jeudi 31 décembre 2015

L'Éblouissement des prémisses (incipit 11)

«En boule sur un tabouret bas, dans un coin de cette énorme cuisine de grosses maison bourgeoise, le jeune  Adrien se tenait coi et sembler prêter l'oreille  à quelque chose qui se serait passé dans sa poitrine. Il était tout préoccupé, depuis une heure qu'il était là. Sa mère l'avait fait venir afin de le placer comme garçon de course et, malgré l'heure trop matinale, la pauvre femme commençait à s'inquiéter de l'attitude, à son avis peu convenable que son fils adoptait au moment même où il allait être présenté à ses patrons.
"Dieu qu'il est bourru ! pensait-elle en restant debout pour éviter toute surprise désagréable. Ce garçon n'arrivera jamais à rien."»

La Maison Thüringer. Panaït Istrati. Éditions Gallimard (1969).

La Princesse et le Godelureau

Belle histoire d'amour mi-réelle, mi rêvée...

samedi 26 décembre 2015

«[...], mais lorsqu'elle avait entre les mains un roman dont Diotime lui avait dit que c'était un grand chef-d’œuvre ( c'était ce qu'elle préférait lire), elle n'en comprenait naturellement le déroulement que comme on assiste de très loin, ou dans un pays étranger, à des événements animés ; elle était intéressée, empoignée même par un mouvement qui lui restait incompréhensible, où elle ne pouvait songer à intervenir, et c'était cela qu'elle aimait par-dessus tout.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)
«Quelle manière, pour éveiller l'appétit envers leur leçon, à ces tendres âmes, et craintives de les y guider d'une trogne effroyable, les mains armées de fouets ? Inique et pernicieuse forme. Joint ce que Quintilian en a très bien remarqué, que cette impérieuse autorité, tire des suites périlleuses : et nommément à notre façon de châtiment. Combien leurs classes seraient plus décemment jonchées de fleurs et de feuillées que de tronçons d'osiers sanglants ? J'y ferai portraire la joie, l'allégresse, et Flora, et les Grâces : comme fit en son école le philosophe Speusippus. Où est le profit, que là fût aussi leur ébat. On doit ensucrer les viandes salubres à l'enfant : et enfieller celles qui lui sont nuisibles. C'est merveille combien Platon se montre soigneux en ses lois, de la gaieté  et passetemps de la jeunesse en sa cité : et combien il s'arrête à leurs courses, jeux, chansons, sauts et danses : desquelles il dit, que l'antiquité a donné la conduite et le patronage aux Dieux mêmes, Apollon, aux Muses et Minerve. Pour les sciences lettrées, il s'y amuse fort peu : et semble ne recommander particulièrement la poésie, que pour la musique.»

Les Essais : De l'institution des enfants. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)

lundi 21 décembre 2015

«Pour se nourrir à l'économie en Amérique, on peut aller s'acheter un petit pain chaud avec une saucisse dedans, c'est commode, ça se vend au coin des petites rues, pas cher  du tout. Manger dans le quartier des pauvres ne me gênait point certes, mais ne plus rencontrer jamais ces belles créatures pour les riches, voilà qui devenait bien pénible. Ça ne vaut alors même plus la peine de bouffer.»

Voyage au bout de la nuitLouis-Ferdinand Céline. Éditions Gallimard (1952)

Souvenirs des Talens réunis (2)


Prune Linon et Jeanne Tympa interprétant à deux voix les aventures de la fugue des sœurs Mancini - Marie, femme du Connétable de Naples et Hortense, duchesse de Mazarin- fuyant Rome pour se réfugier en France.

dimanche 20 décembre 2015

«Cela fit ressouvenir Ulrich d'une idée fort douteuse à laquelle il avait cru longtemps et qu'il n'avait pas encore pu extirper de son cerveau : que seul un sénat d'hommes évolués, doués de vastes connaissances, pouvait gouverner le monde. Il est très naturel de penser que l'homme qui, malade, se confie aux soins de médecins spécialisés, plutôt qu'à des bergers, n'a aucune raison, lorsqu'il est en bonne santé, de se faire traiter par des bavards beaucoup moins qualifiés que des bergers, comme c'est le cas dans ses affaires publiques ; c'est pourquoi les jeunes gens, qui s'attachent à l'essentiel, commencent par juger secondaire tout ce qui, dans le monde, n'est ni beau, ni vrai, ni bon, par exemple le ministère des Finances ou, justement, un débat parlementaire. Du moins étaient-ils tels autrefois : aujourd’hui, grâce à l'éducation politique et économique, ils doivent avoir changé.  Mais, alors déjà, quand on avait pris de l'âge et fréquenté assez longtemps ces fumoirs de l'esprit où le monde fume le jambon des affaires, on apprenait à s’accommoder de la réalité.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)
«A quoi je répondis : "Je ne sais. Car dans cette guerre d'usure, où l'on jugeait avoir vaincu utilement si, au prix de mille soldats vigoureux on tuait deux mille ennemis de même valeur, vous aviez, vous, l'armée des civils, une situation favorable ; pour détruire un ennemi vigoureux et propre à la guerre, vous n'aviez qu'à sacrifier qu'un Français inutile. Et l'expérience a fait voir qu'un civil énergique peut livrer de meilleures batailles. Car Albéric Magnard, par exemple, tirant de sa fenêtre jusqu'à l'épuisement de ses munitions, a certainement gagné la guerre pour son compte, détruisant au prix de sa vie, qui avait une valeur militaire nulle, trois ou quatre jeunes combattants, peut être."»

Mars ou la guerre jugée. Alain. Éditions Gallimard (1936)

samedi 19 décembre 2015

Listes de noël 2015


A swedish love story (Les Petites Amoureuses)




S'il est indispensable de voir un film de cette semaine, voici une proposition pour plus tard :

«"Attends, il me dit, le vieux, je vais te montrer une chose étonnante, parce que ça, tu l'as encore jamais vu. Tu vois une goutte d'eau, pure comme une larme, et bien, regarde tout ce qu'il y a dedans, et tu verras que les mécaniciens, bientôt, ils auront percé tous les mystères de Dieu, et nous, toi et moi, ils nous en laisseront plus un seul", c'est ce qu'il m'a dit, je m'en souviens.»

L'AdolescentFédor Dostoïevski. Actes Sud (1998)
«Bien qu'il cédât à l'assoupissement, il sentit que la petite l'enjambait pour s'étendre à ses côtés - et par la suite, il eut la vague impression qu'Emma, ou quelqu'un d'autre, pliait sans relâche une étoffe brillante, la prenait par les coins, la croisait, la lustrait du plat de la main, y ajoutait encore des plis  et à un certain moment il se réveilla au cri perçant d'Emma que Rodion charriait hors de sa cellule.»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)

jeudi 17 décembre 2015

«La question du luxe a mis aux prises deux écoles de morale également extrêmes qui, sous des noms divers, semblent s'être disputé de tout temps l'humanité. L'une est la morale rigoriste : elle voit d'un œil sévère et inquiet les développements de l'industrie ; elle flétrit du nom de décadence ce que la masse humaine qualifie du nom de progrès. L'autre traite le vice avec indulgence, quelquefois avec faveur ; elle ne craint pas de faire reposer la prospérité sociale sur l'extension illimitée des désirs et des fantaisies. L'une de ces écoles dit à l'humanité : "Tu péris, si tu marches !" L'autre la menace de languir et de s'éteindre si elle reconnait qu'une limite quelconque puisse être assignée au mouvement qui l'entraîne. Tous deux lui enjoignent de faire son choix entre la morale et la civilisation.»

L'Instinct du luxe. Henri Baudrillart. Hachette (1878)

dimanche 13 décembre 2015

Réminiscence personnelle (13)

«[...] ; il est vrai que je n'ai cessé de pérorer à tort et à travers sans craindre d'entrer à mon sujet dans des détails oiseux qui n'intéressaient que moi-même, il est vrai que j'ai cherché maintes fois par instinct de comédien à me faire passer pour ce que je ne suis pas, à me prêter des sentiments que je n'ai jamais eu l'occasion d'éprouver ou encore à m'attribuer des actions que j'étais bien incapable d'accomplir pour donner de la saveur à une vie qui n'en avait aucune ;

Oeuvres complètes : Le BavardLouis-René des Forêts. Quarto Gallimard (2015)

samedi 12 décembre 2015

Souvenirs des Talens réunis (1)

Chapeau bas l'artiste ! Sans toi, mon ami, il n' y aurait pas eu de Talens réunis
«L'esprit est donc l'opportuniste par excellence, mais on ne peut le saisir nulle part, et l'on serait tenté de croire qu'il ne demeure de son action que décadence. Tout progrès constitue un gain de détail, mais une coupure dans l'ensemble ; c'est un accroissement de puissance qui débouche dans un progressif accroissement d'impuissance, et c'est une chose à quoi l'on ne peut rien.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)
«Il en était de ces enfants comme des pluies, des fruits, des inondations. Ils arrivaient chaque année, par marée régulière, ou si l'on veut, par récolte ou par floraison. Chaque femme de la plaine, tant qu'elle était assez jeune pour être désirée par son mari, avait son enfant chaque année. A la saison sèche, lorsque les travaux des rizières se relâchaient, les hommes pensaient davantage à l'amour et les femmes étaient prises naturellement à cette saison-là. Et dans les mois suivants les ventres grossissaient. Ainsi, outre ceux qui en étaient déjà sortis il y avait ceux qui étaient encore dans le ventre des femmes. Cela continuait régulièrement, à un rythme végétal, comme si d'une longue et profonde respiration, chaque année, le ventre de chaque femme se gonflait d'un enfant, le rejetait, pour ensuite reprendre souffle d'un autre.»

Un Barrage contre le Pacifique. Marguerite Duras. Gallimard (1950)
«Je possède Laïs, mais je n'en suis pas possédé, et j'ajoute que s'il est beau de vaincre ses passions, et de ne pas se laisser dominer par elles, il n'est pas bon de les éteindre tout à fait.»

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres : Aristippe. Diogène Laërce. Garnier-Frères (1965)

dimanche 6 décembre 2015

«Dans son adolescence à tous égards irrésolue et endolorie, Ada amoureuse  était encore plus agressive et accorte que dans son enfance passionnée déjà jusqu'à l'anomalie. Compulsateur assidu des cas célèbres, le Dr Van Veen ne parvint jamais à ranger Ada, ardente fillette de douze ans, sous la même rubrique qu'aucune des petites anglaises spirituellement heureuses, non délinquantes, non nymphomanes et d'un niveau mental excellent, qui figuraient sur ses fiches (quoiqu'un grand nombre de petites filles de la même veine eussent fleuri - et monté en graine - dans les vieux châteaux de France et d'Estotilande, comme nous l'enseignent tant d'écrits romanesques extravagants et de mémoires séniles)

Ada ou l'ardeurVladimir Nabokov. Librairie Arthème Fayard (1975)

mardi 1 décembre 2015

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (10)

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«Dans son secteur le plus avancé, le capitalisme concentré s'oriente vers la vente de blocs de temps "tout équipés", chacun d'eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a intégré un certain nombre de marchandises diverses. C'est ainsi que peut apparaître dans l'économie en expansion des "services" et des loisirs, la formule du paiement calculé "tout compris", pour l'habitat spectaculaire, les pseudo-déplacements collectifs des vacances, l'abonnement à la consommation culturelle, et la vente de la sociabilité elle-même en "conversations passionnantes" et "rencontres de personnalités". Cette sorte de marchandise spectaculaire, qui ne peut évidemment avoir cours qu'en fonction de la pénurie accrue des réalités correspondantes, figure aussi bien évidemment parmi les articles-pilotes de la modernisation des ventes, en étant payable à crédit.»

La Société du spectacle. Guy Debord. Éditions Gallimard (1992)