mardi 29 mars 2016

«Michel Archimbaud : Vous paraît-il possible de parler de l’inspiration?

Pierre Boulez : L’inspiration est précisément quelque chose d’indéfinissable. Je n’irai pas jusqu’à dire, comme Paul Valéry, que la contrainte est absolument nécessaire pour l’invention, ce qui est parfois le cas, mais une vision spontanée peut aussi s’emparer de vous.


Michel Archimbaud  : Cette vision est-elle si spontanée ?

Pierre Boulez : Elle a certainement été alimentée plus ou moins longtemps par un ensemble d’éléments. Tout a pu y contribuer, jusqu’à cet arbre devant moi, dont le vent agite les feuilles… Dans un processus d’invention, tout est transposable. Mais l’inverse est aussi vrai: parfois, rien n’est transposable et on bute sur un problème de réalisation. Mais c’est justement ce problème qui peut vous faire trouver l’idée. Ce peut être aussi le contact avec une œuvre littéraire ou picturale qui donnera le déclic. L’inspiration est multiforme et provient de sources diverses: elle peut provenir d’un corps sonore à partir duquel on va déduire des idées et d’autres fois, au contraire, ce sont les idées qui nécessiteront un corps sonore donné…

Michel Archimbaud  : Existe-t-il des idées musicales qui demeurent sans réalisation ?

Pierre Boulez : Un compositeur peut avoir des idées intéressantes, sans avoir le métier pour élaborer un langage. Ses idées ne tiennent pas le coup parce qu’il ne possède pas le vocabulaire voulu, parce qu’il n’a pas assez réfléchi ou parce que sa réflexion est orientée de façon déficiente. Au fond, c’est la capacité de savoir se juger soi-même et cette capacité, on l’a ou on ne l’a pas.

Michel Archimbaud  : Croyez-vous que la connaissance, la curiosité et le goût pour les autres disciplines artistiques sont absolument nécessaires à la formation d’un compositeur ?

Pierre Boulez : En se limitant à son propre univers, on risque de ne trouver que des solutions limitées. C’est possible un certain temps, mais la répétition vous menace. Mais si vous vous attachez à autre chose au moment où vous écrivez, vous pourrez trouver des solutions auxquelles vous n’auriez pas songé, et parfois même tout à fait inconsciemment.
Je me rappelle avoir vu des reproductions de paysages de Cézanne dans un livre qui mettait en perspective des photos de paysages réels d’Aix-en-Provence de John Rewald, le spécialiste du peintre, et les tableaux qu’en a faits Paul Cézanne. On voit très bien comment Cézanne a transposé les qualités photographiques d’un paysage en qualités purement picturales et que ce qui n’était, au fond, qu’une anecdote, un paysage parmi d’autres, prend une valeur universelle. Je ne sais pas ce que cette réflexion va produire en moi ou si elle me servira, mais c’est le genre de choses qui me fait réfléchir… Il est aussi intéressant de comparer Cézanne à certains de ses contemporains, célèbres à l’époque et parfaitement oubliés aujourd’hui. On constate chez ces derniers l’emploi de procédés mécaniques sans intérêt, très vite décryptés et où le systématisme s’installe. En revanche, chez Cézanne, comme on ne comprend pas exactement le procédé de transcription, cela vous laisse une certaine marge de mystère, marque des grands créateurs.»

Entretiens par Pierre Boulez et Michel Archimbaud. Folio-Gallimard (2016).

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