vendredi 31 octobre 2014

«Coucou surtout à Viollet-le-Duc que nous retrouverons plus loin, pierre de cathédrale angulaire, restaurateur exemplaire de la pétrification des styles. Traducteur architectural du socialo-syncrétisme, gérontologue de l'urbanisme, injecteur de cellules fraîches dans les vieilles pyramides gothiques. Auteur surtout d'une formule parfaite, une sorte de palindrome métaphysique où toute la religion des temps modernes s'exprime avec une économie de mots admirables lorsqu'il explique que restaurer un édifice, "c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné"... Projet qui sera mis en prose, en vers, en petites épopées, en romans. Le complet, l'état complet n'ayant jamais existé et n'ayant guère de chance d'exister jamais, c'est à une non-existence avérée, un néant prouvé, attendu sous son surnom d'Harmonie" que se délèguent toutes les prières qui bruissent dans le roulement des années. Ce sera raté, on le sait bien, ce sera pire encore qu'avant, mais comment rebrousser chemin maintenant ? »

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

jeudi 30 octobre 2014

«Je suis toujours jeune dans mes rêves : j'ai entre seize et vingt-deux ans ou vingt-trois ans. Pourquoi ? Selon mon interprétation pour deux raisons  : 
1. Parce que je refuse de vieillir et de mourir et parce que, encore maintenant, j'ai envie de dire Monsieur et j'ai du mal à tutoyer un homme à partir de quarante ans, car j'ai l'impression que c'est lui mon aîné, d'où ce sentiment de non-communication avec les gens un petit peu plus jeunes que moi ou de mon âge que je considère faire partie d'une génération plus vieille, ce qui ne m'empêche pas de ne pas me sentir en accord avec les jeunes gens, qui font partie également d'une autre génération : mais depuis que je me souviens je n'ai jamais été en communication avec les jeunes, surtout quand j'étais jeune.
2. Puis, j'ai dix-sept ans dans mes rêves, pare que tous les problèmes d'existence et de connaissance se sont formulés plus nettement et m'ont assailli lorsque j'avais cet âge, et qu'ils sont là encore, toujours pas résolus, mais peut-on trouver des solutions aux problèmes fondamentaux ?»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

mercredi 29 octobre 2014

Proposition

«Lorsque je considère  le produit des beaux-arts, je ne saurais m'empêcher de gémir sur la partialité que la nature a montrée ! Un peintre, un graveur peuvent faire deux ouvrages qui les enrichissent, ou du moins qui les mettent dans l'aisance, et l'homme de lettres, dont les sublimes productions sont infiniment au-dessus des tableaux et des gravures, reste pauvre, même en réussissant ! Rousseau est resté pauvre, après l'Émile, après l'Héloïse, deux sublimes tableaux ! Et d'ou vient-il ?... Ah ! je le sais ! C'est que le gouvernement, insensible à la gloire des lettres, à l'avantage qu'elles procurent, tolère les infâmes contrefacteurs qu'il devait punir des galères, ou d'une condamnation aux travaux publics... Réunissez-vous, gens de lettres, contre ces misérables, contre ces brigands ! Demandez justice de ces destructeurs de votre gloire, de ces dévastateurs de votre subsistance!...
Mais nombre d'entre vous n'ont-ils rien à se reprocher ? Que voit-on journellement ? Des paresseux, avides de gain, s'emparer des productions d'autrui ; les remettre en recueils, les uns sous une forme d'almanach ; les autres sous celle d'une bibliothèque entière ! Quel moyen facile de s'enrichir, sans talent, sans mérite, sans travail, tandis que le véritable auteur languit ! Je proposerais au gouvernement, de faire des anciens auteurs excellents, la récompense des auteurs vivants remplis de mérite, laborieux et sans fortune : ainsi l'on donnerait à celui-ci Corneille ; à celui-là Racine ; Molière, à l'un ; le Télémaque à un autre ; La Fontaine appartiendrait à vie à tel écrivain ; Voltaire serait le partage de quatre, etlrst*. Et si un contrefacteur s'avisait de les voler, l'auteur propriétaire aurait son recours non seulement contre lui, mais contre tous les débitants qui vendraient la contrefaçon. Il serait tenu de donner son édition à un prix fixe. Mais le contrefacteur serait puni corporellement, outre l'amende, qui deviendrait considérable, par la contribution que seraient obligés d'y faire tous les débitants. Voilà un moyen de soutenir la littérature et les lettres !»

Les Nuits de Paris ou le spectateur nocturneRétif de la Bretonne. Gallimard (1986)


* Et le reste...

mardi 28 octobre 2014

La folie (folia) de Roland


«Toute la nuit il erra dans la forêt, et lorsque percèrent les premiers rayons du soleil, il se retrouva, conduit par sa mauvaise fortune, vers cette même fontaine où était gravée l'inscription de Médor. A la vue de ces vers qui traçaient sur le rocher la preuve de l'affront qu'il avait reçu, sa colère déborde ; elle enflamme tellement son coeur, qu'il n'y a plus de place pour d'autre sentiment que la haine, la rage et la fureur. Aussitôt il tire son épée du fourreau.
Il brise le rocher et détruit ainsi les vers qu'il porte ; il en fait jaillir les éclats jusqu'aux nues. Malheur à la grotte ! Malheur aux arbres où se lisaient les noms d'Angélique et de Médor ! Ce qui reste d'eux aujourd'hui ne donnera plus d'ombrage ni de fraîcheur aux bergers et aux troupeaux. Sa colère n'épargne pas davantage cette fontaine naguère si limpide et si pure. 
Les rameaux, les racines, les troncs, les pierres, les mottes de terre tombent comme la grêle dans ces flots limpides troublés jusqu'au fond de manière à perdre pour jamais leur pureté et leur limpidité. A la fin, épuisé de fatigue, le corps baigné de sueur, hors d'haleine, et ses forces ne secondant plus sa fureur, sa haine furieuse et son ardente colère, il tombe sur le sol et pousse des soupirs vers le ciel. 
L'horrible douleur qui l'accable l'a fait tomber haletant sur l'herbe ; sans dormir, sans prendre de nourriture, il reste étendu et immobile, les yeux fixés vers le ciel. Le soleil achève trois fois sa révolution et il est toujours à la même place. Sa fureur gronde et s'accroît de plus en plus jusqu'à lui faire perdre la raison. Le quatrième jour, sa fureur est portée à son comble, il arrache ses armes de dessus son corps.
Il jette d'un côté son casque, de l'autre son bouclier ; il fait voler au loin son haubert et plus loin encore le reste de son armure.Tous ces objets sont épars sur tous les points de la forêt ; puis il déchire ses habits, il laisse à découvert son ventre, sa poitrine velue, son dos, son corps tout entier. Alors se produisirent les accès d'une folie si étrange et si épouvantable que jamais on n'en verra de semblable.
Sa fureur et sa rage sont portées à un tel degré, qu'un trouble universel s'empare de ses membres ; il ne songe nullement à garder dans sa main sa redoutable épée, il l'aurait employée, je pense, à de merveilleux exploits. Mais avec son étonnante vigueur il n'a besoin ni d'épée, ni de hache, ni de masse ; il donne en effet une preuve incontestable de sa force prodigieuse en déracinant un grand pin d'un seul coup.
Il arrache même deux autres arbres aussi élevés, comme si c'eut été du fenouil, des hièbles ou de l'anet. Les hêtres, les chênes, les ormes antiques, les sapins, les charmes ne lui résistent pas davantage. Ce que fait un oiseleur pour nettoyer un champ où il tendra ses filets, en arrachant les joncs, les genêts ou les orties, Roland le  fait des arbres les plus antiques et les plus vigoureux.»

Roland furieux. Arioste. Flammarion (1982)

lundi 27 octobre 2014

Talens réunis : textes (20)


Saint-Cloud, le 20 août 1690

«... Ci-joint toutes les chansons que l'on chante en ce moment. Elles ne sont pas précisément élogieuses pour notre bon roi d'Angleterre. Et vous verrez en les lisant que tout en aimant le roi et en détestant le Prince d'Orange les gens de ce pays-ci estiment celui-ci plus que l'autre, comme le prouve les chansons. Jeudi dernier nous avions ici le pauvre roi et la reine. Celle-ci était bien sérieuse, tandis que lui était très gai... J'entendis dans la calèche un dialogue qui m'a bien divertie. Monsieur selon son habitude, parlait de ses joyaux et de ses meubles et finit par dire au roi :
- Et V. M. qui avoit tant d'argent, n'aves-vous pas fait faire et accommoder quelque belle maison ?
- De l'argent, dit la reine, il n'en avoit point je en luy ai jamais veu un sou !
Le roi réplique :
- J'en avoit, mais je n'ai point achettes des piereries ny meubles, ny n'ai point fait accommoder de maisons, je l'ai tout employes, à faire bâtir de beaux vaisseaux, fondre des canons et faire des mousquets.
- Ouy, dit la reine, cela vous a servi de beaucoup et cela a tout estes contre vous.
Et le conversation en resta là.
Si la prophétie du dernier roi d'Angleterre est vraie, le bon roi Jacques ne pourra pas même faire un bon saint. Mme de Porsmouth, que nous avions ici il y a quelques jours, m'a en effet raconté que le feu roi avait coutume de dire : "Vous voyez bien mon frère, quand il sera roy, il perdra son royaume par zelle pour sa religion, et son ame pour de vilaines genipes. Car il n'a pas assez de goût pour en aimer de belles." Et la prophétie s'accomplit déjà : les royaumes sont à vau-l'eau et l'on prétend qu'à Dublin il avait deux affreux laiderons avec lesquels il était toujours fourré... Plus on voit ce roi, plus on apprend de choses sur le compte du prince d'Orange et plus on excuse ce dernier et on le trouve digne d'estime. Vous penserez peut être qu'on revient toujours à ses premières amours.» 

Lettres de Madame duchesse d'Orléans, née princesse Palatine. Mercure de France : Le temps retrouvé. (1981)

samedi 25 octobre 2014

Projet Poubelle-bis (22)

«J'aimais et admirais Octave, avait expliqué Milan, non seulement à cause de son talent mais aussi à cause du charme, d'une grâce toute particulière, qui le faisait aussi différent de tout le reste des humains qu'une licorne de toute la race des chèvres. J'étais fier et heureux de connaître un homme fabuleux. J'ai fréquenté toutes célébrités de notre jeunesse, mais il était le seul auquel je reconnusse  ce qu'on appelle du génie. Peut-être étais-ce aussi une illusion ? Je me méfie maintenant des mots qui travestissent en termes profanes les superstitions de la religion. Peut-être l'aimais-je tout simplement et n'usais-je des termes de l'admiration que pour me voiler une tendresse inavouable. Je me rappelle, nous avions dix-huit ans, qu'un soir d'hiver, il revenait de province, j'étais allé l'attendre à la gare de l'Est, nous avons marché côte à côte jusqu'à la place Saint-Michel, nous allions lentement, j'avais posé ma main sur son bras : ce seul contact, cette seule présence, me remplissaient d'un bonheur dont jamais par la suite les transports de l'amour ne m'apportèrent l'équivalent. Telle était ma ferveur.»

Les mauvais coups. Roger Vailland. Editions du Sagittaire (1948)

jeudi 23 octobre 2014

«Je suis toujours dans l'attente d'un changement favorable : de tous les camps se trouvant en présence, je n'en ai choisi aucun. Je suis dans la situation de quelqu'un qui voudrait gagner le gros lot sans avoir acheté un billet de loterie.
La comédie humaine ne m'absorbe pas assez. Je ne suis pas, tout entier, de ce monde. Je n'arrive pas à me détacher de ce monde-ci ni de ce monde-là. je ne suis ni ici, ni là. Hors de tout. Je crains de mal choisir alors je ne choisis  ni la religion, ni la politique. C'est  justement la peur de vous perdre qui vous perd. Si la Grâce ne vient pas ce sera le coup de grâce.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)
«Jusque dans l'âge avancé, vivre pour lui, c'est agir. Tous ses moments sont comptés et remplis : chaque soir il fait l'inventaire des choses qu'il a entendues, qu'il a dites ou qu'il a faites. Aussi a-t-il du temps pour ses propres affaires, pour celles de ses relations, et pour celles de la cité. Il lui en reste pour la conversation et le plaisir. Il fait tout vite et sans phrases : dans son activité consciencieuse et sérieuse, il ne hait rien tant que de s'affairer à cent choses à la fois, ou à des bagatelles. Tel fut Caton. Aux yeux de ses contemporains et de la postérité il est demeuré le vrai type du citoyen romain. En lui s'étaient incarnés, sous une rude enveloppe, je ne le nie pas, l'esprit d'action et le droiture des vieux républicains, faisant honte à l'oisiveté malsaine et déréglée des Grecs.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

mardi 21 octobre 2014

«Celse dans sa Parole de Vérité (Logos Alethès) que nous ne connaissons que par le Contra Celsum d'Origène, qualifie le christianisme de syncrétisme abject et puant. Voyant loin et balayant large il réussit une description qui vaut, non pas évidemment pour le christianisme et encore moins pour le catholicisme mais pour le monde moderne : folie de charlatans, fulmine-t-il, fanatisme à mystères accroché à des fantômes, doctrine mal comprise de la transmigration des âmes traduite en résurrection par des analphabètes, perversion des plus grandes pensées, vols à la tire dans les magasin de luxe du paganisme ; le Crédo vient d'Héraclite, des stoïciens, de Mithra, des Egyptiens, des Perses, des Cabires, des fables de Danaë, Mélanippe, Augé, Antiope ; le récit de la tour  de Babel plagie Homère et son épisode des fils d'Alous qui, pour monter au ciel, rêvent d'entasser sur l'Olympe l'Ossa et le Pélion, etc.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

lundi 20 octobre 2014

«Un gentilhomme des nôtres merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l'usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s'en prendre ; et que s'écriant et maudissant tantôt le cervelas tantôt la langue de boeuf et le jambon, il se sentait d'autant allégé.»

Les Essais : Comment l'âme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

samedi 18 octobre 2014

Talens réunis : textes (19)


«Versailles, le 8 février 1690

... La pauvre Dauphine est de nouveau bien mal. Elle est maintenant entre les mains d'un capucin que l'on nomme frère Ange. On la tue à force de déboires. On fait tout ce qu'on peut pour me réduire au même état ; mais moi je suis une noix plus dure, à casser que Mme la Dauphine...


Marly, le 21 avril 1690

Hélas, hier à sept heures et quart j'ai vu mourir la chère et pauvre Dauphine... Avant-hier à onze heures du soir, quand nous venions de nous lever de table, elle dit qu'il était temps qu'on lui donne l'extrême-onction, qu'elle avouait ressentir une terreur extrême de se savoir si près de la mort mais qu'elle ne s'en soumettait pas moins à la volonté de Dieu soit pour la vie soit pour la mort. Elle se mit à prier, puis elle fit appeler M. de Maux, que Votre Dilection connaît, c'est le même qui précédemment s'appelait M. de Condom. Elle lui ordonna de dire bien haut qu'au cas où elle aurait causé du chagrin à qui que ce fût, elle en demandait pardon. C'était bien inutile, car de sa vie la pauvre princesse n'a affligé personne. Puis M. de Maux ajouta qu'elle pardonnait aussi de tout coeur à ceux qui l'avaient offensée. Ça c'était plus difficile, car on ne saurait s'imaginer quels procédés on a eus avec la pauvre princesse durant sa vie... Le lendemain à sept heures elle fit chercher le roi et M. le Dauphin. Elle parla longuement au roi, lui recommanda Mme de Besola sa favorite ainsi que tous ses domestiques...Puis elle fit chercher ses enfants, leur fit une exortation et leur donna sa bénédiction ; le Duc de Bourgogne était très touché, il pleurait presque aussi fort que moi...

Lettres de Madame duchesse d'Orléans, née princesse Palatine. Mercure de France : Le temps retrouvé. (1981)

vendredi 17 octobre 2014

«- Tu sais aussi, repris-je, que les serviteurs de ces gens-là tiennent à l'occasion, en secret, des propos du même genre au fils de la famille. En apparence, ils sont bien intentionnés, mais s'il leur arrive de rencontrer un débiteur que le père ne poursuit pas, ou quelqu'un d'autre qui se trouve en faute à son égard, ils recommandent au fils, quand il sera devenu adulte, d'humilier tous ces gens-là et de chercher à se montrer plus homme que son père. Hors de chez lui, le fils entend d'autres propos du même genre, et il constate que ceux qui se limitent à leurs propres affaires dans la cité, sont traités d'imbéciles et que leur réputation est médiocre, tandis que ceux qui se mêlent des affaires des autres, sont honorés et loués. Alors le jeune homme qui entend et voit tout cela, et qui par ailleurs prête l'oreille aux paroles de son père et qui observe de près ses occupations en les comparant à celles des autres, se voit tiraillé des deux côtés : d'abord du côté de son père, qui nourrit et fait croître le principe rationnel de son âme, et du côté des autres, qui alimentent la partie désirante et l'élément d'ardeur virile. Comme son naturel n'est pas celui d'un homme méchant, mais qu'il a été influencé par les mauvaises fréquentations des autres, il se porte vers la position intermédiaire entre les deux, et il remet le pouvoir de gouverner en lui-même à la partie remplie d'ardeur, et il devient un homme arrogant et entiché d'honneurs.»

La République. Platon. Flammarion (2002)

jeudi 16 octobre 2014

«Tu le sais, bien sûr depuis longtemps, le coq chante, cocorico, la poule caquète, le chien aboie quand le cheval hennit et que beugle le bœuf et meugle la vache, l'hirondelle gazouille, la colombe roucoule et le pinson ramage.
Les moineaux piaillent, le faisan et l'oie criaillent quand le dindon glousse.
La grenouille coasse mais le corbeau croasse et la pie jacasse.
Et le chat comme le tigre miaule, l'éléphant barrit, l'âne braie, mais le cerf rait.
Le mouton bêle évidemment et bourdonne l'abeille La biche brame quand le loup hurle.
Tu sais, bien sûr, tous ces cris-là mais sais-tu ? Sais-tu ? Que le canard nasille – les canards nasillardent !
Que le bouc ou la chèvre chevrote.
Que le hibou hulule mais que la chouette, elle, chuinte.
Que le paon braille, que l'aigle trompète.
Sais-tu ? Que si la tourterelle roucoule, le ramier caracoule et que la bécasse croule que la perdrix cacabe, que la cigogne craquète et que si le corbeau croasse, la corneille corbine et que le lapin glapit quand le lièvre vagit.
Tu sais tout cela ?
Bien. Mais sais-tu, sais-tu ? Que l'alouette grisolle. Tu ne le savais pas.
Et peut-être ne sais-tu pas davantage que le pivert piquasse.
C'est excusable !
Ou que le sanglier grommelle, que le chameau blatère et que c'est à cause du chameau que l'on déblatère !
Tu ne sais pas non plus peut-être que la huppe papule.
Et je ne sais pas non plus si on l'appelle en Limousin la pépue parce qu'elle papule ou parce qu'elle fait son nid avec de la chose qui pue.

Qu'importe ! Mais c'est joli : la huppe papule ! Et encore sais-tu ?
Sais-tu que la souris, la petite souris grise, devine !
La petite souris grise chicote.
Avoue qu'il serait dommage d'ignorer que la souris chicote et plus dommage encore de ne pas savoir, de ne pas savoir que le geai, que le geai cajole !
Sais-tu que la mésange zinzinule! Comme la fauvette d'ailleurs.»

L'Albine : scènes de la vie en Limousine et en Périgord vert. Fernand Dupuy. Fayard (1977)
«Les élus, bien sûr, ne perçoivent rien autour d'eux ; et c'est tout juste s'ils peuvent encore se percevoir eux-mêmes, quand s'enclenchent les résurgences des anciens mécanismes qui les aidaient autrefois à vivre. Pour eux, cueillir des fleurs, c'est les avoir cueillies, constituer un bouquet qui, non seulement ne se fane  jamais, mais invisible, suggère des combinaisons, des gammes de teintes toujours renouvelées, impossibles, possibles ; couleurs vues à vrai dire assez défraîchies ; couleurs inventées, rutilantes, qui s'ajoutent, somptueuses, enrichissent le paysage d'une luxuriance insoupçonnée, tout en renforçant le mauvais goût, la convention dont le principal mérite est d'esquisser, par des interférences de détail dont je ne puis me dispenser, des poses truquées, des trompe-l'oeil qui semblent sur le point de faire basculer le sens apparent, préétabli (l'apparence de sens, médiocre, où chacun doit se fourvoyer...) dans un sens tout autre, susceptible de tout remettre en question, où je ne bascule pas encore... tandis que je foule à mon tour cette pelouse, m'approchant de la jeune fille, attirant son intention vers le combat dont elle est l'enjeu, combat dont je vais sortir vainqueur ou vaincu, peu importe. Combat à l'issue imminente, ou même consommée, d'après les carquois vides, la clairière abandonnée, les progrès de l'incendie à la lisière des arbres, "... maintenant, il est trop tard..." et surtout le sang vermeil qui s'écoule le long des poitrines nues, transpercées par les deux dernières flèches.»

Les Aventures d'une jeune filleJean-Edern Hallier. Editions du Seuil (1963)

mercredi 15 octobre 2014

«Voici Alfred Maury, presque un inconnu. Il a pourtant écrit sur tout les sujets qui nous remuent. Histoire littéraire, religion comparée, syncrétisme, astrologie, hallucinations, clé des songes.  Il passe par Comte mais vient de La Mettrie, de l'homme-machine des Lumières (La Mettrie, grand consommateur de cadavres et champion de la libre pensée, était obsédé par la démonstration de l'inexistence de l'âme ; il utilisait donc les morts, les morts et encore les morts, c'était son argument massue pour prouver l'absence de toute âme ; les palpitations nerveuses des tortues ou des lézards qui continuent bien après le dernier souffle ; les entrailles effectuant encore post-mortem  leur mouvement péristaltique ; les coeurs arrachés des grenouilles, les coqs courant le cou coupé ; bref, les expériences qu'on aura tout le loisir de refaire plus tard avec les guillotinés de fraîche date ; préoccupation scientifique  qu'on retrouvera encore bien après à Jersey dans certaines questions de Hugo à Chénier, via les tables tournantes, sur ses sensations de décapité)... Alfred Maury a attentivement étudié ses propres hallucinations, ses rêves. Et les rêves des autres : la magie et l'astrologie médiévales, le socialisme du 16e. Jésus lui est apparu en songe, lui a confié qu'il n'était pas immortel, qu'il avait vieilli et qu'il allait mourir... Il pense que tout mysticisme mène à la folie et que Jeanne d'Arc serait aujourd'hui internée. Il s'est penché sur les hérésies, les gnosticismes. Il a été tenté par la critique des textes bibliques, l'étude de l'aberrant dogme de la "Trinité", la climatologie. Bref, il a ratissé le plus largement possible. Avec l'Amour pour principe, l'Ordre pour base, le Progrès pour but. Evidemment.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

mardi 14 octobre 2014

Tentative d'autoportrait (7)

«En lisant Phédon, ce n'est que vers la fin du dialogue que je m'aperçois que nous sommes dans de bien beaux draps. Socrate n'a pas réussi à me convaincre que l'âme est immortelle et qu'il va vivre dans un monde supérieur. On a l'impression que les disciples de Socrate ne sont pas convaincus non plus puisqu'ils pleurent ; autrement pourquoi pleureraient-ils. Lorsque le soir arrive et que Socrate prend le poison ; lorsque ses pieds refroidissent ainsi que le ventre, lorsque, enfin, il meurt, une terreur, une tristesse énorme me saisissent. La description de la mort de Socrate est tellement convaincante, beaucoup plus convaincante que les arguments de Socrate pour l'immortalité. D'ailleurs, les arguments s'évanouissent en un instant ; on les oublie tout de suite, mais l'image de Socrate mort se grave dans ma mémoire : tous les hommes sont mortels ; Socrate état un homme, Socrate est mortel.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)
«La première remarque est qu'on retrouve une crainte de longue durée. C'est l'idée d'une information abondante, proliférante et possiblement dangereuse parce qu'elle crée un désordre de discours, une multiplication de textes inutiles, une impossibilité de maîtriser ou de dompter ce qui est rendu disponible.
Récemment une collègue américaine, Ann Blair, a écrit un livre qui s'appelle Too much to know, qui porte sur le temps de la Renaissance, 16ème - 17ème siècles. C'est le moment où l'on va chercher des modes d'organisation, de classement pour dompter ce qui est perçu à l'époque comme une information proliférante et qui donc peut renvoyer à des méthodes de classement - aussi bien dans les bibliothèques réelles que dans les bibliothèques de papier où on énumère des titres, des noms, des oeuvres - ou bien des modes de consultation qui procèdent par extraits, anthologies, et qui donc visent à réduire cette pluralité proliférante par la sélection, le choix. C'était la technique des "lieux communs" à la Renaissance. On peut trouver ça aussi avec ce qu'on appelait des "esprits" au 18ème siècle, qui consistaient à extraire d'une oeuvre très longue ce qui paraissait comme le plus fondamental ou les morceaux choisis dans la pédagogie des 19ème et 20ème siècles.
Donc on a affaire à une inquiétude de très longue durée qui peut être l'envers d'une autre inquiétude, qui était celle de l'angoisse de la perte, de la disparition, du manque de l'absence, qui pouvait, elle conduire à la quête de manuscrits anciens, à la publication imprimée des textes manuscrits, à l'idée d'une bibliothèque universelle, incarnée par la bibliothèque d'Alexandrie, mais ensuite toujours poursuivie et toujours impossible.
Il y a ces deux éléments qui me paraissent très liés l'un à l'autre. Ne rien perdre, ne rien laisser, une obsession matrimoniale, une obsession pour la conservation et en même temps un effroi devant une prolifération incontrôlable, indomptable de données, d'informations, de textes. Ces deux craintes de longue durée trouvent aujourd'hui sans doute une traduction originale.»

Vers des Lumières numériques : La légende noire du monde électroniqueRoger Chartier. Lois et réseaux, Lois et pouvoirs dans le cyberespace. Un blog de Dominique Lacroix analyste. (2013)
«D'une extraordinaire lucidité sur la toxicité incessante féminine, il [Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon] est un très remarquable observateur de ce qui se passe dans cette région. Il est  donc idiot de le taxer de misogynie. Son jugement sur la "sessualité" (dixit Queneau) est absolument négatif. Car qui n'est pas capable de ne pas en faire tout un plat se voit destitué de toute légitimité humaine. Or que voit-il ? De sourdes autodestructions, une mainmise matriarcale sur le pouvoir, un roi embarrassé par ses maîtresses et ses bâtards, des mâles illusionnés partout... Que les hommes ayant atteint ce pinacle du pouvoir ne soient pas capables de ne pas être des nigauds, des niaiseux, sur le plan sexuel, là réside pour lui le scandale. Ne faut-il pas une décadence effroyable pour que la dite sessualité prenne une telle ampleur ? J'ajoute qu'on trouve toujours chez les mémorialistes conséquents, comme chez Casanova, une distanciation quant à la sessualité prétendue universelle et démocratique. Car, à partir du moment où cette dernière devient démocratique, elle devient extraordinairement lourde, comme on peut le constater par son arraisonnement spectaculaire actuel.»

Saint-Simon : De loin le plus grand écrivain français. Philippe Sollers. Propos recueillis par Cécile Guilbert. Le Magazine Littéraire (Janvier 2012)


dimanche 12 octobre 2014

Projet Poubelle-bis (21)

«Ils marchèrent côte à côte. Elle parla de Roberte, elle n'avait jamais connu de femme qui lui ressemblât  en aucune manière, cent questions lui venaient à l'esprit qu'elle posait sans détour. Milan en vint à raconter les premières années de leur amour ; il raconte bien ; les yeux d'Hélène brillaient d'excitation ; il en arriva à la mort d'Octave.
"C'est un crime ! " s'écria-t-elle.
Il ne se défendit pas. Hélène apprit ainsi que le crime est la menue monnaie des grandes passions.

Les mauvais coups. Roger Vailland. Editions du Sagittaire (1948)

samedi 11 octobre 2014

Projet Poubelle-bis (20)

«De même la simple conscience du temps qui passe, si on y attachait vraiment sa pensée, suffirait, de douleur, à rendre fou. Pourquoi ? Ces questions m'ont occupé longtemps, et j'y ai vu le signe que les hommes étaient, ici-bas, désaccordés. As-tu songé à cette merveille inexplicable qu'est le son des instruments, des instruments  à vent par exemple du hautbois. La physique te dira tout ce qu'il faut savoir du son, mais ce bonheur qu'il nous communique et qui bouleverse, d'où vient-il ? La réunion des instruments, les plus divers et qui ensemble produisent des sons, que cela fasse un orchestre je veux bien le comprendre, mais qu'il en résulte le Prélude et la mort d'Iseult qui au seuil même  de ma mort me fait encore pleurer, voilà ce dont aucun physicien ne donnera la loi. Or c'est cela qui m'importe, et je me moque du reste.»

Le Bonheur du jour. José Cabanis. Editions Gallimard(1960)

vendredi 10 octobre 2014

Talens réunis : dictionnaire XVIe siècle (3)

Accointer : fréquenter
Camalercite : caméléon
Celer : dissimuler
Contenné : méprisé
Cousté (ou costé) : côté
Départir : séparer
Encourtiner : entourer de rideaux
Enflambé : enflammé
Entretenement : conversation
Fors : sinon
Fruition : jouissance
Genoil : genou
Hazard : danger
Importable : insupportable
Mettre la paille au devant : prendre les devants
Muable : changeante
Ord : sale
Recordation : souvenir
Recueil : accueil
Refermer hardiment au coureil : refermer le verrou
Saillyr : sortir
Sans mercy : sans pitié
Viduité : veuvage 

mercredi 8 octobre 2014



«Ayant relu Du côté de chez Swann, il est devenu évident que je ne devais pas toucher à cela, qu’il ne fallait pas y toucher. Pourtant, s’il est sacrilège de tourner un film d’après Proust, il est terrible de prononcer cette phrase: non, je regrette, cela ne m’intéresse pas. D’où mon silence. [...] 
Lecture faite, ma conviction était que seul un charcutier accepterait de mettre en scène le salon Verdurin et j’ai appris que, sans vous être inquiétée outre mesure de mon silence, vous aviez justement fait appel à un charcutier, René Clément, lequel, donnant une nouvelle preuve de la vulgarité effrontée qui est la sienne, a sauté sur l’occasion aussi sec.»

Correspondance. Lettre à Nicole Stéphane. François Truffaut.
«On avait connu les paradis de la chair de Titien, Tintoret, Véronèse, Rubens, les constellations de femmes nues offertes aux souverains catholiques. Le monde déraidi, comme dit subtilement Claudel, où passe le souffle de l'esprit, où s'ouvrent les chemins de la nuit obscure et des estuaires du ciel. Les émissions vénitiennes de lumière laser d'un côté, de l'autre les féeries dans le puisard de Bosch ou Bruegel. Cocagnes et tentations.»

Le XIXe siècle à travers les âgesPhilippe Muray. Editions Denoël (1999)

mardi 7 octobre 2014

«Je suis malade, au lit, dans la petite chambre. Une grippe, une angine ? Une vache aussi est malade dans l'étable. On fait venir le vétérinaire. Après qu'on est soigné la vache, le père Baptiste fait monter le vétérinaire dans ma chambre. Il est très grand et très mince, âgé de quarante-cinq ans à cinquante ans, avec sa petite moustache châtain. Il dit que ce n'est pas grave, après avoir regardé ma gorge et prit mon pouls. Il dit à Marie ce qu'il faut faire pour me soigner, puis on l'invite à boire un coup.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

lundi 6 octobre 2014

«La plupart des gens en effet pensent que c'est leur enlever leurs richesses que de les en empêcher d'en faire étalage.»

Vies parallèles : Caton l'AncienPlutarque. Quarto Gallimard (2001)

dimanche 5 octobre 2014

Réminiscence personnelle (1)

«Plus il envoyait de vannes sales plus elles frétillaient, gloussaient ! Moi-même il me bluffait ce qu'il trouvait comme saloperies crues !
- Elles reviendront pas !
Mais si elles revenaient ! enchantées !
Il pouvait me reprocher mes yeux ! mes mains branleuses... Ah le bandit !... des pucelles plein son divan, parfaitement aimables et à poil... et pas des petites gredines morveuses pouilleuses ! Ah pas du tout !... Instruites ! Bonnes manières ! Avec femmes de chambre, autos, chevaux !... et en temps de guerre ! Au fou rire des sottises du Jules ! tortillantes ! pâmées ! et de ces tailles longues, souples nerveuses !... de ces détentes !... j'appréciais n'est-ce pas en médecin !... Des dermes impeccables ! des plans de chairs roses ou mats !... ces jeunesses !... Poser pour Jules à seize ans ! Je crois que tous les lycées y passaient... l'attirance de l'antre... Raspoutin ! Il les punissait ! Qu'elles étaient pas sages !»

Féerie pour une autre fois. Louis-Ferdinand Céline. Editions Gallimard (1995)

samedi 4 octobre 2014

Épiphanie artefactuelle (7)


La nuit

Caresse l'horizon de la nuit, cherche le coeur de jais que l'aube recouvre de chair. Il mettrait dans tes yeux des pensées  innocentes, des flammes, des ailes et des verdures que le soleil n'inventa pas. 
Ce n'est pas la nuit qui te manque, mais sa puissance.

Capitale de la douleur. Paul Éluard. Editions Gallimard (1929)

vendredi 3 octobre 2014

«- De tels hommes, repris-je, seront avides de richesses, à l'instar de ceux des constitutions oligarchiques. Ils développeront une adoration passionnée pour l'or et l'argent, encore qu'il s'agisse d'une adoration occulte, puisqu'ils posséderont des voûtes et des trésors cachés personnels, où ils les garderont secrètement ; ils auront également des maisons, dont l'enceinte leur servira de retranchement à la manière de niches privées, au sein desquelles ils consentiront des dépenses extravagantes pour leurs femmes et la foule de ceux qu'ils choisiront.
- Très juste, dit-il.
- Ils seront donc avares de leurs richesses, parce qu'ils les vénèrent et les possèdent en secret, tout en se montrant prodigues des richesses des autres, qu'ils convoitent. Ils jouissent en cachette de leurs plaisirs et cherchent à échapper aux lois comme des enfants cherchent à échapper à leur père, parce qu'il sont été éduqués sous la contrainte, et non par la persuasion, et cela en raison d'une part de leur négligence de la Muse véritable, la muse qui s'accompagne de discours argumentés et de la philosophie et d'autre part de la priorité qu'ils ont accordée à la gymnastique plutôt qu'à la musique.
- Tu décris une constitution politique, dit-il, qui est un mélange complet de bien et de mal.»

La République. Platon. Flammarion (2002)

jeudi 2 octobre 2014

Tentative d'autoportrait (6)

«Ça fait pas mal de temps que je suis né.
Ça fait, à la fois, très longtemps et ça fait très peu de temps. Je ne suis pas encore arrivé à comprendre ce qui m'est arrivé. Il me reste très peu de temps pour comprendre ce que je n'ai pas encore compris et je ne pense guère pouvoir y parvenir. Je ne suis point parvenu non plus à admettre l'existence et à m'admettre moi-même. Je ne vois rien au-delà de ces êtres et de ces choses qui m'entourent et qui me paraissent des énigmes, ou à peu près. Je m'entends difficilement avec les uns ou les autres, ou pas du tout, ou rarement, puisque je ne m'entends pas avec moi non plus. Les satisfactions que j'ai cherchées pour combler une vie, un vide, une nostalgie et que j'ai obtenues ont réussi parfois, mais si peu, à cacher le malaise existenciel. Elles m'ont distrait mais elles ne peuvent plus le faire. Les douleurs, chagrins, échecs, m'ont semblé toujours plus vrais que les réussites ou le plaisir. J'ai toujours essayé de vivre mais je suis passé à côté de la vie. Je crois que c'est ce que ressentent la plupart des hommes. Je n'ai pas su m'oublier. Pour m'oublier, il faut oublier non seulement ma propre mort, mais oublier que ceux que l'on aime meurent, et que le monde a une fin. L'idée de la fin m'angoisse et m'exaspère. Je n'ai été vraiment heureux que saoul. Hélas, l'alcool tue la mémoire et je n'ai gardé que des souvenirs brumeux de mes euphories. La vie est malheur. Cela ne m'empêche pas de préférer la vie à la mort, exister à ne pas exister, car je ne suis pas sûr d'être une fois que je n'existerai plus. exister étant la seule manière d'être que je connaisse, je m'accroche à cette existence, car je ne puis m'imaginer, hélas, une manière d'être hors de l'existence.»

Journal en miettes. Eugène Ionesco. Mercure de France (1967)

mercredi 1 octobre 2014

«Il faut dire à l'éloge de Laurence et Joan, que l'un et l'autre commencèrent bientôt à apprécier Pnine à sa valeur exclusivement pninienne, et cela en dépit du fait qu'il se manifestait plus comme esprit frappeur que comme locataire. Il fit quelque chose d'irrémédiable à son nouveau radiateur, et, sombrement, déclara que ça n'avait pas d'importance et que, bientôt, ce serait le printemps. [...] Il menait une intrigue passionnée avec la machine à laver de Joan. Bien qu'il lui fût défendu d'en approcher, on l'y reprenait vingt fois par jour. Rejetant toute prudence et tout respect humain, il l'alimentait de tout ce qui était à sa portée, son mouchoir, les torchons de cuisine, un tas de shorts et de chemises apporté en contrebande depuis sa chambre, pour le simple plaisir de regarder par le hublot ce qui semblait être la culbute sans fin d'une bande de dauphins atteints de tournis. Un certain dimanche, se croyant seul, il n'avait pu résister, et, par pure curiosité scientifique, avait tendu à la puissante machine une paire de souliers de toile à semelles de caoutchouc, tachés par l'argile et l'herbe, pour qu'elle jouât avec ; les souliers s'étaient mis en marche, avec un affreux bruit arythmique, pareils à une armée sur un pont, ils étaient revenus semelles en moins, et Joan avait surgi de son petit salon de derrière l'office, et s'était écriée avec tristesse : "Encore Timofei ?" Mais elle lui avait pardonné, et elle aimait rester assise en sa compagnie, devant la table de la cuisine, à manger des noix ou à boire du thé.»

PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)