en faire la preuve ni en creuser le fond, taillant dans le corps obscurci de la mémoire la part la plus élémentaire :- couleurs, odeurs, rumeurs -, tout ce qui respire à ciel ouvert dans la vérité d'une fable et redoute le profondeurs.

Sans doute eût-il fallu, pour garder en soi un fond de gaieté, ne rien voir du monde ni entendre qui vienne de son versant le plus sombre, rien que les éclaircies au sommet et la musique parfois d'une ineffable beauté, mais c'est là encore rêver tout haut, car croirait-on avoir occulté l'innommable qu'il bondirait hors de l'ombre pour rentrer le rire dans la gorge.

Dans le jour douteux de la chambre où l'on dira entendre fermenter la mort, ce vieux corps possédé par la souffrance, ce regard en faction sous la broussailleuse grise des sourcils comme travaillant avec une extrême dureté à se voir mourir, ces lèvres où s'entrouvre d'une manière déchirante le sourire timide d'un enfant, ces doigts joints sur le cœur qui cède en un frémissement désolé, ce visage soudain muré dans une absence stupéfiante.»

Ostinato. Louis-René des Forêts. Gallimard  Quarto (2015)


Série les Petites Amoureuses : deuxième évocation des Papillons (Motyle) de Janusz Nasfeter



La ressemblance avec Anna-Livia Plurabella est frappante...
La ressemblance de notre amour aussi... du moins je l'ai souhaité...
Absolu de l'adolescence !
«1916

Le poilu, c'est celui que tout le monde admire, mais dont on s'écarte lorsqu'on le voit monter dans un train, rentrer dans un café, dans un restaurant, dans un magasin, de peur que ses brodequins amochent les bottines, que ces effets maculent les vestons à la dernière coupe, que ses gestes effleurent les robes cloches, que ses paroles soient trop crues. C'est celui que les officiers d'administration font saluer. C'est celui à qui l'on impose dans les hôpitaux une discipline dont les embusqués sont exempts. Le poilu, c'est celui dont personne à l'arrière ne connaît la vie véritable, pas même les journalistes qui l'exaltent,  pas même les députés, qui voyagent dans les quartiers généraux. Le poilu, c'est celui qui va en permission quand les autres y sont allés, c'est celui qui ne parle pas lorsqu'il revient pour huit jours dans sa famille et son pays, trop occupé de les revoir, de les aimer ; c'est celui qui ne profite pas de la guerre ; c'est celui qui écoute tout, qui juge, qui dira beaucoup de choses après la guerre.
[...]»

Paroles de poilus : lettres et carnets du front 1914-1918. Edmond Vitet. Radio France (1998)

«(Il y a des gens qui taillent leur crayon vers soi, comme s'ils pelaient une pomme de terre, d'autres opèrent dans le sens opposé, comme s'ils aiguisaient un bâton. Rodion appartenait à cette seconde catégorie. Il se servait d'un vieux couteau de poche à plusieurs lames et à tire-bouchon. Le tire-bouchon gîtait sur la face extérieure.)»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)
«C'est dans la petite bourgeoisie, qui, du fait de sa position dans l'espace social, est spécialement exposée à tous les effets de l'anxiété à l'égard du regard social, que les femmes atteignent la forme extrême de l'aliénation symbolique. (C'est dire que les effets de la position sociale peuvent, en certains cas, comme ici, renforcer les effets du genre ou, en d'autres cas, les atténuer, sans jamais semble-t-il, les annuler.) A contrario, la pratique intensive d'un sport détermine chez les femmes une profonde transformation de l'expérience subjective et objective des corps ; cessant d'exister seulement pour autrui ou, ce qui revient au même, pour le miroir (instrument qui permet non seulement de se voir mais d'essayer de voir comment on est vu et de se donner à voir comme on entend être vu), d'être seulement une chose faite pour être regardée, il se convertit de corps pour autrui en corps pour soi, de corps passif et agi en corps actif et agissant ; cependant que, aux yeux des hommes, celles qui, rompant la relation tacite de disponibilité, se réapproprient en quelque sorte leur image corporelle, et, du même coup, leurs corps, apparaissent comme non "féminines", voire comme lesbiennes -l'affirmation de l'indépendance intellectuelle, qui se traduit aussi dans des manifestations corporelles, produisant des effets tout à fait semblables.»

La Domination masculinePierre Bourdieu. Editions du Seuil (1998)

vendredi 10 juillet 2015

Les Petites Amoureuses (film princeps)


En 1976, je découvrais ce film polonais de Janusz Nasfeter à la télévision. Le titre en français en était les Papillons, ce qui correspond à la traduction de Motyle. 
Serait-ce la ressemblance de l'héroïne avec Anna-Livia Plurabella, serait-ce que l'intrigue ne faisait appel qu'à des enfants, ce que nous étions, serait-ce la force de cette histoire d'amour absolue, serait-ce mon amour de l'entomologie, en particulier des lépidoptères colorés, dans tous les cas ce film m'a fait vibrer et reste gravé dans ma mémoire depuis tout ce temps. 
Ou bien est-ce les ruines de mon amour pour Anna-Livia Plurabella, ou bien est-ce l'enfance, ou bien est-ce le regret des ces temps où les amours sont absolus et les papillons magnifiques, dans tous les cas ce film m'irrigue encore malgré mes cheveux plus sel que poivre, maintenant que je deviens chenu.

jeudi 9 juillet 2015

«La situation de l'esclave est la meilleure, car les travaux, dangers et besoins communs font une amitié forcée, bonne par l'amitié réelle à laquelle elle conduit toujours. J'ai remarqué souvent qu'une amitié choisie est difficile à sauver ; ce n'est pas le lieu de chercher pourquoi. Outre cela, l'esclave se trouve amené à réfléchir et à inventer en présence des choses ; au lieu de délibérer sur la fin, il ne délibère que sur les moyens, et surtout sur les moyens proches, ce qui est sain pour l'esprit. Comme d'ailleurs, il est forcé de modérer ses passions et surtout dans l'expression, ce qui est la meilleure méthode, il est bientôt philosophe ; et j'ai revu la sagesse des anciens sur des milliers de visages. J'ajoute encore au trésor de l'esclave ceci, c'est qu'il est à l'abri des flatteurs ; car qui donc pense à lui plaire ?»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

Tentative d'autoportrait (14)

«Je ne viendrai certainement plus jamais dans cette clinique. Le culte du végétarianisme. C'est une sorte de religion médiocre, un faux ascétisme, une morale sordide et sordidement hypocrite. Le naturisme. Je suis là depuis deux semaines et mon comportement les étonne. Ne pas être comme tout le monde, être malade, se sentir mal, c'est le scandale. Ici c'est une clinique  pour gens sains ou pour des maladies raisonnables. Je fais ce que l'on appelle une sorte de dépression, une chute de tension. Je dois partir quand même. On m'aurait gardé si j'avais eu une maladie normale, une maladie saine, mais oui ne pas être médiocre, c'est un crime, c'est le crime. Pourtant, le docteur L., la fée des carottes, n'est pas une mauvaise doctoresse.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

Septième partie des Talens réunis, le 11 avril 2015 à la salle Molière de Launaguet, à l'occasion des 10 ans et un peu plus des Muses galantes : intervention impromptue de Christophe Anglade du Théâtre Paradis-Eprouvette

mardi 7 juillet 2015

«Mais le fidèle ecclésiastique ne l'abandonna pas et ils se retrouvèrent à Saint-Germain chez le roi. Là, la chance sembla sourire à Armande. Le roi la reçut. On l'introduisit dans une salle où il l'attendait, debout près d'une table. Sans un mot, elle se mit immédiatement à genoux en pleurant.
- Je vous en prie, calmez-vous madame. Que puis-je pour vous ? lui demanda Louis XIV en l'aidant à se relever.
- Sire, déclara-t-elle, on ne me permet pas d'enterrer mon mari ! Protégez-moi, Majesté !
- Le nécessaire sera fait pour feu votre époux. Je vous en prie, rentrez chez vous et rendez-lui les derniers devoirs.
Armande se retira avec des larmes et des paroles de gratitude. Quelques instants plus tard, un courrier partait au galop chercher Harlay de Champvallon.
- Que se passe-t-il donc à propos de la mort de Molière ? lui demanda le monarque quand il se présenta à la Cour.
- Sire, répond Champvallon, le règlement ecclésiastique interdit de le recevoir en terre sainte.
- Jusqu'à quelle profondeur est-elle sainte ?
- Jusqu'à quatre pieds, Sire.
- Et bien, Monseigneur, veuillez le faire enterrer à cinq pieds, dit le monarque, mais faites-le sans faute, en évitant la pompe aussi bien que le scandale.»

La vie de Monsieur de Molière. Mikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)

lundi 6 juillet 2015

«B. C. : L'Europe a plongé dans un enfer que ne pouvaient pas même prévoir ceux qui à l'aube du siècle, annonçaient l'entrée en scène du Temps. Un enfer que Heidegger définit, dans ce texte, comme "l'invasion de l'étant non pensé dans son essence" : l'uniformité d'un monde technicisé, qui est de plus en plus le nôtre. Le Gestell, "l'arraisonnement du monde à la technique", comme tout négatif a son envers, que Heidegger appelait Ereignis, l'"événement".

Ph. S. : Là, il faudrait indiquer le sens de machination, de dispositif. Il y a une intention très forte ici, qui n'est pas chez Heidegger négative. Voilà toute la difficulté...»

La Divine comédie : entretiens avec Benoît ChantrePhilippe Sollers. Desclée de Brouwer (2000)

dimanche 5 juillet 2015


 5 novembre 1928

«Vos deux lettres annonçant un arrêt possible des activités à la S.A.*  ne m’ont pas surpris. Plus je vis parmi les artistes, plus je suis convaincu qu’ils sont des imposteurs du moment qu’ils ont le moindre succès.

Ceci veut dire aussi que tous les chiens autour de l’artiste sont des escrocs. Si vous voyez l’association qu’il y a entre les imposteurs et les escrocs, comment êtes-vous en mesure de conserver quelque espèce de foi (et en quoi) ?

Ne me donnez pas quelques exceptions qui justifieraient une opinion plus clémente au sujet du “ petit jeu de l’art ” tout entier.

À la fin, on dit qu’une peinture est bonne seulement si elle vaut “ tant ”. Elle peut même être acceptée par les “ saints ” musées. Et autant pour la postérité.

S’il vous plaît, redescendez sur la terre et si vous aimez quelques peintures, quelques peintres, regardez leur travail mais n’essayez pas de changer un escroc en honnête homme ou un imposteur en fakir.

Ceci devrait vous donner une indication de la sorte d’humeur dans laquelle je suis. En train de remuer les vieilles idées de dégoût.

Mais c’est seulement à cause de vous.

J’ai perdu tellement d’intérêt (tout intérêt) dans la question que je n’en souffre pas. Vous, vous en souffrez encore.
[…]

Voir N.Y. est toujours un plaisir mais trop cher et ce même si on vous paie pour que vous veniez.

Je vais écrire encore. Bientôt

Bien affectueusement

Marcel Dee.»

Lettre de Marcel Duchamp à Catherine Dreier. 5 novembre 1928.

* Société Anonyme incorporated : premier musée d'art contemporain fondé par Marcel Duchamp et Catherine Dreier

samedi 4 juillet 2015

Texte des Petites Amoureuses (1)

«Jos était là. Elle tournait le dos à Manuel. Il sut qu'elle l'avait entendu, qu'elle se contractait pour s'écarter de lui, ne pas le laisser arriver jusqu'à elle, et la toucher. Mais son amour, une sorte d'angoisse désespérée, monta, couvrit son coeur, le noyant comme un ressac.  Alors il vint près de la petite fille et prit sa main. Les mots le traversèrent et surgirent à ses lèvres, les mots jamais employés, les mots de chair et de sang comme les hommes.
- Tu m'aimes, Jos ? demanda-t-il. Tu m'aimes ?
L'étonnement fit frissonner la petite fille. Un bref acquiescement, aussi ; Le temps d'un instant, son coeur penché vers le coeur déchiré de son frère et Manuel crut qu'elle allait répondre. Un oiseau isolé, poignant, trembla dans le ciel, et la mer douce d'autrefois battit les plages. Puis les yeux de la petite fille, encore tournés vers lui s'assombrirent ; elle rougit péniblement et se détourna. Manuel eut au fond du coeur son visage déformé, et elle détacha sa main de la sienne et se mit à courir droit devant elle à travers les chaumes.»

Mano l'archangeJacques Serguine. Editions Gallimard (1962)

Graphomanie et littérature (deuxième partie)

«La graphomanie (manie d'écrire des livres) prend fatalement les proportions d'une épidémie lorsque le développement de la société réalise trois conditions fondamentales :
1) un niveau élevé de bien-être général, qui permet aux gens de se consacrer à une activité inutile ;
2) un haut degré d'atomisation de la vie sociale et, par conséquent, d'isolement général des individus ;
3) le manque radical de grands changements sociaux dans la vie interne de la nation (de ce point de vue, il me paraît symptomatique qu'en France où il ne se passe pratiquement rien le pourcentage d'écrivains soit vingt et une fois plus élevé qu'en Israël. Bibi s'est d'ailleurs fort bien exprimée en disant que, vu de l'extérieur, elle n'a rien vécu. Le moteur qui la pousse à écrire, c'est justement cette absence de contenu vital, ce vide).
Mais l'effet, par un choc de retour, se répercute sur la cause. L'isolement général engendre la graphomanie, et la graphomanie généralisée renforce et aggrave à son tour l'isolement. L'invention de la presse à imprimer a jadis permis aux hommes de se comprendre mutuellement. A l'ère de la graphomanie universelle, le fait d'écrire des livres prend un sens opposé : chacun s'entoure de ses propres mots comme d'un mur de miroirs qui ne laisse filtrer aucune voix du dehors.»

Le Livre du rire et de l'oubli. Milan Kundera. Editions Gallimard (1979)

mercredi 1 juillet 2015

«L'homme faisait les cent pas méthodiquement, portant mollement son fusil, et ne pensant qu'à une chose : quand se terminerait enfin cette heure de torture glaciale, quand pourrait-il quitter ce monde extérieur féroce pour rentrer dans la chaleur divine du wagon, s'allonger sur son étroite couchette, s'y étendre de tout son long, s'y coller de tout son poids ? L'homme et son ombre allaient et venaient entre le ventre ardent de la locomotive et la paroi sombre du premier wagon où s'étalaient en lettres noires l'inscription : Train blindé Le Prolétaire.»

La Garde blancheMikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)

L'Éblouissement des prémisses (incipit 4)

«Notre bagne se trouvait à l'extrémité de la forteresse, au bord du rempart. Quand, à travers les fentes de la palissade, nous cherchions à entrevoir le monde, nous apercevions seulement un pan de ciel étroit et un haut remblai de terre, envahi par les grandes herbes, que, nuit et jour des sentinelles arpentaient. Et puis nous nous disions aussitôt que les années avaient beau passer, nous verrions toujours, en regardant par les fentes de la palissade, le même rempart, le même factionnaire, le même plan de ciel de la forteresse, mais un autre, un ciel plus lointain, un ciel libre.»

Souvenirs de la maison des morts. Dostoïevski. Editions Gallimard (1950)