mardi 12 août 2014

Talens réunis : textes (5)



«Enfin, après avoir pris du côté de France, toutes les précautions que la prudence humaine peut suggérer, nous envoyâmes une barque nous attendre a Civita-Vecchia ; et un beau jour de mai, M. le Connétable ayant dit à dîner, qu'il allait à douze milles de Rome voir un de ses haras et qu'on ne l'attendît pas le soir s'il demeurait trop à revenir, ma soeur voulut absolument partir, quoique nous n'eussions encore rien de prêt. Nous dîmes que nous allions à Frescati, et nous montâmes dans mon carrosse avec un de ses femmes et Nanon habillées en hommes comme nous, avec nos habits de femmes par-dessus. Nous arrivâmes à Civita-Vecchia à deux heures de nuit, que tout était fermé ; si bien que nous fûmes contraintes de nous enfoncer dans le plus épais du bois, en attendant qu'on eût trouvé notre barque. Mon valet de chambre qui avait été seul de tous mes gens assez résolu pour nous conduire, ayant couru longtemps inutilement pour la chercher, en loua mille écus une autre qu'il rencontra par hasard. Cependant mon postillon, s'impatientant de n'avoir point de nouvelles, monta sur un des chevaux du carrosse et fut si heureux qu'à la fin il trouva la nôtre. Il était bien nuit quand il revint ; il nous fallut faire cinq milles à pied pour y aller, et nous nous embarquâmes enfin à trois heures sans avoir ni bu ni mangé depuis Rome. Notre plus grand bonheur fut d'être tombées entre les mains d'un patron également habile et homme de bien. Tout autre nous aurait jetées dans la mer après nous avoir volées ; car il vit bien que nous n'étions pas des gueuses Il nous le disait lui-même : ses bateliers nous demandaient, si nous avions tué le pape ? Et pour ce qui est d'être habile, il suffit de vous dire qu'ils firent canal à cent milles de Gênes. Au bout de huit jours, nous débarquâmes à la Ciotat en Provence, à onze heures du soir. De là, nous fûmes à cheval à Marseille pour cinq heures du matin où nous trouvâmes les ordres du Roi et le passeport chez l'intendant.
M. le Connétable, par le plus grand bonheur du monde, fut trois jours hors de Rome, et ne se défia de la vérité que fort tard. Il n'est point de contes si horribles qu'on ne fit de nous, jusqu'à dire que nous étions allés en Turquie, et il fut contraint d'obtenir du pape une excommunication contre tous ceux qui en parleraient. Il fit partir quatorze courriers par autant de routes différentes dont l'un fit si belle diligence, qu'il arriva avant nous à Marseille. Il y arriva aussi un peu après un homme à lui, de cette sorte d'homme qu'on appelle en Italie des bravi. Mon valet de chambre était allé je ne sais où se préparer à partir pour la Cour, où ma soeur l'envoya et nous étions nous quatre femmes toutes seules de notre compagnie dans le cabaret même où cet homme vint loger. Nanon, qui l'aperçut la première, le reconnut d'abord. Elle nous donna l'alarme bien chaude. Nous fîmes demander des gardes à l'intendant ; il nous en envoya sur-le-champ. Mon valet de chambre revint de la ville ; et le bravo, après nous avoir parlé fort honnêtement pour nous exhorter à retourner à Rome, partit sur-le-champ pour y retourner lui-même, avec une belle lettre de ma soeur pour son maître.
Cette aventure nous fit aller loger chez l'intendant ; et peu de jours après à Aix, où nous demeurâmes un mois, et où Madame de Grignan eut la charité de nous envoyer des chemises, disant que nous voyagions en vraies héroïnes de roman, avec force pierreries, et point de linge blanc. Nous fûmes ensuite à Mirabeau, puis à Montpellier, où ma soeur voulut aller voir M. de Vardes, et à Monfrein, où j'appris que Polastron était en chemin, sous prétexte de venir faire compliment à ma soeur de la part de M. Mazarin ; mais en effet, pour me faire arrêter avec son malheureux arrêt. Je me retirai seule au Vivier pour le laisser passer : il ne s'arrêta point près de ma soeur quand il ne m'y trouva pas ; il passa outre, croyant m'attraper, et que j'étais retournée en arrière ; mais il s'éloignait au lieu de me suivre.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires d'Hortense Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)

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