samedi 16 août 2014

Graphomanie et littérature (première partie)

«Il y a quelques temps, j'ai traversé Paris en taxi et le chauffeur état bavard. Il ne pouvait pas dormir de la nuit. Il souffrait d'une insomnie chronique. Ca datait de la gueree. Il était marin. Son navire avait coulé. Il avait nagé pendant trois jours et trois nuits. ensuite on l'avait repêché. Il avait passé plusieurs mois entre la vie et la mort. Il avait guérie, mais il avait perdu le sommeil.
- J'ai derrière moi un tiers de ma vie de plus que vous, dit-il avec un sourire.
- Et que faites-vous de ce tiers que vous avez en plus ? ai-je demandé.
Il a répondu "J'écris."
J'ai voulu savoir ce qu'il écrivait.
Il écrivait sa vie. L'histoire d'un homme qui avait nagé pendant trois jours dans la mer, qui avait lutté contre la mort, qui avait perdu le sommeil et qui avait pourtant conservé la force de vivre.
- Vous écrivez ça pour vos enfants ? Comme une chronique de famille ?
Il a souri avec amertume : "Pour mes enfants ? Ca ne les intéresserait pas. C'est un livre que j'écris. Je crois que ça pourrait aider pas mal de gens."
Cette conversation avec le chauffeur de taxi m'a brusquement éclairé sur la nature de l'activité de l'écrivain. Nous écrivons des livres parce que nos enfants se désintéressent de nous. Nous nous adressons au monde anonyme parce que notre femme se bouche les oreilles quand nous lui parlons.
Vous allez répliquer que dans le cas du chauffeur de taxi, il s'agit d'un graphomane et nullement d'un écrivain. Il faut donc commencer par préciser les concepts. Une femme qui écrit quatre lettres par jour à son amant n'est pas une graphomane. C'est une amoureuse. Mais mon ami qui fait des photocopies de sa correspondance galante pour pouvoir la publier un jour est un graphomane. La graphomanie n'est pas le désir d'écrire des lettres, des journaux intimes, des chroniques familiales (c'est à dire d'écrire pour soi ou pour ses proches), mais d'écrire des livres (donc d'avoir un public de lecteurs inconnus). En ce sens, la passion du chauffeur de taxi et celle de Goethe sont les mêmes. Ce qui distingue Goethe du chauffeur de taxi, ce n'est pas une passion différente mais le résultat différent de la passion.»

Le Livre du rire et de l'oubli. Milan Kundera. Editions Gallimard (1979)

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