samedi 28 février 2015

Préfiguration 17/17 (2)

«Imaginez quelqu'un qui oserait aujourd'hui reprendre à son compte les blasphèmes par exemple de Saint-Augustin dans la Cité de Dieu sur le "péché de l'enfance". Non, c'est presque impossible à supposer ; personne n'aurait l'audace actuellement de récrire des phrases comme celle-ci : "Si on lui laissait faire ce qu'il lui plaît, il n'est pas de crime où on le verrait se précipiter..." Est-il supportable ou même pensable de considérer l'enfant comme le témoin à charge le plus accablant sur la malédiction lancée contre l'espèce humaine ? Dans les "Confessions", on trouve ceci qui mériterait de nos jours une censure immédiate : "J'ai été conçu dans l'iniquité, c'est dans le péché que ma mère m'a porté. Où donc, mon Dieu, où et quand ai-je été innocent ?" "Non, Seigneur, il n'y a pas d'innocence enfantine..." Et qu'on ne s'imagine surtout pas que cette position soit contradictoire avec l'attendrissement du Christ sur les enfants. Aux yeux de Saint-Augustin, ce ne sont pas les enfants en tant que tels mais les enfants comme figure de l'humilité (par leur petite taille) sur lesquels Jésus s'est penché...»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)
«C'est trop vite dit, qu'il ne faut pas plaindre ceux qui n'ont pas voulu se plaindre. Et c'est mal de frapper sur les cymbales pour les exciter encore, comme les vieilles femmes quand les jeunes dansent. Qu'un héros se paye d'autres motifs, cela passe encore ; qu'il dispose aussi ses pensées de façon que les raisons répondent aux actions, soit. Mais moi je n'ai que faire de ces motifs-là. Le héros me suffit bien. Barrière contre la force parce qu'elle est force, et contre l'épouvante parce qu'elle est épouvante, sans autre motif. Ils se revêtent de motifs, et moi je les veux nus, comme veut le sculpteur. Je me fie à la grandeur seule. Des hommes seulement ; rien n'est plus grand.» 

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)

jeudi 26 février 2015

«L'auteur pour se dépêcher plutôt et faire un libelle diffamatoire de ce qu'il appelle des anecdotes, livre Mademoiselle Vaubernier à la débauche, dans ce âge où le tempérament, encore faible, répond de l'innocence des moeurs. Il en fixe la première époque à neuf ou dix ans. On doit croire, dit-il, que ce fut alors qu'elle perdit ce qu'on ne perd pas à cet âge.»

Remarques sur les Anecdotes de Madame la comtesse Dubarri. Madame Sara G[oudar].  [s. n.] (1776)


«Un Jean de lettres pour l'ordinaire est un animal mal idoine à toute autre chose.»

Historiettes. Tallemant des Réaux. Editions Gallimard (1960)

dimanche 22 février 2015

«L'après-midi du dimanche, ça repiquait à la maison le coup du cantique, j'étais à genoux à côté d'elle... Le vieux, il faisait une longue lecture, je me retenais le panais à deux mains, je me l'agrippais au fond de la poche. Le soir, l'envie était suprême à la fin des méditations... Le petit môme qui venait me dévorer, il était fadé le dimanche soir,il était nourri... Ça  me suffisait pas quand même, c'est elle que j'aurais voulue, c'est elle tout entière à la fin !... C'est toute la beauté la nuit... ça vient se rebiffer contre vous.. ça vous attaque, ça vous emporte... C'est impossible à supporter... A force de branler des visions, j'en avais la tête en salade... Moins on brifait au réfectoire plus je me tapais des rassis...

Mort à crédit. Louis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1952)

samedi 21 février 2015

Résonances contemporaines (7)

«C'était un individu de bonne taille, à l'air souffreteux, un homme  pâle aux yeux cernés, à la calvitie bordée d'une sombre couronne de cheveux, aux long torse en gilet de laine bleue, par endroits déteinte, avec aux coudes des rapiéçages cobalt. Il tenait les mains enfouies dans les poches d'une culotte étroite comme la mort et serrait sous l'aisselle un grand registre relié de cuir noir. Cincinnatus avait déjà eu le plaisir de le voir une fois.
- Catalogue, dit le bibliothécaire dont la conversation se caractérisait par un laconisme provoquant.
-Bien, laissez-le moi, répondit Cincinnatus, je choisirai. Si vous voulez attendre, vous asseoir, libre à vous. Et si vous préférez partir...
- Partir, fit le bibliothécaire.
- Bon ! dans ce cas, je rendrai plus tard le catalogue à Rodion. Voilà ! vous pouvez emporter ceci. Ces revues de nos anciens sont splendides, touchantes. Avec ce lourd volume en guise de lest, j'ai plongé, savez-vous, jusqu'au fond des temps. Sensation captivante !
- Non, dit le bibliothécaire.»

Invitation au supplice. Vladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)
«Le crime le plus grand c'est l'homicide. Caïn tue Abel. C'est le crime par excellence. Et l'on ne fait que tuer. Mon ennemi invisible, celui qui veut me donner la mort, je dois le tuer pour qu'il ne me tue pas.  En le tuant, je suis soulagé car j'ai la conscience obscure qu'en lui j'ai tué la mort. Sa mort ne se retourne pas contre moi, sa mort n'est plus, pour moi, créatrice d'angoisses, si j'ai tué l'adversaire avec l'assentiment collectif : les guerres sont faites pour cela : tuer avec bonne conscience. Tuer est un dérivatif, je conjure ma propre mort. Magie de la mort. Action magique de l'acte de tuer. Lorsque les Allemands tuaient les Juifs, tous les Allemands avaient bonne conscience, "ils tuaient pour se défendre". Les Juifs ne voulaient-ils pas exterminer et soumettre le monde entier ? Ou bien ne corrompaient-ils pas la santé, les vertus de la race aryenne, ce qui est une autre façon de tuer ? Soutenus par une idéologie provenant de la Genèse du XIXe siècle de l'Anglais Chamberlain, du comte de Gobineau, des racistes français, plus rudimentaires, du XIXe siècle, s'appuyant également sur les souvenirs plus récent et concrets des pogroms russes (pogrom est un mot russe, une action russe) et des camps soviétiques de la mort, ajoutant à cela leur propre cruauté, les Allemands se sentaient justifiés. L'antisémitisme n'est pas d'origine allemande : il est russe, polonais, français. Je n'irai pas jusqu'à dire que les Allemands n'étaient que de naïfs moutons enragés, mais il y avait des antécédents qui venaient d'ailleurs. Les Allemands se sentirent coupables au moment où une collectivité plus vaste les désavoua, les condamna. La permission de tuer était démystifiée, ils n'avaient plus l'assentiment universel. A ce moment, toute la nation allemande se sentit comme un seul individu condamné par la société, mise en état d'accusation par une société des nations, justement. Il est vrai que l'explosion de haine de l'humanité qu'ils ont eue est vraiment et objectivement coupable.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

dimanche 15 février 2015

«Je dois dire d'abord là-dessus que cet homme si souvent décrit, qui suit en toutes ses actions les calculs de l'intérêt, je ne l'ai jamais rencontré. Chacun a éprouvé plus ou moins les étranges fureurs de l'amour ; on peut mourir d'amour, vouloir mourir d'amour, vouloir tuer et tuer ce qu'on aime, ce qui revient à se jeter, par convulsion et révolte, dans un malheur plus profond et plus irrémédiable encore. Observez bien en quel sens ces fureurs sont guerrières, au sens entier du mot. Oui le jaloux s'élance intrépidement contre son propre intérêt, comme s'il prenait plaisir à se déchirer lui-même. Je n'insiste pas sur les farouches plaisirs de la vengeance, dont je ne puis guère parler que par ouï-dire ; mais il est assez connu que ce sentiment fait accepter de grandes souffrances, avec l'espoir d'en inspirer de pires. Il est assez clair aussi qu'en toutes ces passions, il y a, au fond du coeur, un pressentiment de l'acte redoutable, et une sorte de fatalité qui fait horreur. C'est moi, et pourtant  c'est plus fort que moi, ce que le mot passion exprime si bien. La colère est la forme commune des passions dans leur paroxysme ; de toutes, même de la peur. Et c'est là qu'on peut voir comment l'homme arrive vite à oublier son intérêt prudemment calculé, et même sa propre conservation. Il est ordinaire qu'une colère, même née de petites causes, nous porte à des actes extravagants, comme de frapper, de briser, et même d'injurier des choses. Et j'ose dire que le plus profond de la colère est la colère d'être en colère, et de savoir qu'on s'y jettera, et de la sentir monter en soi comme une tempête physique. Le mot irritation en son double sens, explique assez cela, si l'on y pense avec suite. L'enfant crie de plus en plus fort principalement  parce qu'il s'irrite de crier, comme d'autres s'irritent de tousser.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)


samedi 14 février 2015

Talens réunis (27)


«Quoiqu'un fidèle et exact historien soit obligé à particulariser les accidents importants de son histoire et les lieux où ils se sont passés, je ne vous dirais pas fort juste en quel endroit de notre hémisphère était la maisonnette où Ragotin mena ses confrères futurs. [...] Je vous dirai donc seulement que la maison était en-deçà du Gange et n'était pas loin de Sillé-le-Guillaume.»

Le Roman comiquePaul Scarron. Flammarion (1981)
«La raison nous ordonne bien d'aller toujours même chemin, mais non toutefois même train.»

Les Essais. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

vendredi 13 février 2015

Épiphanie artefactuelle (9)



«Tous ces frétillements
Que tu sens en toi,
Autour de toi :

Les ramasser 
Les rassembler,
Avant qu'ils ne se perdent,

En faire
Comme une sculpture
Qui défiera le temps.»


Art poétique. Guillevic. Editions Gallimard (1989) 

dimanche 8 février 2015

«Tom pense que la meilleure méthode d'enseignement de n'importe quoi est la discussion en classe, ce qui signifie qu'on laisse vingt jeunes imbéciles et deux névrosés agressifs pendant cinquante minutes discuter quelque chose qu'eux et leur professeur ignorent.»


PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)

vendredi 6 février 2015

Tentative d'autoportrait (11)

«Tout cela jusqu'au jour imprévu et triste comme une nuit d'hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraie même. Car on ne se sent plus assez d'attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas bien entendu qu'on soit, au sens propre du mot impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c'est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu'on garde. Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l'on ne peut sortir ni parler.»

Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust. Flammarion (1987)