samedi 9 août 2014

Talens réunis : textes (2)



«Charroselles ne voulut point passer pour auteur, quoique ce fût la seule qualité qui le rendît recommandable, et qui l'eût fait connoître dans le monde. Je ne sais si quelque remords de conscience des fautes de sa jeunesse lui faisoit prendre ce nom à injure ; tant y a qu'il vouloit passer seulement pour gentilhomme, comme si ces deux qualités eussent été incompatibles, encore qu'il n'y eût pas plus de trente ans que son père fût mort procureur. Il s'étoit avisé de se piquer de noblesse dès qu'il avoit eu le moyen d'atteler deux haridelles une espèce de carrosse toujours poudreux et crotté. Ces deux Pégases (tel fut leur nom pendant qu'ils servirent à un nourrisson du Parnasse) ne s'étoient point enorgueillis, et n'avoient la tête plus haute ni la démarche plus fière que lorsqu'ils labouroient les plaines fertiles d'Aubervilliers. Leur maître les traitoit aussi délicatement que des enfants de bonne maison. Jamais il ne leur fit endurer le serein ni ne leur donna trop de charge ; il eût presque voulu en faire des Bucéphales, pour ne porter, ou du moins ne traîner que leur Alexandre. Car il étoit toujours seul dans son carrosse ; ce n'est pas qu'il n'aimât beaucoup la compagnie, mais son nez demandoit à être solitaire, et on le laissoit volontiers faire bande à part. Quelque hardi que fût un homme à lui dire des injures, il n'osoit jamais les lui dire à son nez, tant ce nez étoit vindicatif et prompt à payer. Cependant il fourroit son nez partout, et il n'y avoit guère d'endroits dans Paris où il ne fût connu. Ce nez, qu'on pouvoit à bon droit appeler Son Eminence, et qui étoit toujours vêtu de rouge, avoit été fait en apparence pour un colosse ; néanmoins il avoit été donné à un homme de taille assez courte. Ce n'est pas que la nature eût rien fait perdre à ce petit homme, car ce qu'elle lui avoit ôté en hauteur, elle le lui avoit rendu en grosseur, de sorte qu'on lui trouvoit assez de chair, mais fort mal pétrie. Sa chevelure étoit la plus désagréable du monde, et c'est sans doute de lui qu'un peintre poétique, pour ébaucher le portrait de sa tête, avoit dit : 

On y voit de piquants cheveux, 
Devenus gras, forts et nerveux, 
Hérisser sa tête pointue, 
Qui, tous mêlés, s'entr'accordans, 
Font qu'un peigne en vain s'évertue 
D'y mordre avec ses grosses dents. 

Aussi ne se peignoit-il jamais qu'avec ses doigts, et dans toutes les compagnies c’étoit sa contenance ordinaire. Sa peau étoit grenue comme celle des maroquins, et sa couleur brune étoit réchauffée par de rouges bourgeons qui la perçoient en assez bon nombre. En général il avoit une vraie mine de satyre. La fente de sa bouche étoit copieuse, et ses dents fort aiguës : belles dispositions pour mordre. Il l'accompagnoit d'ordinaire d'un ris badin, dont je ne sais point la cause, si ce n'est qu'il vouloit montrer les dents à tout le monde. Ses yeux gros et bouffis avoient quelque chose de plus que d'être à fleur de tête. Il y en a qui ont cru que, comme on se met sur des balcons en saillie hors des fenêtres pour découvrir de plus loin, ainsi la nature lui avoit mis des yeux en dehors, pour découvrir ce qui se faisoit de mal chez ses voisins. Jamais il n'y eut un homme plus médisant ni plus envieux ; il ne trouvoit rien de bien fait à sa fantaisie. S'il eût été du conseil de la création, nous n'aurions rien vu de tout ce que nous voyons à présent. C'étoit le plus grand réformateur en pis qui ait jamais été, et il corrigeoit toutes les choses bonnes pour les mettre mal. Il n'a point vu d'assemblée de gens illustres qu'il n'ait tâché de la décrier ; encore, pour mieux cacher son venin, il faisoit semblant d'en faire l'éloge, lorsqu'il en faisoit en effet la censure, et il ressembloit à ces bêtes dangereuses qui, en pensant flatter, égratignent : car il ne pouvoit souffrir la gloire des autres, et autant de choses qu'on mettoit au jour, c'étoient autant de tourments qu'on lui préparoit. Je laisse à penser si, en France, où il y a tant de beaux esprits, il étoit cruellement bourrelé. Sa vanité naturelle s'étoit accrue par quelque réputation qu'il avait eue en jeunesse, à cause de quelques petits ouvrages qui avoient eu quelque débit. Ce fut là un grand malheur pour les libraires; il y en eut plusieurs qui furent pris à ce piège, car, après qu'il eut quitté le style qui étoit selon son génie pour faire des écrits plus sérieux, il fit plusieurs volumes qui n'ont jamais été lus que par son correcteur d'imprimerie. Ils ont été si funestes aux libraires qui s'en sont chargés, qu'il a déjà ruiné le Palais et la rue Saint-Jacques, et, poussant plus haut son ambition, il prétend encore ruiner le Puits-Certain. Il donne à tout le monde des catalogues des livres qu'il a tout prêts à imprimer, et il se vante d'avoir cinquante volumes manuscrits qu'il offre aux libraires qui se voudront charitablement ruiner pour le public. Mais comme il n'en trouve point qui veuille sacrifier du papier à sa réputation, il s'est avisé d'une invention merveilleuse. Il fait exprès une satire contre quelque auteur ou quelque ouvrage qui est en vogue, s'imaginant bien que la nouveauté ou la malice de sa pièce en rendront le débit assuré; mais il ne la donne point au libraire qu'il n'imprime pour le pardessus quelqu'un de ses livres sérieux. Avec ces belles qualités, cet homme s'est fait un bon nombre d'ennemis, dont il ne se soucie guère, car il hait tout le genre humain ; et personne n'est ingrat envers lui, parce qu'on lui rend le réciproque. Que si c'étoit ici une histoire fabuleuse, je serois bien en peine de savoir quelles aventures je pourrois donner à ce personnage : car il ne fit jamais l'amour, et si on pouvoit aussi bien dire en françois faire la haine, je me servirois de ce terme pour expliquer ce qu'il fit toute sa vie.»

Le Roman Bourgeois. Antoine Furetière. Editions Gallimard (1981)

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