jeudi 30 juin 2022

Visionnage domestique toulousain (107)




Ma nuit chez MaudÉric Rohmer (1969)

«J’ai toujours eu, depuis ma tendre enfance, la certitude d’avoir Dieu avec moi. C’est pourquoi je n’ai attaché aucune importance à tout ce qui a pu jusqu’ici contrarier ma marche. Je savais que j’aurais le dernier mot et que j’accéderais tôt ou tard au but conjointement fixé par moi et par le Ciel.»

Extraites de la version littéraire de Ma nuit chez Maud -on se souviendra qu’avant de devenir des films, les Six contes moraux furent d’abord autant de nouvelles-, ces quelques lignes résument de manière limpide l’état d’esprit de Jean-Louis, le héros du troisième des Contes moraux, tandis que celui-ci apparaît pour la première fois à l’écran. C’est en effet sous un jour pour le moins assuré que le jeune ingénieur envisage alors le cours de sa vie, fort qu’il est d’une « confiance quasi-absolue [en son] destin ». Cette forte confiance est d’emblée illustrée par la mise en images d’Éric Rohmer, épaulé à la photographie par Nestor Almendros. Montrant Jean-Louis au balcon du pavillon qu’il occupe sur les hauteurs de Clermont-Ferrand, la caméra semble le camper à la manière d’un stratège détaillant le champ de bataille avant d’y engager le combat. Une analogie que vient renforcer le strict costume sanglant le corps de l’homme à la manière d’un uniforme. Et n’apprendra-t-on pas par la suite que Jean-Louis est âgé de trente-quatre ans ? C’est-à-dire l’âge-même auquel Napoléon Bonaparte atteignit le sommet de sa gloire militaire et politique… Le panorama observé par le personnage résiste pourtant en partie au regard du spectateur, car noyé à l’arrière-plan par une brume hivernale. Mais le caractère partiellement indéterminé du paysage ne semble nullement incommoder le héros de Ma nuit chez Maud. Comme si ce dernier avait réussi à percer du regard l’écran nébuleux nimbant la cuvette clermontoise, ayant ainsi repéré ce qu’il y cherchait, Jean-Louis gagne alors la cité auvergnate lors d’une séquence traduisant remarquablement sa certitude existentielle.

Une série de plans – aussi brefs et précis que les gestes qu’ils enregistrent – montre Jean-Louis quitter sa demeure, monter dans sa voiture puis rallier le centre de Clermont-Ferrand. À l’exactitude gestuelle de Jean-Louis répond alors l’ordonnancement géométrique des décors dans lesquels Éric Rohmer place son personnage. Le motif de la ligne droite unit entre eux chacun des espaces occupés par l’homme lors des instants liminaires du film. La verticalité parfaite des portes-fenêtres du chalet entre en résonance avec la stricte horizontalité de la carrosserie de la voiture de Jean-Louis. Et une même rigueur formelle prévaut à propos de l’église où l’ingénieur catholique assiste à la messe dominicale. Qu’il s’agisse de la façade du bâtiment – objet d’une spectaculaire contre-plongée –, ou du chœur – magnifié par un saisissant plan d’ensemble –, tout n’est que rigueur rectiligne dans la romane Notre-Dame-du-Port photographiée par Éric Rohmer. Formant autant d’échos corporels aux roides colonnes de la nef, les fidèles filmés debout participent pareillement de l’univers géométrique déployé par les premières minutes de Ma nuit chez Maud. Parmi la foule des communiants, la caméra s’attarde bientôt sur une jeune femme à l’allure aussi contrôlée que celle de Jean-Louis : chevelure blonde mi-longue retenue par un sage serre-tête, buste et gorge dissimulés par un épais manteau surmonté d’un foulard. « C’est Françoise. Je ne sais encore rien d’elle. Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait remarqué et pourtant s’est installée en moi l’idée nette, précise, définitive, qu’elle serait ma femme. »

Telle était donc la "cible" que l’ingénieur s’efforçait de circonscrire depuis son observatoire sis sur les contreforts clermontois : pas moins que sa future épouse ! Françoise soupçonne pourtant à peine l’existence de Jean-Louis. Pour elle, ce dernier n’est sans doute rien de plus qu’un visage fugacement entraperçu dans la nef de Notre-Dame-du-Port, ainsi que le suggère un plan la montrant regardant, le visage vide d’expression, en direction de l’homme. En outre, Françoise échappe à la filature entreprise par l’entreprenant ingénieur au terme de la messe pour savoir où la jeune femme réside. La stricte géométrie formelle prévalant jusque-là laisse alors place à un univers visuel plus confus. Erratique, la quête de Françoise par Jean-Louis à travers le labyrinthe des rues du vieux centre de Clermont prend la forme d’une succession de virages heurtés. La figure de la courbe brisée – dessinée par les circonvolutions hésitantes de l’automobile de Jean-Louis – l’emporte alors à l’écran sur celle de la ligne droite, suggérant une possible remise en cause de la trajectoire conquérante du principal protagoniste de Ma nuit chez Maud… Mais pour Jean-Louis, un personnage qui a « fait un choix à l’avance, un choix global d’une certaine façon de vivre », l’épisode relève du contretemps plutôt que de l’échec. Et il n’y a là aucunement matière à entamer son volontarisme.

Le basculement esthétique du film dans le désordre ne s’avère, d’ailleurs, que fort provisoire. Et c’est un monde ayant recouvré un strict ordonnancement que dépeignent les séquences suivantes. Les scènes montrant l’ingénieur sur son lieu de travail dessinent ainsi un milieu socio-professionnel éminemment régulé. À l’instar de ces sages flux de travailleurs pénétrant au petit matin dans l’usine Michelin, puis s’en écoulant au terme de leur journée de travail. Et lorsqu’Éric Rohmer transporte sa caméra à l’intérieur de l’entreprise, c’est pour en souligner la dimension fortement hiérarchisée. Comme lors de cette scène de cantine initiée par un plan d’ensemble montrant ingénieurs et ouvriers déjeunant chacun aux tables qui leurs sont échues. Quant à l’espace urbain dans lequel Jean-Louis profite de son temps libre, la réalisation d’Éric Rohmer en fait un cadre pareillement ordonné. À l’image, plus particulièrement, de cette librairie aux rayonnages d’un parallélisme parfait, abritant autant de volumes soigneusement classés parmi lesquels Jean-Louis trouve les Pensées de Pascal.

Placé de manière récurrente sous le signe du contrôle et de l’ordre, le paysage cinématographique ainsi élaboré par Éric Rohmer vient non seulement refléter l’entreprise d’ingénierie existentielle de Jean-Louis… mais aussi comme en annoncer le succès ! Au terme de cette série d’instantanés du quotidien du héros de Ma nuit chez Maud, le scénario dispose en effet un événement semblant confirmer que le destin que s’est choisi Jean-Louis est en passe de se réaliser. Tandis que l’homme chemine en voiture dans Clermont-Ferrand, Françoise apparaît sur son solex, semble même répondre d’un sourire au coup de klaxon que fait alors retentir Jean-Louis avant de se fondre dans la circulation. Soit autant de signifiants hasards aux yeux de l’ingénieur, se déclarant alors à lui-même : « Je suis sûr de mon succès, maintenant. Il faut que je la retrouve au plus vite. » C’est donc fort d’une confiance absolue en lui-même que notre Bonaparte matrimonial se lance de nouveau à la recherche de celle qu’il s’est choisi pour épouse. Mais le script de Ma nuit chez Maud confronte bientôt Jean-Louis à un nouvel épisode impromptu, durant lequel son volontarisme ontologique va être doublement mis à l’épreuve…

Tandis qu’il quête Françoise à travers le centre-ville clermontois, l’ingénieur rencontre en effet fortuitement Vidal, un ancien condisciple enseignant pour l’heure la philosophie à l’Université. S’étant croisé dans un café, les deux hommes s’y installent, entamant bientôt un dialogue à la fois dense et passionnant, dévolu pour l’essentiel au Pari pascalien. Glosant brillamment sur ce dernier, Vidal fait alors la démonstration à son interlocuteur du caractère pour le moins incertain de tout engagement existentiel. Celui-ci résulte toujours d’un choix entre différentes options de vie, qui plus est contradictoires. Et ce n’est jamais en connaissance absolue de cause que l’individu départage entre l’une et l’autre des possibilités qui lui sont offertes… courant ainsi le risque de voir son existence échouer. Le marxiste pascalien qu’est Vidal affirme ainsi qu’il « parie pour le sens de l’Histoire » tout en étant conscient qu’« il y a quatre-vingt-dix chances pour cent [qu’il se] trompe ». Cet assaut théorique contre la croyance de Jean-Louis en l’inévitable réalisation de son projet de vie se solde cependant par un échec. À l’exposé de Vidal, l’ingénieur objecte que la lecture des Pensées l’a « déçu », considérant ces dernières comme « assez vides ». (11) Et la réalisation vient souligner la rigueur des certitudes de Jean-Louis exprimée par le dialogue. La caméra campe ainsi l’homme posément assis, arborant un nœud de cravate toujours aussi impeccable, le dos aussi droit que les très géométriques contours d’un décor dominé par des motifs rectilinéaires.

Mais alors que Jean-Louis vient à peine de parer cette déconstruction de son système existentiel, ce dernier va bientôt être questionné pour la seconde fois. Cette nouvelle tentative de mise à mal des certitudes de l’ingénieur ne se jouera cependant plus dans le champ intellectuel. Car c’est par le biais de la sensualité qu’un autre personnage offrira la possibilité à Jean-Louis de rompre avec l’auto-déterminisme dans lequel il s’enferre. Il s’agit, bien évidemment, de Maud. La première minute de présence de la femme à l’écran nimbe celle-ci d’un extraordinaire érotisme. Jaillissant du fond du cadre, telle une Vénus clermontoise, Maud apparaît d’abord en pied. Le plan moyen permet au spectateur d’embrasser du regard l’ensemble d’un corps féminin dont la séduction s’impose d’emblée. La caméra se rapproche ensuite de Maud, permettant d’abord de détailler plus avant ses jambes, puis son visage et sa chevelure en un presque gros plan. Entre temps, Éric Rohmer aura choisi de faire étreindre Maud par Vidal avec une fougue toute amoureuse, puis de disposer son héroïne sur un sofa à la sensuelle fourrure blanche. Soit autant d’options de mise en en scène qui, combinées à la photographie de la plastique de Françoise Fabian, confèrent au personnage qu’elle incarne un magnétisme érotique d’ores et déjà puissant. Et qui ira crescendo durant cette nuit que Jean-Louis passera chez Maud… Car si l’on discourt beaucoup durant ces instants nocturnes dans l’appartement de la femme, le plus important n’est peut-être pas là. Tandis que les personnages s’étourdissent de Chanturgue et de paroles, Éric Rohmer ne cesse de magnifier la beauté de Maud. Parcourant avec fluidité l’échelle des plans, le cinéaste donne à voir à l’envi tantôt les jambes – bientôt largement dénudées… –, tantôt le visage de la femme aux yeux alanguis. Un changement de vêtement, en cours de soirée, permettra même de détailler plus avant une poitrine qu’une robe noire faussement sage ne laissait jusque-là que deviner.

Et Éric Rohmer d’ainsi composer l’une des plus belles tentatrices de l’histoire du 7ème Art ! Il n’est donc pas surprenant que le projet matrimonial auquel Jean-Louis se tenait jusque-là avec une constance inentamée vacille quelque peu. Le trouble du personnage se dit alors notamment par le caractère de nouveau erratique de ses déplacements. Les mouvements de l’ingénieur dans le salon de Maud ne sont rien moins que rectilignes et ordonnés, l’homme oscillant à travers le séjour selon des courbes aussi imprévisibles que celles qu’il dessina durant sa filature clermontoise. Cherchant à s’extraire de la pièce tout ne cessant d’y revenir, pour ensuite tantôt s’approcher, tantôt s’éloigner du sofa où est couchée Maud, l’homme autrefois si sûr de son positionnement dans la vie semble désormais avoir les plus grandes peines à déterminer où se situe sa place. Et si au terme de cette nuit, Jean-Louis n’aura pas encore fait l’amour avec Maud, il semble cependant plus qu’ébranlé quant à son plan de vie initial, se déclarant à lui-même : « [je] ne me sentais plus moi-même, ou plus exactement, [je] me sentais disponible à n’importe quoi, sans principes, sans caractère, sans volonté, sans morale, sans rien… »

Mais l’indécision du personnage ne sera en réalité que passagère, car Jean-Louis relève de cette catégorie des personnages rohmériens que les expériences traversées, aussi bouleversantes celles-ci puissent-elles être, ne modifient finalement pas. Par exemple semblable au héros du Signe du lion (1959) renouant à la fin du film avec sa vie initiale comme si sa déchéance clocharde n’avait jamais eu lieu, Jean-Louis persistera dans son être… ou du moins dans ce qu’il s’en représente. Et l’ingénieur ne s’abandonnera jamais à Maud, s’en tenant à Françoise dont il croisera, enfin, la route et qu’il conquerra alors. Que penser cependant du plan ultime du film, montrant les deux époux symétriquement répartis de part et d’autre de leur enfant sous le soleil de Bretagne ? Cette image vient-elle sceller définitivement la victoire de la stratégie existentielle déployée par Jean-Louis, confirmant de la sorte la légitimité de son entreprise ? À moins que le terme "Fin" qui s’incruste en même temps à l’écran ne marque pas seulement celle du film mais aussi celle de la possibilité d’un bonheur non pas construit et planifié mais réel pour Jean-Louis. Comme celui que lui aurait peut-être procuré Maud ? On laissera le soin à chacun des spectateurs de tirer leurs propres conclusions de ce chef-d’œuvre rohmérien. Tout en ne pouvant s’empêcher de confesser – mais sans doute l’aura-t-on compris… – une préférence toute personnelle pour le parti incarné par Maud dans l’alternative au cœur de ce troisième des contes moraux.

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