jeudi 3 septembre 2020

«D’autres fois, ils n’en pouvaient plus. Ils voulaient se battre, et vaincre. Ils voulaient lutter, conquérir leur bonheur. Mais comment lutter ? Contre qui ? Contre quoi ? Ils vivaient dans un monde étrange et chatoyant, l’univers miroitant de la civilisation mercantile, les prisons de l’abondance, les pièges fascinants du bonheur.
Où étaient les dangers ? Où étaient les menaces ? Des millions d’hommes, jadis, se sont battus, et même se battent encore pour du pain. Jérôme et Sylvie ne croyaient guère que l’on pût se battre pour des divans Chesterfield. Mais c’eût été pourtant le mot d’ordre qui les aurait le plus facilement mobilisés. Rien ne les concernait, leur semblait-il, dans les programmes, dans les plans : ils se moquaient des retraites avancées, des vacances allongées, des repas de midi gratuits, des semaines de trente heures. Ils voulaient la surabondance ; ils rêvaient de platine Clément, de plages désertes pour eux-seuls, de tours du monde de palaces.
L’ennemi était invisible. Ou plutôt, il était en eux, il les avait pourris, gangrenés, ravagés. Ils étaient les dindons de la farce. De petit êtres dociles, les fidèles reflets d’un monde qui les narguait. Ils étaient enfoncés jusqu’au cou dans un gâteau dont ils n’auraient jamais que les miettes.»

Les choses : une histoire des années soixante. Georges Pérec. Julliard (1965)

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