vendredi 15 août 2014

Talens réunis : textes (6.2)



«Cependant nous nous retirâmes dans le fond d'un autre petit bois qu'il y avait proche du chemin royal, d'où nous envoyâmes Pelletier pour chercher notre barque, ou pour en louer une autre si la première ne se trouvait pas. Le soleil qui était alors dans la plus grande ardeur, et qui m'avait brûlé la tête pendant cinq heures entières, une abstinence forcée de vingt-quatre heures, et, plus que tout cela, le déplaisir de n'avoir aucune nouvelle de notre barque, me mirent dans un tel chagrin que je dis à ma soeur que je voulais m'en retourner, et qu'il n'y avait pas plus de danger de perdre la vie à Rome, de quelle manière que ce fût, que de mourir de faim où nous étions. Mais ma soeur, qui est la femme du monde de la meilleure humeur et de la plus grande patience, tâcha de me consoler avec ses raisons, ajoutant que si, dans une demi-heure, nous n'avions pas quelque nouvelle favorable, elle ferait tout ce que je voudrais. Je me résolus d'attendre tout le temps qu'elle disait, quand un moment après, nous entendîmes le bruit d'un cheval qui venait vers nous au galop, ce qui, joint aux troubles de mon âme et à la crainte que j'avais que ce fussent des gens qui venaient pour nous saisir, mit ma constance à bout. Alors ma soeur, armée de deux pistolets et résolut à tuer le premier qui se présenterait à elle, sortit de ce bois, et, s'avançant pour voir ce que c'était, elle reconnut notre postillon, qui sans nous rien dire était allé chercher la barque. De manière que mes craintes s'évanouirent, et que ma joie revint, en apprenant de ce garçon que notre barque n'était pas loin de là. Sur quoi, ayant d'abord chargé nos malles, qui n'étaient ni grandes ni de grands poids, nous nous mîmes en chemin dans la plus grande ardeur du soleil et dans une plaine qui n'offrait à nos yeux que des sauterelles. L'infatigable Madame Mazarin, allongeant toujours le pas, allait fort devant, et, pour la pouvoir suivre, il fallait que je me reposasse de temps en temps, la faim, la soif la lassitude et la chaleur m'ayant réduite en un extrémité que je fus obligée de prier un laboureur que nous rencontrâmes, et qui travaillait dans ce champ, de me porter seulement quelques cent pas jusqu'à la mer, lui disant qu'en chassant, j'avais perdu mes gens, car nous avions changé d'habits ma soeur et moi dans le carrosse. Ce paysan en fit quelque difficulté au commencement, mais persuadé à la fin par quelques pistoles, que je joignis à mes prières, il me porta entre les bras jusqu'au lieu où était ma soeur. Et, presque en même temps, Pelletier arriva qui nous dit qu'il avait arrêté une autre barque moyennant mille écus, mais qu'à la vérité, il n'était pas content de la physionomie du patron ni celle des mariniers, et qu'ils lui paraissaient tous des canailles. A quoi nous lui répondîmes que la fortune en avait mieux disposé, ayant permis que le postillon eût trouvé la première et qu'il était  allé devant. Pelletier n'eut pas moins de joie  que nous d'une si heureuse aventure, parce qu'il avait fort bonne opinion de ce patron. Et enfin, moitié à pied, moitié entre les bras du laboureur, j'arrivai sur le bord de la mer, où nos filles nous joignirent peu de temps après. Mais la première ni la seconde barque ne paraissant pas, et voyant nos espérances, si malheureusement trompées, je demeurai inconsolable. Ma soeur, qui n'était pas moins touchée que moi d'un succès si contraire, dissimulait sa douleur pour ne pas augmenter la mienne. L'unique secours que nous trouvâmes en cette fatalité, ce fut, après nous être un peu reposées sur la paille, que nous trouvâmes dans une cabane, d'envoyer Pelletier, pour la seconde fois, chercher notre barque, pendant que je priai, en mon particulier, le laboureur de m'aller chercher un peu d'eau. Un quart d'heure après, Pelletier revint, qui changeant de contenance, nous dit, d'une voix troublée, que nous étions perdues et qu'on venait après nous.  J'étais devenue si insensible de la lassitude où j'étais, que cette nouvelle ne fit aucune impression sur mon esprit. Mais ma soeur le pressant fortement de nous dire la vérité, et connaissant à la manière de l'assurer, que cela n'était pas, elle lui dit, d'un air un peu en colère, qu'il parlât sérieusement, et alors il répondit que c'était seulement pour nous faire peur, dont il fut fort querellé par ma soeur, qui lui dit qu'il n'était pas temps de railler. Nous fûmes ensuite où était notre barque, et, avec la première, nous trouvâmes encore la seconde dans laquelle le patron et les mariniers voulaient que nous embarquassions. Mais Pelletier m'ayant donné de meilleures informations du patron de la première, j'entrais d'abord dans la sienne sans me mettre en peine des crieries des autres ; et ainsi ma soeur et nos filles ayant fait la même chose, les autres mariniers commencèrent à nous menacer, et à vouloir empêcher de partir : de sorte que nous fûmes obligées de leur faire quelque libéralité pour avoir la paix et nous tirer d'un pas si dangereux.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires de Marie Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)

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