jeudi 24 avril 2014

Projet Poubelle-bis (10) : années-brouillard

«Il ne me tombait rien, il n'y avait pas du tout d'à coup, sinon que je m'étais assoupie, jouissance et peine mêlées, dans une espèce d'habitude, si inconfortable fût-elle ; je passais des limites, une de plus ; et avec cet exercice je croyais en être quitte, comme un catholique avec la messe dominicale. J'avais, chemin faisant, oublié ce que je savais au départ : que tout cela était inutile mais avec Renaud dormir n'était pas facile : il réveille au fer rouge : lui, durant que je lui sacrifiais tout, continuait de sombrer comme si je ne sacrifiais rien.
Je trouvais dans ce plus-rien-à-perdre l'audace qui me manquait depuis longtemps. Je dis en tremblant : "Pourquoi n'essaies-tu pas de te faire désintoxiquer ?" Puis j'attendis qu'il s'en fût chercher sa brosse à dents et me quittât.
"C'est beau la neige, dit-il. c'est blanc. Vous êtes tous bien bons. Comme si l'alcool était une cause : on l'ôte du bonhomme et fini. Et qu'est-ce que tu crois qu'on retrouve ? Un bonhomme qui va boire, ma jolie, ou son fantôme. Sois donc logique. Fais moi retourner dans le ventre de ma mère. Je ressors tout pur tout blanc comme la première fois. Je marche. Je vois le monde. Et voilà. Mais vous : vous vous comportez comme si ce truc-là était un accident ; l'occasion, l'entraînement : on l'a poussé dans une cuve, et depuis le pauvre.... J'étais seul, mon minet, ce jour-là, seul comme un lampadaire, et sain d'esprit. En possession de toutes mes facultés, qui sont grandes comme tu sais. C'est le jour le plus clair de ma vie. Comme aujourd'hui. Il ne neigeait pas ; il faisait un grand soleil magnifique. Et crois-le bien, je ne regrette même pas : comment regretter la logique ? J'ai ouvert l'oeil. Depuis j'essaie de le refermer. Je ne peux pas. C'est pas me désintoxiquer qu'il faut c'est me crever les yeux. Tu vois je te donne même le truc.
- Ce n'est pas possible. Je ne veux pas ! Je ne veux pas que tu te perdes comme ça."
Je suis prise de fureur. Fureur imbécile. Mais puisque être intelligent ne sert à rien ! J'attrape la bouteille et je l'envoie contre la porte de la salle de bains; Le verre aussi, et tous les verres que je trouve je les jette à terre. Je cherche les bouteilles, comme autant d'ennemis. Je casse celle d'eau de Cologne, celle d'éther. Cette fois c'est de la folie, je ne peux plus supporter un liquide dans un flacon, il y a longtemps que je les hais. Renaud me regarde tranquillement, et quand j'ai fini :
"Tu es con, me dit-il. Con et inutile. Perdus nous sommes tous. Pas perdu c'est encore plus bête. Toi, par exemple tu n'es pas perdue. Tu te retrouves toujours : imperturbablement tu jouis. J'ai tort de dire que ça ne sert à rien  : ça sert à te faire jouir. Tu n'es qu'un con, c'est ce que je disais, un joli con ma foi, et qui aime à se faire pourlécher. Suffisait de déclencher la mécanique, le puritanisme de Madame qui bloquait l'ouverture, la gangue pudique autour du diamant et voilà ouverte la grotte aux trésors, pleine de cris et de somptueuses liqueurs. J'ai déblayé et prospecté un con, ce qui entre nous est plus calé que l'Himalaya, qu'ils disent ce qu'ils veulent, j'ai planté dedans mon beau drapeau ce qui vaut bien celui d'une nation, revêtu de mes armes, verge de sable sur fond de gueules et le travail fini, qu'est-ce que j'ai conquis, un con, et qui a gagné, toi : tu aimes ça, et voilà même que tu en redemandes.»

Le Repos du Guerrier. Christiane Rochefort. Editions Bernard Grasset (1958)

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