mardi 2 février 2016

Bucarest, le 10 août 1904

«J'ai reçu les quinze francs que tu m'as envoyés. Tu es toujours bonne avec moi, malgré mes incartades. Mais peux-tu dire que c'est la méchanceté qui me fait fuir la maison ? Non, mama, c'est mon destin. Et le destin, c'est notre cœur. Nous sommes grands, ou petits, ou médiocres, par notre cœur auquel nous obéissons aveuglément. C'est lui qui nous conduit au bien comme au mal. Où me conduira-t-il le mien ? Qui saurait le prédire ? Du matin au soir, je ne pense qu'à de belles et grandes choses. J'aimerais être utile à ce monde qui souffre par sa faute, par son égoïsme. Mais ma pensée se noie dans ma propre misère.
Ce matin, quand le facteur m'a apporté un mandat, j'étais affamé comme un loup en plein hiver. Depuis une semaine, nous ne nourrissons plus, Mikhaïl et moi, que de pain sec, et rien que d'une miche noire de dix centimes, à nous deux, une fois par jour. Nous ne travaillons plus du tout. Bucarest est vide. Les riches sont partis en villégiature. Peut être cela ira mieux à la rentrée. Jusque-là, ce sera pour nous la faim.
Mais l'homme ne meurt pas de faim. Aussi, sache que, dans la misère, je ne suis qu'à moitié malheureux. Je le serais totalement si, même en ne me nourrissant que de poulets rôtis, je  devais agir, contre la volonté de mon cœur.  
Quel dommage que tu  n'aies pas appris à lire et à écrire ! C'est gênant de correspondre  par l'intermédiaire des autres. Je prie Ilaéna d'écrire plus lisiblement et de ne mettre que tes paroles, rien de plus. Et je la remercie.
 Toi, je te serre dans mes bras et je baise tes pauvres mains brûlées par les lessives. Ton fils

Adrien,
qui a aujourd'hui vingt ans et qui mangera à sa faim grâce à ta bonté   

Le Bureau de placement. Panaït Istrati. Éditions Gallimard (1969)
 

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