samedi 26 mars 2016

Autour d'Un Film sur le déséquilibre

«On peut rappeler dès l'abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécanistes, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le cœur. Ne voir dans la bonté qu'une forme particulière de l'égoïsme ; rapporter les mouvements du cœur à des sécrétions internes ; constater que l'homme se compose de huit ou neuf dixièmes d'eau ; expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l'on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l'extase avec l'aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l'anus, puisqu'ils sont les extrémités orale et rectale d'une même chose... : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l’illusionnisme humain, bénéficient toujours d'une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C'est sans doute la vérité qu'on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l'exhalaison involontaire de sentiments analogues.
En d'autres termes, la voix de la vérité est toujours accompagnée de parasites assez suspects, mais ceux qui y sont le plus intéressés n'en veulent rien savoir.»

L'Homme sans qualités. Robert Musil. Éditions du Seuil (1956)

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