dimanche 30 août 2020

État du roman

«Depuis quelques années déjà, après Camus, après Sartre, il y avait crise du roman : instrument privilégié d'une certaine époque de la conscience bourgeoise, le roman restait prisonnier des formes qu'il avait élaborées, et des valeurs qu'impliquaient ces formes ; de par sa vocation bourgeoise, et même quand il se prétendait ou se voulait critique, le roman confirmait le monde. Les valeurs bourgeoises y étaient consacrées. La lucidité, la conscience politique, ou la bonne volonté des auteurs n'y pouvaient rien ; c'est au niveau des techniques que s'installaient les contradictions ; le roman, forme particulière du récit, semblait condamné aux verbes à l'imparfait ou au passé simple, aux détails "réalistes", aux paysages romantiques, à la psychologie, aux états d'âme. Quoiqu'il fasse, quoiqu'il veuille, le romancier était un bourgeois. Nul roman ne mettait en cause le monde. Il s'y insérait parfaitement. On ne demandait qu'à l'admettre.
Que faire ? Il y avait deux solutions. La première consistait à ne plus écrire de romans. Ç'avait été l'un des mots d'ordre des Surréalistes. C'était aussi le choix de Jean-Paul Sartre. La seconde consistait à écrire autre chose, c'est à dire refuser la "condition" romanesque, l'ensemble des conventions qu'avaient créées, utilisées, épuisées les romanciers du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Introspectif ou symbolique, psychologique ou social, le roman signifiait toujours : il s'agissait de refuser les significations. Aux correspondances secrètes qui unissent l'homme et le monde et dont le dévoilement acharné -épique ou tragique- constituait l'oeuvre même du romancier classique, il s'agissait d'opposer la stricte neutralité d'un regard innocent et pur. Il fallait démystifier la profondeur du monde et s'en tenir à sa surface. Il fallait donc écrire pour rien : pour décevoir, pour interroger.»

Entretiens, conférences, textes rares, inédits. Georges Pérec. Joseph K. (2019)

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