mardi 29 avril 2014

Projet Poubelle-bis (12)

«Te rappelles-tu, dit soudain la femme, ce soir récent où tu m'as embrassée en sachant que quelque chose nous séparait ? Une idée m'était venue à cet instant-là, une idée sans aucune importance, mais qui n'était pas toi, et cela me fit mal soudain de savoir qu'elle ne pouvait être toi. J'étais incapable de te le dire, de sorte que d'abord je souris de toi, de savoir que tu l'ignorais en croyant être tout près de moi, puis je n'ai plus voulu te le dire et j'ai été fâchée de voir que tu ne le sentais pas tout seul, de sorte que tes caresses ne me trouvaient plus. Je n'osais pas te prier de me laisser, puisqu'en réalité ce n'était rien, qu'en réalité j'étais près de toi ; et pourtant c'était là, c'était comme une ombre indistincte, l'idée que je pouvais être loin de toi, sans toi. T'est-il arrivé aussi de sentir soudain toutes les choses se dédoubler, pleines et sûres comme on sait qu'elles sont et en même temps pâles, douteuses, effrayées comme si l'autre les considérait en cachette et déjà d'un oeil étranger ? J'aurais voulu te prendre, te ramener de force à moi, puis te repousser et me jeter à terre, à l'idée que cet instant avait été possible....
- Etait-ce donc le jour où... ?
- Oui, le jour où je me suis mise soudain à pleurer sous toi ; tu as cru que c'était par un désir trop intense de faire pénétrer mon coeur plus profond que le tien. Ne sois pas fâché, il fallait que je te le dise, et je ne sais pourquoi, ce n'était qu'une imagination, mais si pénible : je crois que c'est cela qui ma rappelé G. Qu'en penses-tu ?
L'homme avait posé sa cigarette et s'était levé. Leurs regards s'agrippèrent l'un à l'autre; et ils eurent cette oscillation crispée du corps que l'on voit à deux acrobates debout côte à côte sur une corde.» 

Noces. Robert Musil. Editions du Seuil [1972]

dimanche 27 avril 2014

«XXXIII.2 Mais les Thessaliens et les alliés surpassèrent dans leurs décrets tous les honneurs  que l'on peut rendre à la vertu d'un homme, et leur deuil mit encore plus en lumière la gratitude qu'ils éprouvaient pour le héros. Ceux qui avaient assisté à l'événement sans quitter leurs cuirasses, sans détacher leurs chevaux, ni panser leurs blessures, dès qu'ils apprirent sa mort, se précipitèrent, dit-on encore tout chauds du combat et tout armés, devant son cadavre, comme s'il était encore conscient. Ils entassèrent autour de lui les dépouilles des ennemis, rasèrent la crinière de leurs chevaux et se rasèrent eux-mêmes la tête. Beaucoup d'entre eux, en regagnant leurs tentes, n'allumèrent pas de feu et ne préparèrent pas de repas. Dans tout le camp régnaient le silence et l'abattement : on aurait dit qu'au lieu de remporter la plus éclatante et la plus grande des victoires, ils avaient été vaincus et asservis par le tyran. De toutes les cités, à mesure que la nouvelle y parvenait, arrivaient les magistrats, accompagnés des éphèbes, des enfants et des prêtres, pour recevoir le corps : ils apportaient des trophées des couronnes et des armures en or. Au moment où l'on allait procéder aux funérailles, les Thessaliens les plus âgés s'avancèrent et demandèrent aux Thébains la permission de l'ensevelir de leurs mains.»

Vies parallèles : Pelopidas. Plutarque. Quarto Gallimard (2001)
«Honoré lecteur, pardonnez-moi, les affaires du Congo s'arrangent, un peu, empochées les hausses, toutes pleurées les baisses, les enfilées malades au lit, mais aux feuilles, quelle disette de copies !... les journalistes sont à l'affût, raniment, tisonnent les plus évaporés ragots... sautent cravacher leurs vieilles vedettes qu'elles viennent glapir n'importe quoi, secouer la saison, cette torpeur des bars, les casinos à la faillite sous cette pluie qui ne finit pas... moi-même ici si effacé, ne pensez pas qu'on me laisse tranquille, achever tel, miteux pacifique, mes très difficiles derniers jours... foutre que non ! en voilà une  !... en voici un ! en voici dix !... et quelles questions !...»

Rigodon. Louis-Ferdinand Céline. Gallimard (1969)

samedi 26 avril 2014

«Elle lui affirme "...non, c'était la première fois... vous m'avez pris la main si délicatement que j'en étais presque bouleversée. Mais vous ne l'avez pas gardée, et à peine avais-je pu, avant que vous ne l'ayez lâchée, m'apercevoir que vous l'aviez prise... comme en songe. Le salon avait disparu... il disparaît, il fait presque nuit... vous me demandez où nous sommes... comme j'avoue mon ignorance, vous prétendez que nous sommes dans un désert immense...", et lui "il y a beaucoup de déserts dans le monde, en Afrique, en Arabie... et ailleurs, que sais-je ?...", elle "c'est ce que vous affirmiez... en faisant tourner, à nouveau le globe, vous affirmiez que nous tombions toujours dans un désert... nous avons joué trois ou quatre fois ainsi, jusqu'à ce que où les mers, les continents aux trois quart effacés, ne semble plus vous intéresser comme avant, et que vous quittiez le salon.. mais vous aviez raison... je vous voyais marcher dans un désert, sur des dunes aux courbes flottantes, d'un jaune gris de sable et de poussière confondus... Vous avanciez difficilement en trébuchant parfois."»

Les Aventures d'une jeune fille. Jean-Eden Hallier. Editions du Seuil (1963)

Projet Poubelle-bis (11)

«Dans la nuit molle ils eurent une joie à double soc. Alors ils savent ce qu'est le monde pour deux hommes en mouvement.
Bénin roule à gauche, Broudier à droite. Voilà qu'il n'y a plus ni droite, ni gauche. Il y a le côté Bénin et le côté Broudier. 
Le monde se divise en deux parts : celle qui est au-delà de Bénin et dont il est responsable ; celle qui est au-delà de Broudier et qui dépend naturellement de lui.
Mais de Bénin à Broudier un espace  se réserve, hors du monde.»

Les Copains. Jules Romains. Gallimard  (1922)

jeudi 24 avril 2014


Projet Poubelle-bis (10) : années-brouillard

«Il ne me tombait rien, il n'y avait pas du tout d'à coup, sinon que je m'étais assoupie, jouissance et peine mêlées, dans une espèce d'habitude, si inconfortable fût-elle ; je passais des limites, une de plus ; et avec cet exercice je croyais en être quitte, comme un catholique avec la messe dominicale. J'avais, chemin faisant, oublié ce que je savais au départ : que tout cela était inutile mais avec Renaud dormir n'était pas facile : il réveille au fer rouge : lui, durant que je lui sacrifiais tout, continuait de sombrer comme si je ne sacrifiais rien.
Je trouvais dans ce plus-rien-à-perdre l'audace qui me manquait depuis longtemps. Je dis en tremblant : "Pourquoi n'essaies-tu pas de te faire désintoxiquer ?" Puis j'attendis qu'il s'en fût chercher sa brosse à dents et me quittât.
"C'est beau la neige, dit-il. c'est blanc. Vous êtes tous bien bons. Comme si l'alcool était une cause : on l'ôte du bonhomme et fini. Et qu'est-ce que tu crois qu'on retrouve ? Un bonhomme qui va boire, ma jolie, ou son fantôme. Sois donc logique. Fais moi retourner dans le ventre de ma mère. Je ressors tout pur tout blanc comme la première fois. Je marche. Je vois le monde. Et voilà. Mais vous : vous vous comportez comme si ce truc-là était un accident ; l'occasion, l'entraînement : on l'a poussé dans une cuve, et depuis le pauvre.... J'étais seul, mon minet, ce jour-là, seul comme un lampadaire, et sain d'esprit. En possession de toutes mes facultés, qui sont grandes comme tu sais. C'est le jour le plus clair de ma vie. Comme aujourd'hui. Il ne neigeait pas ; il faisait un grand soleil magnifique. Et crois-le bien, je ne regrette même pas : comment regretter la logique ? J'ai ouvert l'oeil. Depuis j'essaie de le refermer. Je ne peux pas. C'est pas me désintoxiquer qu'il faut c'est me crever les yeux. Tu vois je te donne même le truc.
- Ce n'est pas possible. Je ne veux pas ! Je ne veux pas que tu te perdes comme ça."
Je suis prise de fureur. Fureur imbécile. Mais puisque être intelligent ne sert à rien ! J'attrape la bouteille et je l'envoie contre la porte de la salle de bains; Le verre aussi, et tous les verres que je trouve je les jette à terre. Je cherche les bouteilles, comme autant d'ennemis. Je casse celle d'eau de Cologne, celle d'éther. Cette fois c'est de la folie, je ne peux plus supporter un liquide dans un flacon, il y a longtemps que je les hais. Renaud me regarde tranquillement, et quand j'ai fini :
"Tu es con, me dit-il. Con et inutile. Perdus nous sommes tous. Pas perdu c'est encore plus bête. Toi, par exemple tu n'es pas perdue. Tu te retrouves toujours : imperturbablement tu jouis. J'ai tort de dire que ça ne sert à rien  : ça sert à te faire jouir. Tu n'es qu'un con, c'est ce que je disais, un joli con ma foi, et qui aime à se faire pourlécher. Suffisait de déclencher la mécanique, le puritanisme de Madame qui bloquait l'ouverture, la gangue pudique autour du diamant et voilà ouverte la grotte aux trésors, pleine de cris et de somptueuses liqueurs. J'ai déblayé et prospecté un con, ce qui entre nous est plus calé que l'Himalaya, qu'ils disent ce qu'ils veulent, j'ai planté dedans mon beau drapeau ce qui vaut bien celui d'une nation, revêtu de mes armes, verge de sable sur fond de gueules et le travail fini, qu'est-ce que j'ai conquis, un con, et qui a gagné, toi : tu aimes ça, et voilà même que tu en redemandes.»

Le Repos du Guerrier. Christiane Rochefort. Editions Bernard Grasset (1958)

Projet Poubelle-bis (9) : clin d'oeil girardien...

«Il se dit aussitôt : "Tiens, moi aussi je ne puis m'empêcher au passage de prendre ma petite part du sadisme collectif qui s'exerce sur ces personnes. Je comprends maintenant la théorie de Frazer sur l'origine religieuse de la monarchie. Le roi était un bouc émissaire portant à la fois toutes les bénédictions et toutes les malédictions de la communauté. Il en reste quelque chose même dans ce pauvre meublé démocratique."»

Gilles. Drieu La Rochelle. Gallimard (1939)

mercredi 23 avril 2014

Proximité avec "La Princesse et le Godelureau"

«Barbara se montrait incomparable dans la science et l'art du baiser. Je me demandais comment une action aussi délicate, aussi délicieuse, jusqu'à l'insupportable, pouvait avoir une telle durée, à moins d'échapper à l'évaluation ordinaire du temps. Ce qui coulait de sa bouche dans la mienne créait entre deux chairs ainsi réunies une parenthèse d'éternité. Sa langue et sa bouche étaient du temps incarné.»

L'Amant en culottes courtes. Alain Fleischer. Éditions du Seuil (2006)

Épiphanie artefactuelle (4)


Voulez-vous
que je sois un enragé de la viande,
ou bien changeant de ton comme les couleurs du ciel -
voulez-vous
que je sois impeccablement tendre,
un nuage en pantalon au lieu d'un homme charnel ?

Le Nuage en pantalon. Maïakovski. Editions Mille et une nuits (1998)

Apaisement de tensions

«Un jour j'étais à ses côtés et on lui posa la question : Comment te sens-tu Sophocle par rapport aux plaisirs de l'amour ? Es-tu encore capable d'avoir une relation avec une femme ?
Et celui-ci de répondre : Tais-toi, bonhomme, je suis enchanté de m'en être sorti, comme si je m'étais échappé d'un maître enragé et sauvage !»

La République. Platon. Garnier Flammarion (2004)

Projet Poubelle-bis (8)

«Je songe quelquefois que ce repas a déterminé ma vie. Il est vrai que tout s'enchaînait pour me conduire ici. Le désespoir éprouvé depuis la nuit passée chez David à pleurer la mort de la Prairie par-dessus une bouteille de gin ; les avis de l'apoplectique Jerry K. Walker, au bar de Moose Jaw ; et, plus tard, il y aura ce voyage dans le Nord... Mais eussé-je été le denier compagnon de Paul Durand, et le messager de son testament si, ce soir-là, je n'eusse trouvé un inconscient et perfide plaisir à regarder Hannah 0' Molloy, blonde ? 
- Oui, laissez-moi la revoir ainsi... Blonde 
(et dans les cheveux, ce reflet d'or fauve que lui légua un ancêtre roux),
longue,
mince,
et cette peau éblouissante de ses bras et de son cou nu, vierge blancheur, qu'aucun baiser du soleil du soleil ne parvient à déflorer,
rieuse, rieuse aussi, - avec ces dents éclatantes, et ces mains longues, que ni la traite des vaches, ni le lavage des planchers, ni les travaux de l'aiguille n'avaient pu abîmer,
... mais aussi, surtout cette splendeur d'être femme, et de paraître telle devant un homme de la Prairie dont le sang brulait.» 

Un Homme se penche sur son passé. Maurice Constantin-Weyer. Les éditions Rieder (1928)
«XXXI.4 Cependant Marcius ne passa pas cet intervalle dans l'inaction. Il alla porter le ravage et la destruction chez les alliés des ennemis et s'empara de sept grandes cités très peuplées. Les Romains n'osèrent pas les secourir. Leurs âmes étaient en proie à l'hésitation, et leur attitude à l'égard de la guerre ressemblait à celle de gens engourdis et paralysés.»

Vies parallèles : Coriolan. Plutarque. Quart Gallimard (2001)

mardi 22 avril 2014

«Sinon  on ne comprendrait pas que j'insiste sur tel buisson, tel morceau de caillou dont j'avais eu  néanmoins l'occasion de déplorer de n'en avoir pas tenu compte quand il le fallait ...un chêne noueux plusieurs fois centenaire établit, à mon avis, la ligne de démarcation entre deux natures extrêmement contrastées. Derrière, c'est l'intérieur des terres... Devant, ce sont les landes, une dernière colline, à gauche recouverte d'une étincelante toison de genêts, de broussaille rousse... Probablement négligerais-je de signaler que de toutes ces routes une seule subsiste, où la couleur du ciel, des bois, reste à jamais inimitable ; et ne peut être décrite.»

Les Aventures d'une jeune fille. Jean-Edern Hallier. Editions du Seuil (1963)

Projet Poubelle-bis (7) : tentative d'autoportrait (1)

«Sur deux ou trois mille hommes qui habitaient le camp, il put en identifier une vingtaine. Les uns et les autres ne représentaient pas l'élite d'une société, à l'exception d'un grand garçon doux et lettré qui ne fréquentaient personne et passait son temps à lire des ouvrages d'histoire naturelle. Il collectionnait des insectes rares, des lépidoptères et des coléoptères qu'il préparait adroitement avant de les fixer par de longues épingles dans des boites à fond de liège. Cette collection ornait les vitrines d'un marchand de curiosités dans la rue de la Luneta à Tetouan.»

La Bandera. Pierre Mac Orlan. Gallimard (1931)

lundi 21 avril 2014


«Souvent, tandis que je me traînais sur le chemin du retour, l'étui à cigarettes vide, le visage brûlant sous la brise aurorale comme si je venais tout juste de me défaire d'un maquillage de théâtre, chacun de mes pas résonnant douloureusement sous mon crâne, je tournais et retournais dans ma tête le souvenir du misérable petit plaisir que je venais d'éprouver, et je m'étonnais, je m'apitoyais sur moi-même, je me sentais abattu et effrayé. Le sommet de la jouissance amoureuse n'était pour moi qu'un monticule blême dominant une perspective implacable. Pour pouvoir supporter sa vie, un homme a besoin de connaître des moments de vacuité absolu. Or je me sentais perpétuellement exposé et perpétuellement lucide ; même pendant mon sommeil, je ne cessais de m'observer, butant sur l'absurdité de mon existence, perdant la tête devant mon incapacité à jouir un instant de la vie, inconscient de moi-même, enviant le sort de tous ces simples - employés de bureau, révolutionnaires ou commerçants - qui croient à leurs petites occupations et s'y adonnent avec enthousiasme.»

Le Guetteur . Vladimir Nabokov. Gallimard (1968)

dimanche 20 avril 2014

Extrait de l'Éloge du sein des femmes (1)


«C‘était une coutume établie de temps immémorial, de représenter chaque année, dans la semaine sainte, les mystères de la passion. Pour aller au solide, sans s’amuser à la bagatelle, on ne manquait pas, le jour du vendredi saint, d’offrir aux dévots spectateurs une scène burlesque du crucifiement du Sauveur du monde. On choisissait pour cela un jeune homme de la ville, auquel on faisait porter une croix fort pesante, à laquelle on l’attachait avec des cordes au lieu de clous, et dans une nudité presque complète. Je dis presque, parce que l’impudeur n’était pas encore parvenue au point de dévoiler certaines parties qui doivent être cachées. On les voila donc chez notre jeune homme avec une ceinture de papier. Il faut remarquer que le jouvenceau était le corps du monde le mieux formé, le plus vigoureux en apparence, et de la plus belle carrure d’épaules. Et que la même coutume faisait choisir entre les plus belles filles de la ville, trois tendrons qu’on aurait pris pour des Vénus, pour représenter les trois Maries pleurantes, au pied de la croix. On n’avait pas seulement égard aux traits réguliers du visage, ni à la finesse de la taille, on voulait qu’elles fussent encore richement pourvues du grand mobile de la tendresse, je veux dire fournies de tétons à l’Anglaise, que l’on laissait en pleine liberté d’émouvoir la copie du Christ. 
Or, l’année où se passa le fait que je raconte ; le choix fut si bon (les prêtres se connaissent en attraits) que l’on mit sous la croix dans le beau désordre de la douleur, les trois filles les plus ravissantes. On eût pris chacune d’elle pour Vénus, ou toutes trois pour les Grâces. Elles ne furent pas plutôt sous les yeux du crucifié, qu’elles firent miracle, je veux dire que, malgré la situation où il était, et la majesté de son personnage, les trois Maries produisirent l’effet le plus étonnant que puisse peindre la chronique scandaleuse. Notre Hercule galant, posté à l’avantage, avait en perspective une demi-douzaine de tétons capables, par leur systole et leur diastole, de subjuguer la vertu du plus froid anachorète, ce qui occasionna un incident très-comique et très-profane, car le crucifié, au lieu de prononcer du haut de sa croix des paroles dignes de celui qu’il représentait, prononça des turpitudes dignes de l’abolition éternelle d’une cérémonie aussi indécente, et telles en un mot qu’on peut les deviner. Enfin n’y pouvant plus tenir, il ne put s’empêcher de crier : Otez donc de devant mes yeux les trois Maries, ou le papier va crever.»

Eloge du sein des femmes. Mercier de Compiègne. A. Barraud Editeur Libraire (1873)
«Quand vous dites que cet événement oblige le style à réagir en devenant authentiquement révolutionnaire cela m'intéresse de savoir ce que serait un style authentiquement révolutionnaire. La citation de Péguy est celle-ci : "Un mouvement qui prend en soi son point d'appui, qui part de soi-même et rejaillit de soi, qui attaque toujours, qui tient une perpétuelle offensive, qui altère délibérément, qui change. La réalité." Je ne peux pas ne pas être sensible à un mouvement "qui prend en soi son point d'appui". Car il y a, en effet, des moments où la seule solution consiste à ne prendre appui que sur son propre mouvement, en dehors de toute approbation ou groupement social ou idéologique. Il y a des moments comme ça. C'est très beau de voir ça dans la correspondance de Louise Michel et chez la plupart des communards ; ils parlent presque en martyrs chrétiens, il faut bien le dire aussi.»

La Divine comédie : entretiens avec Benoît Chantre. Philippe Sollers. Desclée de Brouwer (2000)
«Chaque matin je m'étonne un peu plus d'en être là, je ne le fais pas exprès. Je me réveille et aussitôt je m'étonne. Alors je me rappelle des choses. J'étais une petite fille comme toutes les autres, rien apparemment ne me distinguait d'elles. A l'époque des cerises, ah, tenez, nous en volions ensemble dans les vergers. Jusqu'au dernier jour nous en avons volé ensemble.»

Le Square. Marguerite Duras. Gallimard (1955)

samedi 19 avril 2014

«... partout où nous nous montrâmes nos tronches depuis presque bientôt trente ans, que ce soit dans les brasiers des villes, on en a fait des douzaines mi-consumées, ou plus que cendres, brides de décombres, de Constance presque en Suisse à Flenburg là-haut en France, mettons Courbevoie ou passage Choiseul ou rue Lepic, toujours bien eu le sentiment que j'aurais jamais dû exister... ni même ici même à Meudon, pourtant infiniment discret, on ne peut plus courtois bien élevé, serviable, si on m'a fait voir ce qu'on pensait...  d'abord par pétitions tambours, et puis plus fort tambouriné, tout ce que murmuré, et puis par disques et haut-parleurs, tout ce que j'étais dans les détails... dix fois Petiot, hyper-Landru... super bougnat, traître à vingt-cinq masques, pornographe à cent organes... oh, sans surprise !... le même, incroyable, à Copenhague, même qu'à Montmartre, même qu'à Zornhof Prusse, même qu'à Honolulu demain... surtout culot de se plaindre ! toutes âmes trempées autour de lui ! héros sublimes : Quos vult perdere ! (pages roses). »

[Quos vult perdere Jupiter dementat : Quand Jupiter veut perdre un homme, il lui ôte la raison.]

Rigodon. Louis-Ferdinand Céline. Gallimard (1969)

jeudi 17 avril 2014

Projet Terramycine 1 : Les points rouges (troisième partie)



Le Beau et l'Utile

«I.1 César voyant à Rome de riches étrangers qui portaient dans leurs bras des chiots et des petits singes et les couvraient de baisers, leur demanda, parait-il, si dans leur pays, les femmes ne faisaient pas d'enfants. C'était là une façon bien militaire de critiquer ceux qui gaspillent, pour des animaux, le penchant naturel à aimer et à nous attendrir que nous portons en nous et que nous devons réserver aux être humains. Or puisque notre âme a également reçu de la nature le désir d'apprendre et de contempler, ne doit-on pas à juste titre blâmer ceux qui en font mauvais usage, qui écoutent et contemplent des réalités indignes de la moindre attention, alors qu'il négligent le beau et l'utile ? Nos sens, qui subissent l'impression de tout ce qui s'offre à eux, sont forcés d'appréhender tous les objets qui se présentent, que cette perception soit utile ou non. Mais quand il s'agit de l'entendement, la nature a donné à chacun , s'il le veut, la possibilité d'en faire usage pour se tourner et se diriger tour à tour, très facilement vers ce qui lui semble bon. Nous devons donc rechercher ce qu'il y a de meilleur, non seulement pour le contempler, mais aussi pour nous nourrir de cette contemplation. La couleur qui convient le mieux aux yeux est celle qui, par son éclat et son agrément avive et recrée le regard ; on doit, de la même manière, offrir à la pensée des spectacles qui la charment et l'attirent vers le bien qui lui est propre.»

Vies parallèles : Périclès. Plutarque. Quarto Gallimard (2001)

mercredi 16 avril 2014

Elitisme

«Quelles que soient les réactions des spectateurs qui vous reprocheront de jouer entre vous, sans se soucier d'eux. Si vous les entendez crier :  Plus fort ! ne leur cédez pas ! Jamais ! Ne pensez pas à les toucher, à les émouvoir ! Ne pensez qu'à la tragédie que tous vos personnages vivent ! Tous sans exception ! Les quelques spectateurs qui seront touchés le seront au coeur et pour longtemps. Même s'il ne représente qu'une minuscule poignée, ma Penthésilée leur est dédiée. Les autres, les professionnels du théâtre, les épiciers, les faux poètes et les charognards, qu'ils retournent croupir dans leurs caravanes ou leurs hôtels cinq étoiles, je les méprise, je les vomis ! Ils n'existent pas !.»

Canines. Anne Wiazemsky. Gallimard (1993)
«Stephen Dedalus observait à travers la vitrine à toile d'araignée les doigts du lapidaire occupés à contrôler une chaîne ternie par le temps. De la poussière entoilait la vitrine et les présentoirs. De la poussière noircissait les doigts affairés aux ongles de vautour. De la poussière dormait sur de ternes torsades de bronze et d'argent, des losanges de cinabre, sur des rubis, pierres lépreuses et vinsombre.
Nées, toute dans la sombre terre véreuse, froides mouchetures de feu, lumières malignes brillant dans les ténèbres. Là où les archanges déchus jetèrent les étoiles de leur front. Boueux, des groins de porc, des mains fouissent et fouissent, les grippent et les arrachent.
Elle danse dans une ombre immonde, aux miasmes d'ail et de résine.. Un marin, tout barberouillé, sirote dans un gobelet du rhum et la lorgne. Un interminable rut silencieux alimenté par la mer. elle danse, cabriole, frétillant de la croupe et de ses hanches de truie, faisant battre son ventre bouffi un oeuf de rubis.»

Ulysse. James Joyce. Gallimard (2004)

mardi 15 avril 2014

[Fragments d'un] Songe d'une nuit d'été





«Le voyageur pose le pied sur le marchepied du wagon lorsque quelqu'un lui saisit l'épaule. Il se retourne et voit un monsieur entre deux âges sur le quai. 
- Monsieur, s'il vous plaît, vous allez sur Prague ? demanda-t-il.
- Oui, à Prague, dit le voyageur.
- Alors, si ça ne vous gêne pas, prenez avec vous ma petite fille, Vendeline. Un employé l'attendra à la gare, à Prague, dit le père en mettant la paume d'une jeune fille d'environ seize ans dans la main du voyageur.
Le chef de gare siffle, la contrôleuse aide la fille à monter sur la plate-forme ouverte du wagon et fait ensuite signe de la main que le train est prêt au départ. Et le chef de gare élève sa lanterne.
Le père court le long des wagons et répète : Vendeline on croise les doigts ! Et quand ce sera fait, envoie tout de suite un télégramme, tu entends ?
- Oui papa, lance Vendeline, j'envoie tout de suite un télégramme. 
Et lorsque le train a dépassé le sémaphore, le voyageur ouvre la porte et, dans un tourbillon d'air, il conduit la fille dans un couloir. Il continue à la tenir par le main sans savoir à quel saint se vouer.»

L'oeil de diamant. dans le recueil de nouvelles Les Palabreurs. Bohumil Hrabal. Albin Michel (1991)

lundi 14 avril 2014

«Elle se tenait là, immobile. Et je découvrais sur son visage toutes les altérations discrètes, de légères rectifications plutôt, qui finiront par tracer à son insu, si elles s'accentuent, le portrait de la jeune fille dont je me plais à supposer une ressemblance de plus en plus parfaite avec celle à qui je songe. Elle n'a rien perdu de la pâleur que je lui ai toujours connue.»

Les aventures d'une jeune fille. Jean-Edern Hallier. Editions du Seuil 10/18 (1963)


dimanche 13 avril 2014

«M. Goliadkine eut ensuite un accès de rage impuissante.  Gémissant et grinçant des dents, il prit à deux mains sa tête brûlante, se laissa tomber sur son billot et se mit à réfléchir à quelque chose... Mais ses pensées tournaient dans sa tête sans s'accrocher à rien. Des visages traversaient sa rêverie, des événements depuis longtemps oubliés revenaient, tantôt vagues, tantôt nets, à sa mémoire, des motifs de chanson stupides le poursuivaient... Sa détresse, son angoisse avaient quelque chose d'irréel. 
Mon Dieu ! Mon Dieu ! pensa notre héros, reprenant un peu conscience et étouffant au fond de lui même une sorte de sourd sanglot, donne-moi la fermeté d'esprit dans l'insondable profondeur de mon malheur ! Je suis fichu, absolument fini... cela, c'est hors de doute, et c'est bien dans l'ordre des choses, il ne peut pas en être autrement.»

Le Double. Fédor Dostoïevski. Gallimard (1969)

samedi 12 avril 2014

Guerre des chatouilles

«C'est alors que me revinrent les gestes d'un  jeu avec ma petite sœur quand je voulais la distraire d'une bouderie ou d'une de des contrariétés qui assombrissent le visage des petites filles : la chatouiller, lui faire des guili-guili comme elle disait en protestant, et pourtant consentante. Lorsque l'humeur maussade résiste à tous les mots pour rire, à toutes les évocations de ce dont on a rit mémorablement dans le passé, il reste cette mécanique mystérieuse qui lance le corps dans le rire envers et contre tout, indépendamment de ce qu'en pense le cœur et la tête (c'était comme les moteurs des vrais Spitfire qu'aucun démarreur n'était assez puissant pour mettre en route et qu'il fallait lancer avec une charge de dynamite). Le corps peut rire tout seul de ce que lui dit, du bout des doigts, un autre corps, et pour écouter cela le corps a ses lieux, ses organes réceptifs aux chatouilles : sous les bras, à la plante des pieds, et puis dans bien d'autres endroits encore, et finalement partout. Le corps est livré aux chatouilles comme à une dépense générale, une démence, sa réceptivité sensuelle et même voluptueuse devient une irritation douce et insupportable, insupportable d'être douce, et le plaisir travesti en souffrance fait rire de son déguisement, jusqu'à ce que le rire lui-même soit submergé par la supercherie : rire aux larmes, pleurer de rire, retrouver l'expression du chagrin dans l'excès d'une joie sans raison, d'une indécence du corps dans le rire quand il s'y livre en égoïste et que la tête et le cœur n'ont aucune raison de se joindre à lui.»

L'amant en culottes courtesAlain Fleischer. Éditions du Seuil Points (2006)

jeudi 10 avril 2014


«Des garnements d'un village voisin étaient allés aux prés fauchés. Alors qu'ils se racontaient à grands bruits leurs histoires, ils avaient aperçu une fille qui sortait d'une meule, toute dépeignée, des brins d'herbe séchés dans les cheveux, une fille qu'aucun d'eux n'avait jamais vue ici. Effarouchée, elle s'était retournée de tous côtés avant de se sauver vers la forêt. Le temps qu'ils aient eu l'idée de lui courir après, ils l'avaient perdus de vue.
A cela s'ajoutait le récit d'une paysanne du même endroit : un après-midi qu'elle vaquait dans la cour, avait surgi une gamine d'une vingtaine d'années, manteau très usé; lui demandant, tête baissée, un morceau de pain. "Où donc vas-tu comme ça ?" avait dit la femme. La jeune fille avait répondu qu'elle avait un long chemin devant elle. " Et tu le fais à pied ? - J'ai perdu l'argent qui me restait" répondit-elle. La paysanne n'insista pas et lui donna du pain et du lait.»

La plaisanterie. Milan Kundera. Gallimard (1985)

mercredi 9 avril 2014

Préfiguration 17/17 (1)

«XXVI Quant au mariage des jeunes filles, il est tout à fait en accord avec l'éducation qu'elles recevaient. Lycurgue leur donnait un époux quand elles étaient mûres et le désiraient vivement, afin que la vie commune, désormais réclamée par la nature, inaugurât l'entente et l'amitié, et non la haine et la crainte qui suivent nécessairement une contrainte contre nature ; il voulait aussi que les corps fussent assez forts pour supporter la grossesse et l'accouchement , car à son avis, le mariage n'avait d'autres buts que la procréation. Les Romains mariaient leurs filles à douze ans, et même plus jeunes. ainsi offraient-elles au mari un corps et un caractère particulièrement intacts et purs. On le voit, une de ces pratiques tient davantage compte de la nature en vue de la procréation, l'autre se soucie plutôt des caractères, en vue de l'entente commune.»

Vies parallèles : Lycurgue. Plutarque. Quarto Gallimard (2001)

mardi 8 avril 2014


«Non vraiment, il n'y a pas de plus beau moment dans l'année que lorsque le mois d'août bat son plein... Et ce, quelle que soit la région où vous vous trouviez... Tenez, par exemple, dans le gouvernement de Smolensk, pour ne citer que  celui-là... Chacun sait que l'été 1928 fut tout à fait exceptionnel : il avait plu en temps voulu au printemps, le soleil donnait sa pleine mesure, la récolte était excellente...
Dans l'ancien domaine des Chérémétiev les pommes mûrissaient, le forêts resplendissaient de verdure, les champs déployaient leur jaune profond en carrés réguliers... Quand à l'homme, c'est un fait, il s'améliore au contact de la nature. Aussi Rokk aurait-il produit une impression moins désagréable qu'en ville. Et puis, il ne portait pas sa détestable veste de cuir. Son visage présentait un hâle cuivré, sa chemise d'indienne déboutonnée laissait voir une poitrine couverte d'une épaisse toison brune, un pantalon de grosse toile complétait son habillement. Et aussi son regard s'était apaisé, adouci.»

Les oeufs fatidiquesMikhaïl Boulgakov. L'Ȃge d'homme (1987)

lundi 7 avril 2014

«Un autre jour, elle me fit dîner avec le chevalier d'Arzigni, homme de quatre-vingt-dix ans qu'on appelait le doyen des petits maîtres, et qui ayant été à la cour de Louis XIV en avait toute la politesse, et en savait les petites histoires. Cet homme m'amusa infiniment ; il mettait du rouge ; sur ses habits on voyait les pompons de son siècle ; il se donna pour tendrement attaché à sa maîtresse qui lui tenait une petite maison où il soupait tous les jours en compagnie des ses amies toutes jeunes et charmantes qui quittaient toutes les sociétés pour la sienne ; mais malgré cela il n'était pas tenté de lui faire des infidélités car il couchait avec elle toutes les nuits. Cet homme aimable malgré que décrépit et tremblotant avait une douceur de caractère et des manières si singulières que j'ai cru vrai tout ce qu'il disait. Sa propreté était extrême. Un grand bouquet à la première boutonnière de son habit composé de tubéreuses et de jonquilles, avec une forte odeur d'ambre qui sortait de sa pommade qui tenait attachés à la tête des cheveux postiches comme ses sourcils, et ses dents exhalaient une odeur extrêmement forte, qui ne déplaisait pas à Mme d'Urfé, mais qui m'était insoutenable. Sans cela je me serais procuré sa société le plus souvent que j'aurai pu.»

Histoire de ma vie. Jacques Casanova de Seingalt. Robert Laffont Bouquins (1993)
«Si certains éprouvent de l'ennui face à l'esprit anglais qui conserve et reproduit dans un temps ralenti, presque arrêté, il me semble que les espaces de cette reproduction, de ce conservatisme, sont moins ennuyeux que ceux de l'esprit français, qui géométrise pour contenir ce qui change, ce qui bouge. L'art de vivre anglais tient beaucoup à un découpage de l'éternité en fines tranches, et à une dégustation du temps comme un vieux pudding, qu'il faut longuement mâcher et déglutir en l'accompagnant de petites gorgées délicatement chargées de théine.»

L'amant en culottes courtes. Alain Fleischer. Éditions du Seuil Points (2006)

dimanche 6 avril 2014

Épiphanie artefactuelle (3)



«Si le jour est passé, si  les oiseaux ne chantent plus, si le vent fatigué retombe, tire au-dessus de moi le voile des ténèbres, ainsi que tu as enveloppé la terre dans les  courtines du sommeil et clos tendrement à la brune les pétales du défaillant lotus.»

L'offrande lyrique. Rabindranath Tagore. Poésie Gallimard (1963)

Ah l'amour !

«Dès leur première rencontre, il l'avait aimée, mais ce sentiment, qui  le submergeait jusque dans ses rêves, avait beau être une passion absolue, il lui manquait néanmoins l'événement décisif qui viendrait l'ébranler, c'est-à-dire la claire prise de conscience que ce qu'il recouvrait, se dupant lui-même, du nom d'admiration, de respect et d'attachement, était déjà pleinement de l'amour, un fanatique, une passion effrénée, absolue. Mais une espèce de servilité en lui réprimait violemment cette prise de conscience : elle lui semblait si lointaine, trop haute, trop distante, cette femme radieuse, ceinte d'un halo d'étoiles, cuirassées de richesses, de tout ce qu'il avait expérimenté de la féminité jusqu'ici. Il aurait ressenti comme un blasphème d'admettre qu'elle aussi était assujettie au sexe et à la même loi du sang que les quelques autres femmes que sa jeunesse d'esclave  lui avait accordées, que cette fille de ferme qui avait  ouvert sa porte au précepteur, juste une fois, curieuse de voir si l'étudiant s'y prenait d'une autre manière que le cocher et le valet, ou que cette couturière qu'il avait rencontrée dans la pénombre des réverbères en rentrant chez lui. Non, là c'était autre chose. Elle irradiait depuis une autre sphère où le désir n'était pas de mises, pure et immaculée, et même le plus passionné de ses rêves n'avait pas la hardiesse de la devêtir. Troublé comme un enfant, il s'attachait au parfum de sa présence, jouissant de chacun de ses mouvements comme d'une musique, heureux de la confiance qu'elle lui témoignait et constamment effrayé à l'idée de trahir si peu que ce fût quelque chose du sentiment excessif qui l'agitait : sentiment qui n'avait pas encore de nom, mais qui s'était constitué depuis longtemps et s'attisait à demeurer tapi.»

Le voyage dans le passé. Stefan Sweig. Bernard Grasset (2008)

vendredi 4 avril 2014

«Le sol en effet est moins sain, moins fertile à Rome que dans le voisinage des autres anciennes localités du Latium. La vigne et le figuier n'y prospèrent point : les sources vives y sont rares et maigres.  [...] De plus le territoire était exposé aux fréquentes inondations du fleuve, qui, grossi par les torrents descendus de la montagne dans la saison des pluies, n'avait point un écoulement suffisamment rapide vers la mer, et, refluant alors dans les vallées et les dépressions de terrain entre les collines, y formait de nombreux marais. Cette région n'offrait par elle-même aucun attrait à l'émigrant, et les anciens eux-mêmes reconnaissent que si la colonisation est venue s'établir sur ce sol malsain et infertile, elle ne s'y est point spontanément et naturellement portée ; qu'il a, en un mot, fallu la nécessité ou un motif spécial et impérieux pour déterminer la fondation de Rome. La légende aussi semble témoigner de l'étrangeté du fait : de là, la fable de la construction de la ville par une bande de transfuges venus d'Albe sous la conduite de deux princes de race royale, Romulus et Rémus. Ne faut-il point voir, dans ce conte, l'effort naïf de l'histoire primitive essayant d'expliquer l'établissement singulier de Rome en un lieu aussi peu favorisé par la nature, et voulant en même temps rattacher les origines romaines à l'antique métropole du Latium ?»

Histoire romaine Livre I à IV : Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civilesTheodor Mommsen. Bouquins Robert Laffont (1985)

jeudi 3 avril 2014

Projet Terramycine 1 : Les points rouges (deuxième partie)



«Aurore méritait bien son prénom. Ses longs cheveux bouclés d'un blond presque roux, sa peau dorée, ses yeux en amande, sa bouche charnue qui s'ouvrait  sans arrêt sur des dents étincelantes, faisaient d'elle la plus lumineuse des adolescentes. Consciente de l'admiration qu'elle suscitait, elle s'efforçait de charmer encore et encore plus. Gentiment, ouvertement en s'appliquant. Son père la couvait des yeux. A plusieurs reprises durant le repas, il avait sollicité son avis et elle l'avait donné avec un naturel déconcertant. Elle ne le regardait pas précisément, distribuait de façon équitable paroles et sourires. Mais tout ce qui émanait d'elle s'adressait à lui, réclamait son approbation. Au point qu'une conversation générale s'amenuisait vite jusqu'à devenir un duo. Aurore, lorsqu'elle s'en rendait compte -et cela ne tardait pas car rien autour de cette table n'échappait à sa perspicacité, se tournait alors vers les autres.»

Marimé. Anne Wiazemsky. Gallimard (1991)

mercredi 2 avril 2014

«Je pense que toute nation adulte se doit d'examiner son passé. Plusieurs interprétations des causes de la guerre sont possibles, mais il faut aller au-delà du simple constat que la première guerre mondiale fut une chose atroce. Si l'on veut que nos enfants comprennent pourquoi cette catastrophe a eu lieu, il faut être prêt à débattre des origines de la guerre. Si c'est pour aller dans un cimetière et se lamenter sur le sort des victimes, alors les commémorations n'auront servi à rien. Je trouve cela déprimant que la France soit si réticente à engager un débat sur les responsabilités de la guerre. Apparemment, les historiens français n'ont absolument pas envie de s'aventurer sur ce terrain. Il me semble qu'il y a une grande peur de réveiller les hostilités avec l'Allemagne.»

Catastrophe 1914: Europe Goes to war. Max Hastings. Knopf (2013)

Projet Poubelle-bis (6)

«De hauts et vifs motifs, de grandes et petites raisons faisaient accourir tous ces gens-là au rendez-vous sur la montagne, mais chacun d'eux répondait à l'appel de la rébellion que tout homme normal entend au moins une fois dans sa vie, ne serait-ce que sur les bancs de l'école, quand la faction des chahuteurs et des cancres tient le maître en échec à coups de fléchettes en papier à l'exemple des Thraces révoltés contre Darius, ou de pistolet à pomme de terre à l'instigation des petits illustrés qui circulent sous le capuchon comme les tracts de l'insurrection multicolore et sans fin. Le camp des rebelles est toujours très séduisant, plein de musique étrange et de mots de passe inouïs. Il faut en profiter : on sait bien que les insurgés de la veille sont les réguliers du lendemain et inversement ; la civilisation doit beaucoup à cet ingénieux système de relais. Il s'agit de trouver la bonne cadence ; l'homme toujours en règle est un peu suspect et l'éternel séditieux nous ennuie. En principe, la nature humaine nous invite à commencer par la rébellion pour finir dans l'ordre, mais, en fait, il y a toujours beaucoup d'adultes et pas mal de vieux dans le camp des insurgés. Le vieillard saisi par la rébellion n'a son pareil pour l'ardeur au jeu, et c'est lui en tout cas, qui fait les meilleures sentinelles. On revient toujours à cette idée de jeu, au sens le plus puéril. Mais pour défendre une idée il faut être joueur, d'abord. Le principal ressort, c'est toujours le jeu, et il faut bien avouer que nous étions tous là, plus ou moins, même les grands en gabardine, pour essayer de revivre des impressions de colonies de vacances. L'adulte est un enfant dégénéré, évidence biologique, et les vrais grands hommes sont des enfants qui ont réussi à durer. Tout compte fait, notre commune et tacite raison, c'était de retrouver les vieux sentiers d'école buissonnière et de s'y payer une bonne partie entre copains. Pour le plaisir de jouer une partie de garçons. Et si quelques-uns devait y laisser leur peau, les graveurs d'épitaphes ne se trompaient pas beaucoup en inscrivant sur eux : "Morts au champ d'honneur et en partie de plaisir", coïncidence nullement désobligeante.»

Bande à part. Jacques Perret. Gallimard (1951)

mardi 1 avril 2014

La PBF tous les mercredis à 19H sur Radio-radio 106.8 Mhz (Toulouse) et sur www.radio-radio.net avec possibilité de télécharger le podcast pour ceux qui ont piscine le mercredi...

Projet Poubelle-bis (5)

«"... Un homme tel que ce G., comment crois-tu qu'il se voie ? demanda la femme qui poursuivit, presque comme pour soi, tant elle était absorbée : Il séduit des enfants, il incite de jeunes femmes à se prostituer. Ensuite le voilà qui sourit, debout, considérant d'un oeil fasciné la faible flamme d'érotisme qui vacille quelque part au fond de lui. Crois-tu qu'il pense mal agir ?
- S'il le pense ?... Peut être ; ou peut être non, répondit le mari. Je ne sais si l'on peut poser la question ainsi à propos de tels sentiments.
- Moi je crois... dit la femme, et il apparaissait maintenant qu'elle ne parlait nullement de ce personnage  fortuit mais de quelque chose de précis qui se faisait jour déjà pour elle derrière lui..., je crois qu'il pense  bien agir."
Alors, pendant un instant, leurs pensées glissèrent sans bruit côte à côte, puis de nouveau, très loin, resurgirent en mots. Ce fut néanmoins comme s'ils se tenaient encore les mains sans parler et que tout fût dit déjà.»

Noces. Robert Musil. Seuil (1957)