jeudi 14 août 2014

Talens réunis : textes (6.1)



«Cependant, à mesure que les caprices et le mépris du Connétable allaient croissant chaque jour chaque jour, mes déplaisirs et mes ennuis augmentaient aussi, et mon frère, pour augmenter dans mon esprit le juste ressentiment que me pouvait inspirer un si différent traitement, me disait souvent qu'il craignait bien que je ne perdisse bientôt la liberté dont je jouissais, ajoutant même une fois, le moins, je me trouverais enfermée dans le Paliano, château du Connétable, situé dans les confins de l'Etat ecclésiastique et du royaume de Naples. Toutes ces raison, jointes à l'aversion naturelle que j'avais toujours eue pour les coutumes italiennes et pour la manière de vivre de Rome, où la dissimulation et la haine entre familles règnent plus souverainement qu'à pas une autre cour, m'obligèrent à presser l'exécution du dessein que j'avais déjà formé de me retirer en France comme le pays de mon éducation, la résidence de la plus grande partie de mes parents, et enfin le centre de mon génie. Nous partîmes donc, le 29 mai, avec un petit équipage, tout mon bien ne consistant qu'en sept cent pistoles, mes perles, avec quelques roses de diamants et Madame de Mazarin ayant abandonné tout son bagage à Rome. Ce fut dans le temps que le Connétable était allé voir un haras qu'il avait  dans une de ses maisons de campagne, appelée Frattochie. Au sortir de chez nous, nous dîmes à haute voix au cocher qu'il nous menât à Frascati, afin de tromper par là une troupe de nos gens, qui étaient à la porte du palais Mazarin, jusqu'au détour d'une rue qu'un valet de chambre de ma soeur, allemand de nation, appelé Pelletier, dit au cocher de tirer droit vers Civita-Vecchia où nous avions fait préparer une felouque de Naples. Le cocher obéit, et nous arrivâmes à nuit close en cette ville. Mais comme les mariniers avaient arrêté avec Pelletier qu'ils nous devaient aller prendre à cinq milles de la ville, de crainte que l'on ne nous reconnût au port, nous leur envoyâmes un homme pour les aviser de notre venue, d'autant mieux qu'un laquais, que nous leur avions dépêché pour cela, et que nous attendions avec beaucoup d'impatience, ne revenait point. cependant, nonobstant tous les soucis et toutes les craintes que nous avions, qu'on ne nous surprît, étant entrés dans un bois, qu'il y avait là proche, nous nous mîmes à dormir, Madame Mazarin et moi, avec tant de tranquillité et si profondément, durant plus de deux heures, qu'une demoiselle de ma soeur et Morena, une de mes filles de chambre, qui faisaient sentinelle, en étaient surprises. En nous éveillant, nous découvrîmes le valet de chambre de ma soeur, qui nous dit qu'il ne voyait pas paraître de barque, et que notre laquais s'était arrêté dans une hôtellerie pour cuver le vin qu'il avait bu. De sorte que nous jugeâmes à propos de retourner à notre carrosse et de passer plus avant par un chemin détourné, craignant d'être rencontrées si nous suivions le chemin royal. Mais nos chevaux, tombant à tout moment de lassitude, ma soeur dit qu'il valait mieux renvoyer le carrosse et faire dire au cocher, au cas que quelqu'un le rencontrât, qu'il nous avait vues embarquer, afin qu'on ne nous poursuivit pas de ce côté-là. Ce qu'il nous promit de faire moyennant quelque argent qu'on lui donna.»

Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires de Marie Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)

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