Tourné juste après Cléo de 5 à 7, Le Bonheur était peut-être,
à l’époque de sa sortie, trop en avance sur son temps. La révolution sexuelle
n’était pas encore passée par là et Agnès Varda bousculait alors les mœurs en
mettant en lumière un polyamour qui n’est jamais condamné. L’Ours d’argent
obtenu à Berlin n’a pas suffi à calmer les critiques et surtout la censure qui
jugea que le film devait être interdit aux moins de 18 ans ! Aujourd’hui, tout
ce bruit peut prêter à sourire, le sujet n’ayant plus rien de subversif. Le
Bonheur peut alors s’apprécier pour ce qu’il est : un film beau et intense
comme une après-midi d’été qu’on ne voudrait jamais voir s’échapper.
Un menuisier
vit heureux avec sa femme couturière et leurs deux enfants dans le cadre
champêtre de Fontenay-aux-Roses. Un jour, il fait la connaissance d’une
postière de Vincennes et en tombe éperdument amoureux… D’une banale situation
d’adultère qui aurait pu donner lieu à un drame social naturaliste, Agnès Varda
choisit d’en proposer une vision hédoniste à la morale ambiguë et à
l’esthétique parfois abstraite. Toute l’ironie du film est qu’il est placé sous
l’égide du « bonheur », mais un bonheur défait des carcans sociaux et des
interdits. Comme chez Ophüls, le bonheur tel que le conçoit Varda n’est pas
forcément « gai ». En tout cas, il demande à être réinventé à l’image de
l’amour rimbaldien. Ultime affront fait à la bienséance, la réalisatrice demande
à Jean-Claude Drouot (Thierry la Fronde) et à sa propre femme Claire, de
jouer François et Thérèse, le couple principal et de se confronter ainsi à leur
propre déconstruction fictive.
Agnès Varda
n’est pas là pour juger ses personnages. Elle nous tient d’ailleurs à la juste
distance entre l’empathie et la prise de conscience qu’ils sont aussi là pour
servir une démonstration. En témoignent ces dialogues délibérément très écrits
qui oscillent entre jeux de mots, calembours, citations et maximes. Cette
volonté de se couper de toute psychologisation donne au film cette fluidité si
particulière où tout semble couler de source, à l’image de la fugue de Mozart
utilisée comme un leitmotiv. Dans la mécanique bien huilée du système Varda,
les conflits se désamorcent et le bonheur « s’additionne ». François est
heureux avec Thérèse. Il est aussi heureux avec Émilie. Thérèse conçoit qu’elle
peut faire miel de cette situation pour y trouver aussi sa part de bonheur.
D’ailleurs, sa mort n’est jamais utilisée à des fins dénonciatrices. Sans
minimiser l’impact qu’elle procure sur les autres personnages, Varda laisse
planer le doute. S’agit-il d’un suicide ou d’un malencontreux accident ? Libre
au spectateur d’y projeter ses propres croyances et valeurs.
De fait, si
critique il y a, elle est plus à chercher dans la remise en cause de certains
stéréotypes. Dans la première partie du film, le couple formé par François et
Thérèse est encore marqué par les schémas patriarcaux. Thérèse a beau avoir un
travail, elle garde encore les attributs de la femme au foyer. François, de son
côté, tente d’ailleurs de la bousculer un peu lorsqu’elle se veut trop présente
auprès des enfants ou qu’elle se trouve incapable de dire non à des clientes. A
l’inverse, Émilie fait figure de femme émancipée. Elle a un travail plus
intégré dans la société et surtout gère ses amours de manière moins
conventionnelle. Elle porte en elle une passion aventureuse qui manque sûrement
aux mariés installés dans une relation beaucoup plus codée. Pour ce qui est du
féminisme, par contre, Le Bonheur reste assez timide dans la mesure où
le personnage masculin reste le marionnettiste des cœurs féminins. Question
d’époque, sûrement, mais l’inverse aurait été encore plus audacieux !
Le Bonheur nous montre qu’une philosophie de
vie basée sur l’instinct et non sur la raison peut se rêver. Malgré sa forme
très pensée et rigoureuse, le film se montre lui-aussi naturellement dans un
rapport très direct avec nos sens en multipliant, notamment, les effets de
synesthésie. Comme dans Cléo de 5 à 7, Agnès Varda n’hésite à morceler
le paysage urbain et à capter, sur les devantures des magasins, des mots qui
apparaissent avec la brutalité du montage cut et qui font ironiquement
écho à l’action. Le champ sonore, on l’a vu, est bercé de musique classique
mais il se remplit aussi des bruits de la ville et de la campagne, des
ritournelles du bal musette ou des chansons yé-yé qui passent à la radio. Parfois,
la musique s’affiche sur les murs, comme ces portraits de Brassens ou de Sylvie
Vartan. Le cinéma, lui, se rêve à travers des posters de Marilyn ou de Brigitte
Bardot. Ces éléments marqueurs de temps et d’espace (la géographie des lieux
est également très précise) sont là pour contextualiser l’intrigue et rappeler
que le drame se pense toujours dans un va-et-vient constant entre l’intime et
la sphère sociale qui porte les valeurs d’une époque. Les personnages ont beau
vouloir composer leur bonheur, ils ne peuvent se soustraire au regard des
autres (les gros plans sur les visages des inconnus qui ont pu être témoins de
la disparition de Thérèse en sont un beau symbole).
On le voit, Le
Bonheur fonctionne beaucoup sur l’accumulation « d’impressions » et il n’est
pas étonnant que le film soit picturalement placé sous l’égide de Renoir, Monet
ou Manet (sans oublier Van Gogh dont les tournesols sont « cités » au
générique). Le « déjeuner sur l’herbe » auquel se livre la petite famille au
début du film est montré comme un Éden presque trop beau pour être vrai. La
caméra multiplie les travellings, le découpage favorise les plans longs comme
s’il ne fallait pas altérer cette bulle idyllique (l’arrivée d’Émilie, au
contraire, va totalement déstructurer la narration et déclencher un montage
beaucoup plus haché). Avec ce film et pour la première fois, Agnès Varda
s’essaie aussi à la couleur et utilise sa nouvelle palette avec l’habilité d’un
peintre impressionniste. Les teintes sont vives, les fondus se parent de rouge
et de jaune… Surtout, la couleur n’est pas appréhendée uniquement comme une
ornement mais aussi comme un vecteur de sens, dans la lignée du travail de Demy
sur Les Parapluies de Cherbourg, tourné à
la même époque. Chaque amante de François a son code chromatique (le rouge pour
Thérèse / le bleu pour Émilie ; les couleurs de la campagne face au blanc du
petit appartement de l’ancienne citadine) qui s’opposent d’abord avant de se
substituer, une fois le drame passé, comme pour signifier le passage d’armes.
Deux femmes,
deux amours, deux bonheurs… Agnès Varda ne cesse de broder autour du motif de
la dualité. La scène la plus parlante est certainement celle du bal musette où,
guidées par un travelling gauche – droite incessant, Thérèse et Émilie passent
successivement dans les bras de François comme si elles devenaient soudainement
interchangeables. Les deux femmes se font alors miroir dans un jeu vertigineux
digne d’Alfred Hitchcock. La mort de Thérèse précipitera le processus
d’identification. Sans rien altérer au cycle naturel du film, Émilie prend la
place de la défunte et, ironie de la situation, accède à une reconnaissance
sociale qui lui était alors interdite : celle de mère de substitution. Le film
a commencé dans la lumière chatoyante d’une après-midi d’été. Il se termine
avec les premières feuilles de l’automne. Même cadre et même instantané. Sauf
que le bonheur se pense désormais par le biais d’une famille recomposée.
Nicolas Maille (critikat.com)
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