mardi 26 août 2014

Talens réunis : textes (8.2)



«Cependant Nicodème, qui ne savoit rien de ces nouveaux incidents, alla le soir même voir Javotte, sa vraie maîtresse, et ayant mis des canons blancs, s'étant bien frisé et bien poudré, il y arriva en chaise, fort gai, retroussant sa moustache et gringottant un air nouveau. Il rencontra dans la salle la mère et la fille, toutes deux bourgeoisement occupées à ourler quelque linge pour achever le trousseau de l'accordée. Le froid accueil qu'elles lui firent le surprit un peu, et, commençant la conversation par l'ouvrage qu'elles tenoient : Certes, ma bonne maman, lui dit-il, votre fille vous aura bien de l'obligation, car je me doute bien que ce linge à quoi vous travaillez est pour elle. La prétendue belle-mère lui répondit assez brusquement : Oui, monsieur, c'est pour elle ; mais il vous passera bien loin du nez, je vous trouve bien hardi de venir encore céans, après nous avoir voulu affronter. Là, là, ma fille est jeune et ne manquera pas de partis ; nous ne sommes pas des personnes à aller plaider à l'officialité pour avoir un gendre. Allez trouver votre maîtresse à qui vous avez promis mariage ; nous ne voulons pas être cause qu'elle soit déshonorée. Nicodéme, encore plus étonné, jura qu'il n'avoit aucun engagement qu'avec sa fille. Vraiment (reprit aussitôt la procureuse), il nous en feroit bien accroire si nous n'avions de quoi le convaincre ; et, appelant la servante, elle lui dit : Julienne, allez quérir un papier là-haut sur le manteau de la cheminée, que je lui fasse voir son bec jaune. Quand il fut apporté : Tenez (dit-elle), voyez si je parle par cœur ! Nicodéme pensa tomber de son haut en le lisant, car il connoissoit le cœur de Lucrèce, et il ne pouvoit concevoir qu'une si fière personne voulût plaider à l'officialité pour avoir un mari. Il savoit qu'elle n'avoit reçu la promesse qu'en riant et sans fonder sur cela aucune espérance ni dessein de mariage ; aussi n'en avoit-elle point parlé depuis, de sorte qu'il s'imagina que cela n'étoit point fait par son ordre ; il dit donc à sa belle-mère : Voilà une pièce que quelque ennemi me joue ; s'il ne tient qu'à cela, je vous apporte dès demain une main levée de cette opposition par-devant notaires. 

Je n'ai que faire (répondit-elle) de notaires ni d'avocats ; je ne veux point donner ma fille à ces débauchés et à ces amoureux des onze mille vierges. Je veux un homme qui soit bon mari et qui gagne bien sa vie. 

Nicodème, qui ne trouvent pas là grande satisfaction, d'ailleurs impatient de savoir la cause de cette brouillerie, prit congé d'elle peu de temps après. Il ne fut pas assez hardi pour saluer, en sortant, sa maîtresse de la manière qu'il est permis aux amants déclarés. Pour Javotte, elle se contenta de lui faire une révérence muette ; mais en se levant elle laissa tomber un peloton de fil et ses ciseaux, qui étoient sur sa jupe. Nicodème se jette aussitôt avec précipitation à ses pieds pour les relever ; Javotte se baisse, de son côté, pour le prévenir ; et, se relevant tous deux en même temps, leurs deux fronts se heurtèrent avec telle violence, qu'ils se firent chacun une bosse. Nicodème, au désespoir de ce malheur, voulut se retirer promptement ; mais il ne prit pas garde à un buffet boiteux qui étoit derrière lui, qu'il choqua si rudement qu'il en fit tomber une belle porcelaine, qui étoit une fille unique fort estimée dans la maison. Là-dessus, la mère éclate en injures contre lui. Il fait mille excuses et en veut ramasser les morceaux pour en renvoyer une pareille ; mais, en marchant brusquement avec des souliers neufs sur un plancher bien frotté et tel qu'il devoit être pour des fiançailles, le pied lui glissa, et comme en ces occasions on tâche à se retenir à ce qu'on trouve, il se prit aux houppes des cordons qui tenoient le miroir attaché ; or, le poids de son corps les ayant rompus, Nicodème et le miroir tombèrent en même temps. Le plus blessé des deux, néanmoins, ce fut le miroir, car il se cassa en mille pièces, Nicodème en fut quitte pour deux contusions assez légères. La procureuse, s'écriant plus fort qu'auparavant, lui dit : Qui m'amène ici ce ruine-maison, ce brise- tout ? et se met en état de le chasser avec le manche du balai. Nicodème, tout honteux, gagne la porte de la salle ; mais, étant en colère, il l'ouvrit avec tant de violence, qu'elle alla donner contre un théorbe qu'un voisin avoit laissé contre la muraille, qui fut entièrement brisé. Bien lui en prit qu'il étoit tard, car en plein jour, au bruit que faisoit la procureuse, la huée auroit fait courir les petits enfants après lui. Il s'en alla donc également rouge de honte et de colère ; et, à cause de l'heure, ne pouvant rien faire ce soir-là, il se résolut d'attendre au jour d'après à voir Lucrèce. 

Le lendemain donc, voulant y aller en bon ordre, il demanda sa belle garniture de dentelle, qui lui fut apportée, à la réserve du rabat, qui se trouva manquer. Il envoya son laquais pour le chercher chez sa blanchisseuse, qui répondit par ce truchement qu'elle ne l'avoit point. Comme Nicodème étoit bon bourgeois et bon ménager, il alla le chercher lui-même ; il fouilla et renversa tout son linge sale, et il trouva à la fin ce qu'il cherchoit et même ce quïl ne cherchoit pas. Car il faut savoir que cette blanchisseuse, nommé dame Roberte, blanchissoit aussi la maison de Lucrèce et y étoit fort familière. Or, comme il remuoit ce linge sale, voyant une chemise de femme assez haute en couleur, il lui demanda en riant si c'étoit une chemise de Mlle Lucrèce. Dame Roberte lui répondit avec une grande naïveté : Vraiment nenni, ce n'en est pas ; Mlle Lucrèce est maintenant la plus propre fille qu'il y ait à Paris ; depuis plus de trois mois je ne vois pas la moindre tache à son linge, il est presque aussi blanc quand je le prends que quand je le reporte. Et comment se porte-t-elle ? lui dit Nicodème. Dame Roberte lui répondit avec la même ingénuité : La pauvre fille est toute mal bâtie ; quand je vais chez elle le matin, je la trouve qui a des vomissements et de si grands maux de cœur et d'estomac, qu'elle ne peut durer lacée dans son corps de jupe ; elle est toujours avec ses brassières de satin blanc. Toutefois cette pauvre fille ne se plaint pas et cache si bien son mal, qu'on ne sait pas même au logis qu'elle soit malade ; l'après-dînée elle reçoit son monde comme si de rien n'étoit : c'est la meilleure âme et la plus patiente créature qui se puisse voir. Nicodème remarqua ces paroles ingénues, et, changeant de dessein, au lieu d'aller voir Lucrèce, il alla consulter un médecin et un de ses amis du barreau ; enfin il se douta de la vérité, et son imagination alla encore au delà; car il s'imagina que, pour remédier au mal de Lucrèce, ses parents avoient formé cette action afin de la lui faire épouser. Il crut aussi que, pour couvrir sa faute, elle leur avoit fait entendre qu'il avoit abusé d'elle sous la promesse de mariage qu'il lui avoit sottement donnée. Il avoit appris de ses amis qu'il avoit consultés, et il le pouvoit savoir lui-même, puisque c'étoit son métier, que son affaire étoit mauvaise; qu'une fille enceinte, fondée en promesse de mariage, seroit plutôt crue en justice que lui, et que, quelques serments qu'il fît du contraire, il ne détruiroit point la présomption qu'on auroit que ce ne fût de ses œuvres. 

D'ailleurs Lucrèce étoit belle et avoit beaucoup d’amis de gens de robe, qui lui pouvoient faire gagner sa cause, quelque mauvaise qu'elle fût, outre qu'elle étoit si discrète en apparence qu'il ne la pouvoit pas convaincre d'aucune débauche, quoique sa coquetterie fût publique. Il résolut donc de sortir de cette affaire à quelque prix que ce fût avant qu'elle éclatât tout à fait ; car il s'imaginoit que sitôt qu'il auroit conjuré cet orage et levé cette opposition, il renouerait aisément avec les parents de Javotte, de laquelle il étoit amoureux au dernier point , et certainement, si on eût connu son foible, il lui en eût coûté bon. Il employa quelque temps à chercher des connoissances pour faire parler sous main à l'oncle de Lucrèce, n'osant pas y aller en personne, de peur d'un amené sans scandale. Il y trouva quelque accès par le moyen d'un ami qui connoissoit Villeflatin,le plénipotentiaire et le grand directeur de cette affaire, qui écouta volontiers ses propositions. 

Cependant Lucrèce étoit demeurée dans un grand embarras ; elle craignoit tous les jours de plus en plus que son mal secret ne devînt public, et, voyant bien qu'il ne falloit plus avoir d'espérance au marquis, elle se résolut tout de bon de ménager l'affaire que le hasard et la promptitude de ce procureur lui avoient préparée. Ce qui la fit encore plus tôt résoudre, c'est qu'elle avoit prêté l'oreille à une consultation qui s'étoit faite chez son oncle sur une pareille espèce, où l'affaire avoit été décidée en faveur d'une fille qui étoit en une semblable agonie. Elle prit donc en main sa promesse pour la porter à son oncle, et le prier, en lui demandant pardon de sa faute, de lui faire réparer son honneur. Mais, hélas ! en ce moment, elle avoit deux étranges répugnances : l'une de découvrir sa faute, et l'autre d'en charger un innocent, ce qui étoit pourtant nécessaire en cette occasion.» 

Le Roman BourgeoisAntoine Furetière. Editions Gallimard (1981)

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