dimanche 2 août 2015

«- Hum dit le général en clappant des lèvres et en réduisant à néant, d'un froissement de doigts, la demande de Naï, voyez-vous, colonel, aujourd'hui nous ne pouvons rien délivrer. Aujourd'hui, nous faisons l'inventaire des besoins des unités combattantes. Envoyez-moi quelqu'un d'ici trois ou quatre jours. Mais de toute façon, il m'est impossible de vous en délivrer une telle quantité.
Il plaça le papier de Naï-Tours bien en vue sous un presse-papier qui représentait une femme nue.
- Des bottes de feutre, dit Naï d'une voix monotone, et il regarda en louchant le bout de ses pieds.
- Comment ? dit le général sans comprendre, et il fixa le colonel d'un oeil étonné.
- Donnez-moi des bottes de feutre tout de suite.
- Comment ? Mais qu'est-ce que c'est ? fit le général dont les yeux s'écarquillèrent.
Naï se tourna vers la porte, l'ouvrit, et cria dans le couloir calfeutré :
- Section, ici !
Le général devint d'une pâleur grisâtre. Son regard erra du visage de Naï au téléphone, puis à l'icône de la Vierge dans le coin, puis de nouveau au visage de Naï.
Un piétinement se fit entendre dans le couloir, et les bérets à bande rouge des junkers de l'école Alexis, accompagnés de l'éclat noir des baïonnettes, parurent à la porte. Le général fit mine de se lever de son fauteuil rembourré. 
- C'est la première fois que j'entends une chose pareille... C'est une rébellion...
- Faites-moi un bon de réquisition, Votre Excellence, dit Naï. Nous sommes pressés. Nous partons dans une heure. Il paraît que l'ennemi est aux portes de l aVille.
- Mais enfin ?... Qu'est-ce que c'est ?...
- Allons vite,  dit Naï, toujours de la même voix funèbre.
Le général, la tête enfoncée dans les épaules, les yeux écarquillés, reprit le papier sous la femme nue et, d'une plume sautillante qui faisait grincer le papier, il griffonna dans un coin : "Bon à livrer."»

La Garde blancheMikhaïl Boulgakov. Editions Robert Laffont (1993)

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