mercredi 2 septembre 2020

«Où sont elles, les choses belles à regarder ? Derrière les vitrines mortes des musées. Défense de toucher. Oubliées sur nos étagères, vaguement époussetées de temps à autre, sans y penser, sans même un regard complice. Nul projet, nulle parole ne les habite plus. Même plus le goût du futile de l'inutile, du gratuit : leur merveilleuse inanité est morte. Les choses sont muettes et froides, nous ne savons plus leur donner la vie.
Les objets, les bibelots, les gadgets. Sans doute continuent-ils de nous être offerts, dans une profusion de plus en plus calculée ; sans doute continuent-ils de s'amonceler, de s'accumuler, de se collectionner. Ils se multiplient, ils foisonnent, ils débordent, mais plus il y en a, plus ils nous échappent : nous ne savons plus nous en servir, nous les consommons passivement.
Dans ces sons déformés, falsifiés, "électroniqués", si l'on me passe l'expression, que nous transmettent à profusion ces milliers et ces milliers d'appareils -électroniques et juke-boxes, télévisions, postes de radio, magnétophones, etc.-, reste-t-il quelque chose de ce chant unique que jadis un homme un peu exercé pouvait obtenir en frottant des crins de chevaux sur des boyaux de chat ? Les violons sont aujourd'hui derrière les vitres épaisses des studios d'enregistrement ; la musique est une affaire de presse-bouton...
Ce n'est pas que le passé m'obsède -au contraire- mais ces simulacres sans vie que l'on prétend y substituer au lieu de s'ouvrir à ce qui est notre présent, notre rythme, notre espace.» 

Entretiens, conférences, textes rares, inédits. Georges Perec. Joseph K. (2019)

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