mardi 14 octobre 2014

«La première remarque est qu'on retrouve une crainte de longue durée. C'est l'idée d'une information abondante, proliférante et possiblement dangereuse parce qu'elle crée un désordre de discours, une multiplication de textes inutiles, une impossibilité de maîtriser ou de dompter ce qui est rendu disponible.
Récemment une collègue américaine, Ann Blair, a écrit un livre qui s'appelle Too much to know, qui porte sur le temps de la Renaissance, 16ème - 17ème siècles. C'est le moment où l'on va chercher des modes d'organisation, de classement pour dompter ce qui est perçu à l'époque comme une information proliférante et qui donc peut renvoyer à des méthodes de classement - aussi bien dans les bibliothèques réelles que dans les bibliothèques de papier où on énumère des titres, des noms, des oeuvres - ou bien des modes de consultation qui procèdent par extraits, anthologies, et qui donc visent à réduire cette pluralité proliférante par la sélection, le choix. C'était la technique des "lieux communs" à la Renaissance. On peut trouver ça aussi avec ce qu'on appelait des "esprits" au 18ème siècle, qui consistaient à extraire d'une oeuvre très longue ce qui paraissait comme le plus fondamental ou les morceaux choisis dans la pédagogie des 19ème et 20ème siècles.
Donc on a affaire à une inquiétude de très longue durée qui peut être l'envers d'une autre inquiétude, qui était celle de l'angoisse de la perte, de la disparition, du manque de l'absence, qui pouvait, elle conduire à la quête de manuscrits anciens, à la publication imprimée des textes manuscrits, à l'idée d'une bibliothèque universelle, incarnée par la bibliothèque d'Alexandrie, mais ensuite toujours poursuivie et toujours impossible.
Il y a ces deux éléments qui me paraissent très liés l'un à l'autre. Ne rien perdre, ne rien laisser, une obsession matrimoniale, une obsession pour la conservation et en même temps un effroi devant une prolifération incontrôlable, indomptable de données, d'informations, de textes. Ces deux craintes de longue durée trouvent aujourd'hui sans doute une traduction originale.»

Vers des Lumières numériques : La légende noire du monde électroniqueRoger Chartier. Lois et réseaux, Lois et pouvoirs dans le cyberespace. Un blog de Dominique Lacroix analyste. (2013)

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