dimanche 18 septembre 2022

«La mort de papa a fait un sillon sombre aux trois quarts du disque, une coupure transversale qui l'a presque brisé. Au salut de fin d'année 1932, quand 33 était encore inentamé, poli, énigmatique, il était impossible de discerner en lui cette coupure. Et pourtant aux yeux de Dieu, elle était déjà tracée. Quelle année portera, porte déjà, le sillon de sa mort à elle, Clotilde. Le sillon au-delà duquel il n'y aura plus rien de matériel, plus de corps, plus d'années, mais une espèce d'immobilité palpitante dans un brasier de chants, d'encens, de lumières, -l'éternité. Le sillon au-delà duquel Henri restera soudain tout seul avec les enfants dans la maison au toit de tuiles. Au moins verra-t-elle, de si haut, ce toit, toute petite tache rouge parmi des milliers, mais reliée à son coeur par un de ces fils impalpables et brillants qu'on voit tendus entre les branches des buissons les matins d'automne à Banville. Comment fera Henri ? Qui s'occupera de son linge ? Qui surveillera les devoirs de Monique ? Qui dira à Bernard de se laver ? Qui apprendra à Cathy ce qu'elle doit savoir maintenant qu'elle devient une jeune fille ? Qui cherchera à comprendre le regard de Bob ? Qui recevra les demi-confidences de Marc ? Qui guidera Geneviève, tout en la laissant libre ? Les hommes sont pleins d'idées, ils prescrivent, interdisent, conseillent, mais ils ne sont pas faits pour écouter, pour attendre, pour faire les petits pas inutiles, pour enregistrer les vibrations de l'atmosphère. Ils ont besoin de mots pour parler et pour entendre.»

Les reins et les coeursPaul-André Lesort. Éditions du Seuil (1964) 

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