lundi 23 avril 2018

Le Bonheur d'Agnès Varda (1965)





Tourné juste après Cléo de 5 à 7, Le Bonheur était peut-être, à l’époque de sa sortie, trop en avance sur son temps. La révolution sexuelle n’était pas encore passée par là et Agnès Varda bousculait alors les mœurs en mettant en lumière un polyamour qui n’est jamais condamné. L’Ours d’argent obtenu à Berlin n’a pas suffi à calmer les critiques et surtout la censure qui jugea que le film devait être interdit aux moins de 18 ans ! Aujourd’hui, tout ce bruit peut prêter à sourire, le sujet n’ayant plus rien de subversif. Le Bonheur peut alors s’apprécier pour ce qu’il est : un film beau et intense comme une après-midi d’été qu’on ne voudrait jamais voir s’échapper.
Un menuisier vit heureux avec sa femme couturière et leurs deux enfants dans le cadre champêtre de Fontenay-aux-Roses. Un jour, il fait la connaissance d’une postière de Vincennes et en tombe éperdument amoureux… D’une banale situation d’adultère qui aurait pu donner lieu à un drame social naturaliste, Agnès Varda choisit d’en proposer une vision hédoniste à la morale ambiguë et à l’esthétique parfois abstraite. Toute l’ironie du film est qu’il est placé sous l’égide du « bonheur », mais un bonheur défait des carcans sociaux et des interdits. Comme chez Ophüls, le bonheur tel que le conçoit Varda n’est pas forcément « gai ». En tout cas, il demande à être réinventé à l’image de l’amour rimbaldien. Ultime affront fait à la bienséance, la réalisatrice demande à Jean-Claude Drouot (Thierry la Fronde) et à sa propre femme Claire, de jouer François et Thérèse, le couple principal et de se confronter ainsi à leur propre déconstruction fictive.

Agnès Varda n’est pas là pour juger ses personnages. Elle nous tient d’ailleurs à la juste distance entre l’empathie et la prise de conscience qu’ils sont aussi là pour servir une démonstration. En témoignent ces dialogues délibérément très écrits qui oscillent entre jeux de mots, calembours, citations et maximes. Cette volonté de se couper de toute psychologisation donne au film cette fluidité si particulière où tout semble couler de source, à l’image de la fugue de Mozart utilisée comme un leitmotiv. Dans la mécanique bien huilée du système Varda, les conflits se désamorcent et le bonheur « s’additionne ». François est heureux avec Thérèse. Il est aussi heureux avec Émilie. Thérèse conçoit qu’elle peut faire miel de cette situation pour y trouver aussi sa part de bonheur. D’ailleurs, sa mort n’est jamais utilisée à des fins dénonciatrices. Sans minimiser l’impact qu’elle procure sur les autres personnages, Varda laisse planer le doute. S’agit-il d’un suicide ou d’un malencontreux accident ? Libre au spectateur d’y projeter ses propres croyances et valeurs.
De fait, si critique il y a, elle est plus à chercher dans la remise en cause de certains stéréotypes. Dans la première partie du film, le couple formé par François et Thérèse est encore marqué par les schémas patriarcaux. Thérèse a beau avoir un travail, elle garde encore les attributs de la femme au foyer. François, de son côté, tente d’ailleurs de la bousculer un peu lorsqu’elle se veut trop présente auprès des enfants ou qu’elle se trouve incapable de dire non à des clientes. A l’inverse, Émilie fait figure de femme émancipée. Elle a un travail plus intégré dans la société et surtout gère ses amours de manière moins conventionnelle. Elle porte en elle une passion aventureuse qui manque sûrement aux mariés installés dans une relation beaucoup plus codée. Pour ce qui est du féminisme, par contre, Le Bonheur reste assez timide dans la mesure où le personnage masculin reste le marionnettiste des cœurs féminins. Question d’époque, sûrement, mais l’inverse aurait été encore plus audacieux !

Le Bonheur nous montre qu’une philosophie de vie basée sur l’instinct et non sur la raison peut se rêver. Malgré sa forme très pensée et rigoureuse, le film se montre lui-aussi naturellement dans un rapport très direct avec nos sens en multipliant, notamment, les effets de synesthésie. Comme dans Cléo de 5 à 7, Agnès Varda n’hésite à morceler le paysage urbain et à capter, sur les devantures des magasins, des mots qui apparaissent avec la brutalité du montage cut et qui font ironiquement écho à l’action. Le champ sonore, on l’a vu, est bercé de musique classique mais il se remplit aussi des bruits de la ville et de la campagne, des ritournelles du bal musette ou des chansons yé-yé qui passent à la radio. Parfois, la musique s’affiche sur les murs, comme ces portraits de Brassens ou de Sylvie Vartan. Le cinéma, lui, se rêve à travers des posters de Marilyn ou de Brigitte Bardot. Ces éléments marqueurs de temps et d’espace (la géographie des lieux est également très précise) sont là pour contextualiser l’intrigue et rappeler que le drame se pense toujours dans un va-et-vient constant entre l’intime et la sphère sociale qui porte les valeurs d’une époque. Les personnages ont beau vouloir composer leur bonheur, ils ne peuvent se soustraire au regard des autres (les gros plans sur les visages des inconnus qui ont pu être témoins de la disparition de Thérèse en sont un beau symbole).
On le voit, Le Bonheur fonctionne beaucoup sur l’accumulation « d’impressions » et il n’est pas étonnant que le film soit picturalement placé sous l’égide de Renoir, Monet ou Manet (sans oublier Van Gogh dont les tournesols sont « cités » au générique). Le « déjeuner sur l’herbe » auquel se livre la petite famille au début du film est montré comme un Éden presque trop beau pour être vrai. La caméra multiplie les travellings, le découpage favorise les plans longs comme s’il ne fallait pas altérer cette bulle idyllique (l’arrivée d’Émilie, au contraire, va totalement déstructurer la narration et déclencher un montage beaucoup plus haché). Avec ce film et pour la première fois, Agnès Varda s’essaie aussi à la couleur et utilise sa nouvelle palette avec l’habilité d’un peintre impressionniste. Les teintes sont vives, les fondus se parent de rouge et de jaune… Surtout, la couleur n’est pas appréhendée uniquement comme une ornement mais aussi comme un vecteur de sens, dans la lignée du travail de Demy sur Les Parapluies de Cherbourg, tourné à la même époque. Chaque amante de François a son code chromatique (le rouge pour Thérèse / le bleu pour Émilie ; les couleurs de la campagne face au blanc du petit appartement de l’ancienne citadine) qui s’opposent d’abord avant de se substituer, une fois le drame passé, comme pour signifier le passage d’armes.

Deux femmes, deux amours, deux bonheurs… Agnès Varda ne cesse de broder autour du motif de la dualité. La scène la plus parlante est certainement celle du bal musette où, guidées par un travelling gauche – droite incessant, Thérèse et Émilie passent successivement dans les bras de François comme si elles devenaient soudainement interchangeables. Les deux femmes se font alors miroir dans un jeu vertigineux digne d’Alfred Hitchcock. La mort de Thérèse précipitera le processus d’identification. Sans rien altérer au cycle naturel du film, Émilie prend la place de la défunte et, ironie de la situation, accède à une reconnaissance sociale qui lui était alors interdite : celle de mère de substitution. Le film a commencé dans la lumière chatoyante d’une après-midi d’été. Il se termine avec les premières feuilles de l’automne. Même cadre et même instantané. Sauf que le bonheur se pense désormais par le biais d’une famille recomposée.
Nicolas Maille (critikat.com) 

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