samedi 30 avril 2016

«Patti Smith : Je crois que c'est ma manière de me fabriquer des racines, car j'en ai peu. Ma famille n'est pas nombreuse, beaucoup sont partis, beaucoup d'amis et d'amoureux. La maison où je suis née, les lieux où j'ai vécu se sont envolés, ont été démolis et remplacés. Alors, j'ai mes rituels. La première chose que j'ai faite en arrivant à Paris, pour la première fois, en 1969, c'est d'aller voir la statue de Picasso dédiée à Apollinaire dans le square près de l'église Saint-Germain-des-Prés.  
Et à chacun de mes séjours, j'y retourne. J'ai des habitudes partout dans le monde. Mes proches me disent: "Tu n'as pas envie de découvrir de nouveaux endroits?" Mais, pour moi, ce sont de vieux amis à qui je rends visite. Ils sont la preuve d'une sorte d'immortalité ou de permanence. Je préfère marcher sur mes propres pas, suivre mes propres traces plutôt que de m'en faire de nouvelles.»
 
Entretien de Lou Doillon avec Patti Smith. L'Express version numérique (30/04/2016)

Réminiscence personnelle (18)

«Il lut plusieurs fois ces vers à haute voix, d'une voix mélodieuse et pathétique, et il fut enthousiasmé. Au fond de ce poème, il y avait Magda dans la baignoire, et lui le visage pressé contre la porte ; il ne se trouvait donc pas en dehors des limites de son expérience ; mais il était bien au-dessus d'elle ; le dégoût qu'il avait éprouvé de lui-même était resté en bas ; en bas il avait senti ses mains devenir moites de terreur et son souffle s’accélérer ; mais ici, en haut, dans le poème, il était bien au-dessus de son dénuement ; l'épisode du trou de serrure et de sa lâcheté n'était plus qu'un tremplin au-dessus duquel il prenait son essor ; il n'était plus assujetti à ce qu'il venait de vivre, mais ce qu'il venait de vivre était assujetti à ce qu'il avait écrit.»

La Vie est ailleurs. Milan Kundera. Éditions Gallimard (1987)

jeudi 28 avril 2016

Convergence freudienne


Ainsi parlait Zarathoustra  : un livre qui est pour tous et qui n'est pour personne. Friedrich Nietzsche. Editions Gallimard (1971)

lundi 25 avril 2016

«Aujourd'hui où l'on tient pêle-mêle tous les propos imaginables, où les prophètes et les charlatans usent des mêmes tournures à quelques nuances près, nuances qu'un homme occupé n'a pas le loisir d'éplucher, où les rédactions sont importunées quotidiennement par la découverte de nouveaux génies, il est très difficile de mesurer exactement la valeur d'un homme ou d'une idée.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)

dimanche 24 avril 2016

«[II] [1] Souviens-toi de ceci : quand on désire, on veut obtenir l'objet de son désir et quand on refuse, on ne peut pas avoir ce que l'on refuse ; qui manque l'objet de son désir n'est pas heureux et qui obtient ce qu'il refuse est malheureux. Si donc tu refuses seulement ce qui mutile la nature humaine et dépend de toi, tu ne risqueras pas d'avoir ce que tu refuses ; mais si tu refuses la maladie, la mort, la pauvreté, tu seras malheureux.»

Manuel. Épictète. Hatier (2011)

Charmes de la relecture (4)

«Lorsque Zarathoustra fut âgé de trente ans, il quitta son pays, et le lac de son pays, et il s'en fut dans la montagne. Là jouit de son esprit et de sa solitude et dix années n'en fut las. Mais à la fin son coeur changea, - et un matin avant l'aurore, il se leva, face au soleil s'avança, et ainsi lui parlait :
"Oh toi, grand astre ! N'aurais-tu ceux que tu éclaires, lorsque serait ton heur ?
Dix années durant jusques à ma caverne tu es monté ; sans moi, mon aigle et mon serpent, de ta lumière et de ce chemin tu te serais lassé.
Mais chaque matin nous t'attendions, de toi reçûmes ton superflu et de ce don te bénîmes.
De ma sagesse voici que j'ai satiété, telle l'abeille qui de son miel trop butina, de mains qui se tendent j'ai besoin."»

Ainsi parlait Zarathoustra : un livre qui est pour tous et qui n'est pour personne. Friedrich Nietzsche. Éditions Gallimard (1971)

vendredi 22 avril 2016

Les horreurs de la guerre (4)

«On entendait passer le silence avec son petit crépitement électrique. Les morts avaient la figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des trous, paisibles, les mains posées sur le rebord, la tête couchée sur les bras. Les rats venaient les renifler. Ils sautaient d'un mort à l'autre. Ils choisissaient d'abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d'entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue. De temps en temps, ils se passaient la patte dans les moustaches pour se faire propres. Pour les yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes, et ils léchaient le trou des paupières, puis ils mordaient dans l’œil, comme dans un œuf, et ils le mâchaient doucement, la bouche de côté en humant le jus.»

Le Grand troupeau. Jean Giono. Éditions Gallimard (1931)

jeudi 21 avril 2016

La révolution permanente

«Je trichais quand je disais, on ne fait qu’un. Entre deux individus, l’harmonie n’est jamais donnée, elle doit indéfiniment se reconquérir.» 

La Force de l’âge. Simone de Beauvoir. Folio Gallimard (1986)

mercredi 20 avril 2016

«Tocqueville, de son observatoire américain, s'était demandé ce qui faisait "pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme". Il avait fini par répondre que plus les conditions deviennent égales entre les hommes, et plus les individus disparaissent, se noient dans la marée de l'espèce, elle-même mélangée avec l'Univers, lui-même mixé avec Dieu dans un seul Tout, une seule idée aussi immense qu'éternelle.»

L'Empire du Bien. Philippe Muray. Les Belles Lettres (2014)

Réminiscence personnelle (17)

«Ah elle avait toujours rêvé d'un amour où son corps et son âme, la main dans la main, aurait pu vieillir harmonieusement ensemble (oui, tel était l'amour qu'elle avait longuement et par avance contemplé, en le regardant rêveusement dans les yeux) ; elle se trouvait l'âme péniblement jeune et le corps péniblement vieux, et elle avançait dans son aventure comme si elle eût traversé d'un pas tremblant une planche trop étroite , sans savoir que c'était la jeunesse de l'âme ou la vieillesse du corps qui provoquerait la chute.»

La Vie est ailleurs. Milan Kundera. Éditions Gallimard (1987)
«Moi : C'est depuis Le Curé de campagne que l'on vous a étiqueté metteur en scène chrétien ?
Robert Bresson : Oui.
L'égérie : Il y avait tout de même eu avant Les Anges du péché.
Robert Bresson : Ah c'est vrai.
Moi : Et c'est un hasard, une chance ou bien cela correspond à la réalité ? 
Robert Bresson : C'est un hasard. Disons que certaines de mes idées personnelles cadrent avec l'idéal chrétien»

Cet été-là. Marie Cardinal. Nouvelles éditions Oswald (1979)
«Mais il y a pis. Il y a les faibles, qui naturellement paient en sentiments sublimes. Il y a ceux qui ne peuvent s'empêcher de gagner de l'argent, et qui s'excuseront eux-mêmes par un mépris systématique de la nature humaine. Il y a les hommes d'âge, presque tous tristes et sans aucune confiance, toujours portés à supposer le pire et à noircir tout. Au reste je les vois à l'heure ; je n'ai qu'à lire leurs journaux ; tout y est déclamation, aveuglement volontaire, erreurs énormes»

Mars ou la guerre jugée. Alain. Éditions Gallimard (1936)

vendredi 15 avril 2016

L'Éblouissement des prémisses (incipit 19)

«Quand la mère du poète se demandait où le poète avait été conçu, trois possibilités seulement entraient en ligne de compte : une nuit sur le banc du square, un après-midi dans l'appartement d'un copain du père du poète, ou un matin dans un coin romantique des environs de Prague.
Quand le père du poète se posait la même question, il parvenait à la conclusion que le poète avait été conçu dans l’appartement de son copain, car ce jour-là tout avait marché de travers. La mère du poète refusait d'aller chez le copain du père, ils se disputèrent à deux reprises et par deux fois se réconcilièrent, pendant qu'ils faisaient l'amour la serrure de l'appartement voisin grinça, la mère du poète s'effraya, ils s'interrompirent, puis ils se remirent à s'aimer et terminèrent avec une nervosité réciproque à laquelle le père attribuait la conception du poète.”

La Vie est ailleurs. Milan Kundera. Éditions Gallimard (1987)

mercredi 13 avril 2016

L'Éblouissement des prémisses (incipit 18)

«Mon ami André Acquart avait disposé, suspendu, éclairé des poupées fabriquées par une dame étrangère. L'exposition de ces marionnettes avait eu lieu dans une petite galerie de la rue Mouffetard. J'étais à cette époque, tellement occupée par le départ en vacances de mes enfants que je n'avais pas trouvé le temps de m'y rendre.
Un matin, le 28 juin - je le sais précisément car c'est le 29, le lendemain, que mes enfants partaient -, André me convie à un déjeuner organisé en l'honneur de l'artiste qui confectionne ces figurines. Je commence par refuser, puis je me laisse convaincre par André et sa femme qui affirment que cela me changera les idées. Le rendez-vous est fixé à la galerie.»

Cet été-là. Marie Cardinal. Nouvelles éditions Oswald (1979)

samedi 9 avril 2016

«Où il me dégoûtait surtout c'était avec les femmes. La première fois qu'on est venu ici, ça a commencé avec l'Anaïs. Il l'a pas laissé servir un verre sans y faire du boniment. Une petite qui était sur ses quinze ans, à peine, à ce moment-là !
Une fois, elle vient porter du vin à la table derrière nous. Et je voyais qu'il s'était baissé, puis qu'il riait, puis qu'il avait une drôle de pose et qu'il reniflait fort. La petite, elle, restait là. Elle parlait avec ceux qui avaient tapé pour boire ; elle bougeait un peu la hanche comme un jeune arbre. Je voyais bien qu'elle restait plus qu'il fallait. Quand elle a été partie il s'est redressé.
Si des façons ! Une petite de quinze ans ! Mais bon...»

Un de Baumugnes. Jean Giono.Éditions Bernard Grasset (1929)

L'Éblouissement des prémisses (incipit 17)

«Longtemps, j'ai cru m'en tirer sans éclats. J'appartenais à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé. On nous aura donné le plus beau cadeau de la terre : une époque où nos ennemis, qui sont presque toutes des grandes personnes, comptent pour du beurre. Votre confort, vos progrès, nous vous conseillons de les appliquer aux meilleurs systèmes d'enterrements collectifs. Je vous assure que vous en aurez grand besoin. Car, lentement, vous allez disparaître de cette terre, sans rien comprendre à ces fracas, à ces rumeurs, ni aux torches que nous agitons. Voilà vingt ans, imbéciles, que vous prépariez dans vos congrès le rapprochement de la jeunesse du monde. Maintenant vous êtes satisfaits. Nous avons opéré ce rapprochement nous-mêmes, un beau matin, sur les champs de bataille. Mais vous ne pouvez comprendre.»

Le Hussard bleu. Roger Nimier. Librairie Gallimard (1950)

L'Éblouissement des prémisses (incipit 16)

«La grève générale est décrétée à Canton.
Depuis hier, ce radio est affiché, souligné en rouge. Jusqu'à l'horizon, l'océan Indien immobile, glacé, laqué - sans sillages. Le ciel plein de nuages fait peser sur nous une atmosphère de cabine de bains, nous entoure d'air saturé. Et les passagers marchent, à pas comptés, sur le pont, se gardant bien se s'éloigner de trop du cadre blanc dans lequel vont être fixés les radios reçus cette nuit. Chaque jour, les nouvelles précisent le drame qui commence ; il prend corps ; maintenant, menace directe, il hante tous les hommes du paquebot. Jusqu'ici, l'hostilité du Gouvernement de Canton s'était manifestée par des paroles : voici que, tout à coup, les télégrammes traduisent des actes. Ce qui touche chacun, ce sont moins les émeutes, les grèves et les combats de rues, que la volonté inattendue et qui semble tenace comme la volonté anglaise, de ne plus se payer de mots, d'atteindre l'Angleterre dans ce qui lui tient le plus à cœur : sa richesse, son prestige.»

Les Conquérants. André Malraux. Bernard Grasset (1928)

mercredi 6 avril 2016

«En général, quand il s'agit de justifier un double amour, on a d'abord recours aux contrastes. L'une était grande, l'autre petite ; l'une avait quinze ans, l'autre en avait trente. Bref, on tente de prouver que deux femmes qui ne se ressemblent ni d'âge, ni de figure, ni de caractère, peuvent inspirer en même temps deux passions différentes.»

Les Deux maîtresses. Alfred de Musset. Éditions Flammarion (2010)

Suspension du conditionnel

«L’œil, d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l'une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l'autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu'un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement.»

Les Choses : une histoire des années soixante. Georges Perec. René Julliard (1965)

dimanche 3 avril 2016

Liste des émissions des Muses galantes (5)

Cette série d'émissions est remarquable par la biographie de François Couperin qui va profondément influencer les Muses galantes et par la lecture de Christophe Anglade des Lettres Juives de Boyer d'Argens, découverte d'une autre voix entre les Philosophes du Siècle des Lumières et les tenants de l'ordre monarchique établi.
«L'essentiel était de reconquérir la juridiction. Aujourd'hui, l'administration provinciale, ce fondement de la suprématie des sénateurs, tombait sous le coup du jury, de la commission des concussions surtout, à ce point que tout gouverneur de province semblait agir non plus pour le Sénat, mais pour le compte des capitalistes et des marchands. Si l'aristocratie de l'argent allait volontiers vers le pouvoir dès qu'il y avait lutte avec les démocrates, elle se montrait inexorable, et frappait quiconque faisait mine à toucher à son privilège acquis de libre mainmise sur les provinces.»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)
«L'ancien bucheron penche la tête pour mieux entendre. Les mots n'ont jamais été pour lui que des signes dangereusement abstraits, trop difficiles à interpréter, plus traîtres encore que des chiffres. Il n'use, par exemple, que  d'un petit nombre d'entre eux, mais il est au contraire merveilleusement sensible à l'accent, au geste, à ces mille nuances que saisit aussi, avec la même adresse infaillible, le regard attentif des bêtes. Et d'ailleurs, cette fois comme toujours, l'instinct l'a prévenu plus sûrement qu'aucune parole : la présence du père dans sa cabane à cette heure équivaut à un arrêt de mort.»

Monsieur Ouine. Georges Bernanos. Le Castor Astral (2008)

samedi 2 avril 2016

«Nous vivons l'âge du sucre sans sucre, des guerres sans guerre, du thé sans thé, des débats où tout le monde est d'accord pour que demain soit mieux qu'hier, et des procès où il faut réveiller les morts, de vrais coupables jugés depuis longtemps, pour avoir une chance de ne pas se tromper.
Si l'époque se révèle difficile à saisir, c'est à cause de tout ce qu'elle a éliminé de réel, sans arrêter de vouloir nous faire croire à la survie de sa réalité en simili. Il ne va pas rester grand-chose, si ça continue à ce train-là. Tout est certifié hypocalorique, la vie, la mort, les supposées idées, les livres, les conflits "propres" dans le Golfe, l'art, les pseudo-passions, la prétendue information, les émissions.»

L'Empire du Bien. Philippe Muray. Les Belles Lettres (2014)
«Il en sera de la Grande Guerre comme de ces offensives malheureuses au sujet desquelles chaque parti me jette une poussière de documents qui m'aveugle au lieu de m'éclairer. Les affaires humaines, et surtout dans les temps de crise, marchent par d'autres ressorts que ceux que l'on découvre dans les pièces écrites ; les pouvoirs sont bien forts toujours, et toutes les tragédies se nouent et se dénouent par des rencontres, un accent, des gestes, un regard, comme le théâtre nous le fait entendre.»

Mars ou la guerre jugée. Alain. Éditions Gallimard (1936)

vendredi 1 avril 2016

«On entendait passer le silence avec son petit crépitement électrique. Les morts avaient la figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des trous, paisibles, les mains posées sur le rebord, la tête couchée sur les bras. Les rats venaient les renifler. Ils sautaient d'un mort à l'autre. Ils choisissaient d'abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d'entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue. De temps en temps, ils se passaient la patte dans les moustaches pour se faire propres. Pour les yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes, et ils léchaient le trou des paupières, puis ils mordaient dans l'oeil, comme dans un oeuf, et ils le mâchaient doucement, la bouche de côté en humant le jus.»

Le Grand troupeau. Jean Giono. Éditions Gallimard (1931)

Quelques Éléments de la Société du Spectacle (14)

168

«Sous-produits de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d'aller voir ce qui est devenu banal. L'aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garantie de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l'espace.»

La Société du spectacle. Guy Debord. Éditions Gallimard (1992)