dimanche 24 août 2014

«La jeune fille détestait devoir le prier (il roulait souvent plusieurs heures d'affilée) de stopper devant un bouquet d'arbres. Elle s'irritait toujours de la surprise feinte avec laquelle il lui demandait pourquoi. Sa pudeur était ridicule et démodée, elle le savait. A son travail, elle l'avait maintes fois constaté, on se moquait d'elle et on la provoquait délibérément à cause de sa décence. Elle rougissait toujours d'avance à l'idée qu'elle allait rougir. Elle désirait se sentir à l'aise dans son corps, sans soucis ni anxiété, comme savaient l'être la plupart des jeunes femmes qu'elle côtoyait. Elle avait même inventé, pour son usage personnel, une méthode originale d'autopersuasion : elle se répétait que tout être humain reçoit en naissant un corps parmi des millions d'autres corps prêts-à-porter, comme si on lui attribuait un logement pareil à des millions d'autres dans un immense building ; le corps est donc une chose fortuite et impersonnelle ; rien qu'un article d'emprunt et de confection. Voilà ce qu'elle se répétait sous toutes les variations possibles, mais sans pouvoir s'inculquer cette façon de sentir. Ce dualisme du corps et de l'esprit lui était étranger. Elle se confondait trop avec son corps pour ne pas ressentir celui-ci avec anxiété.

Risibles amours. Milan Kundera. Gallimard (1986) 

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