dimanche 10 août 2014

Talens réunis : textes (3)



«Voici donc le Sénateur Grimani assis sur le devant de sa loge, dans le théâtre qui porte son nom, l'une des dix salles d'opéra que Venise, folle de musique, droguée de voix et de chant, toujours en manque de rêves et, depuis qu'elle n'est plus la maîtresse des mers, toujours en mal de chimères, s'est construites au XVIIe siècle pour étancher sa soif de beauté et de magie. Le Sénateur y est chez lui. D'ailleurs tout le théâtre lui appartient : c'est son père qui l'a fait bâtir, et lui-même l'a fait décorer à neuf, il y a quelques mois à peine. Il a fait repeindre les cloisons, redorer les lambris et la petite balustrade sur laquelle il pose le bout des doigts, et son fauteuil à haut dossier. Derrière lui, sur des tabourets, sont assises cinq ou six personnes, dont deux dames, chacune flanquée d'un jeune gentilhomme debout un peu en retrait. Tout au fond de la loge, à côté d'un gros petit abbé en perruque blanche, se tient Sandro, debout aussi, dans la pénombre. Je devine, aux légers brasillements des boutons de son habit chaque fois qu'il esquisse un mouvement, qu'il a dépensé ses dernières pistoles chez un tailleur. Il tient les bras croisés sur sa poitrine, son tricorne sous le coude, et regarde devant lui le profil du Sénateur.»

Stradella. Philippe Beaussant. Editions Gallimard (1999)

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