mardi 28 octobre 2014

La folie (folia) de Roland


«Toute la nuit il erra dans la forêt, et lorsque percèrent les premiers rayons du soleil, il se retrouva, conduit par sa mauvaise fortune, vers cette même fontaine où était gravée l'inscription de Médor. A la vue de ces vers qui traçaient sur le rocher la preuve de l'affront qu'il avait reçu, sa colère déborde ; elle enflamme tellement son coeur, qu'il n'y a plus de place pour d'autre sentiment que la haine, la rage et la fureur. Aussitôt il tire son épée du fourreau.
Il brise le rocher et détruit ainsi les vers qu'il porte ; il en fait jaillir les éclats jusqu'aux nues. Malheur à la grotte ! Malheur aux arbres où se lisaient les noms d'Angélique et de Médor ! Ce qui reste d'eux aujourd'hui ne donnera plus d'ombrage ni de fraîcheur aux bergers et aux troupeaux. Sa colère n'épargne pas davantage cette fontaine naguère si limpide et si pure. 
Les rameaux, les racines, les troncs, les pierres, les mottes de terre tombent comme la grêle dans ces flots limpides troublés jusqu'au fond de manière à perdre pour jamais leur pureté et leur limpidité. A la fin, épuisé de fatigue, le corps baigné de sueur, hors d'haleine, et ses forces ne secondant plus sa fureur, sa haine furieuse et son ardente colère, il tombe sur le sol et pousse des soupirs vers le ciel. 
L'horrible douleur qui l'accable l'a fait tomber haletant sur l'herbe ; sans dormir, sans prendre de nourriture, il reste étendu et immobile, les yeux fixés vers le ciel. Le soleil achève trois fois sa révolution et il est toujours à la même place. Sa fureur gronde et s'accroît de plus en plus jusqu'à lui faire perdre la raison. Le quatrième jour, sa fureur est portée à son comble, il arrache ses armes de dessus son corps.
Il jette d'un côté son casque, de l'autre son bouclier ; il fait voler au loin son haubert et plus loin encore le reste de son armure.Tous ces objets sont épars sur tous les points de la forêt ; puis il déchire ses habits, il laisse à découvert son ventre, sa poitrine velue, son dos, son corps tout entier. Alors se produisirent les accès d'une folie si étrange et si épouvantable que jamais on n'en verra de semblable.
Sa fureur et sa rage sont portées à un tel degré, qu'un trouble universel s'empare de ses membres ; il ne songe nullement à garder dans sa main sa redoutable épée, il l'aurait employée, je pense, à de merveilleux exploits. Mais avec son étonnante vigueur il n'a besoin ni d'épée, ni de hache, ni de masse ; il donne en effet une preuve incontestable de sa force prodigieuse en déracinant un grand pin d'un seul coup.
Il arrache même deux autres arbres aussi élevés, comme si c'eut été du fenouil, des hièbles ou de l'anet. Les hêtres, les chênes, les ormes antiques, les sapins, les charmes ne lui résistent pas davantage. Ce que fait un oiseleur pour nettoyer un champ où il tendra ses filets, en arrachant les joncs, les genêts ou les orties, Roland le  fait des arbres les plus antiques et les plus vigoureux.»

Roland furieux. Arioste. Flammarion (1982)

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