jeudi 16 juin 2022

Visionnage domestique toulousain (106bis)


Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers). Bruno Podalydès (1998)


Comment transformer à l’écran un type ordinaire, habité par l’indécision, en personnage hilarant de comédie jusqu’à en faire le héros maladroit et touchant de l’aventure de l’amour ? Pour son premier long métrage (et César de la première œuvre), Bruno Podalydès poursuit en 1998 le compagnonnage artistique noué avec son frère, le comédien (et coscénariste) Denis Podalydès dans le rôle d’Albert Jeanjean, protagoniste de Dieu seul me voit. En fait, le cinéaste, qui a débuté dès 1988 par des courts-métrages, reprend ici la veine comique irriguant une fiction précédente, Versailles-Rive-Gauche, réalisée en 1993, avec son frère en interprète burlesque d’un velléitaire du sentiment. Cette fois, l’incarnation du doute se prénomme Albert et son défaut de caractère le mène par un enchaînement hasardeux et protéiforme de situations rocambolesques sur les routes accidentées de la vie. En explorateur candide d’une existence dont il paraît tout ignorer et en expérimentateur timide de l’amour dont il découvre les infinis trésors, Denis Podalydès, entouré d’une bande de comédiens épatants, fait merveille. Un cocktail comique, pétillant de fantaisie et d’intelligence.


Albert entre passages piétonniers et vagabondages déjantés

Vue plongeante sur une église, nous entendons les cloches et nous surplombons bientôt un homme à la démarche hésitante déambulant dans les rues presque vides tandis que montent doucement les accents de La Marseillaise. La caméra maintenant à la hauteur de l’individu nous le montre croisant une vieille dame et son chien, tandis qu’une musique plus populaire (style bal musette avec guitares puis version jazz manouche) décline toujours l’hymne national. La dame demande son chemin et notre homme en imperméable gris et cartable à la main se lance dans des explications alambiquées assorties de moulinets avec le bras et la main indiquant plusieurs directions au point que la passante désemparée le remercie en s’éloignant suivie de son petit chien qui aboie.

Nous sommes à Versailles pendant des élections municipales (comme des affiches murales en attestent : Votez Michel Butel !) et Albert Jeanjean (Denis Podalydès) regagne -à grandes emjambées en empruntant les passages piétonniers tout en semblant hésiter sur sa destination-son appartement douillet. Il y écoute les messages laissés par ses copains sur le répondeur en faisant, -assis cadré de profil visage impassible et yeux mobiles-, des exercices d’extension avec un appareil mécanique de gymnastique, sa figure sortant et entrant dans le cadre au gré de ses mouvements rythmés. Un peu plus tard, il frappe à la porte d’une école à deux reprises avant d’entrer timidement. Nous sommes dans un bureau de vote où il officie ce jour-là comme assesseur. Une journée au cours de laquelle il retrouve des copains d’enfance ou/et des amis de longue date. Chaque vote de l’un d’entre eux, lors de la signature sur le registre, est l’occasion pour Albert d’échanger avec eux, de sortir du cadre solennel, pour évoquer souvenirs incongrus, questions sur l’orientation politique du votant ou remarques sur le ‘concours de jambes de femmes’ découvertes au lever du rideau à la sortie de l’isoloir.

Voilà les présentations d’Albert sont faites. Tourner à droite ou à gauche ? Revenir sur ses pas ou continuer à avancer ? Entretenir sa forme chez soi ou répondre aux invitations déposées sur son téléphone ? Etre citoyen assesseur ou copain farceur ? Rougir à la moindre présence féminine ou aspirer à un rendez-vous intime ?

Face à cet adolescent attardé et indécis, soucieux de sa calvitie naissante, blagueur décalé, citoyen dilettante, peu préoccupé par la politique (preneur de son pour la réalisation de films d’entreprise, il donne des conseils au réalisateur sans se soucier du message politique de l’élu local devant la caméra) mais obsédé par les futures rencontres avec la gente féminine, nous reconnaissons aisément en lui des garçons de cinéma, empêchés dans la vie, éternels célibataires à la manière de L’oncle de Jacques Tati ou amoureux enfantins grandissant à grand peine à la façon de l’Antoine Doinel imaginé par François Truffaut. Et pourtant…


Albert, électron libre ou ‘Tintin’ au pays des femmes

Atteint d’une pusillanimité chronique, Albert Jeanjean ne manque pas de parler sans cesse de l’autre sexe avec ses meilleurs potes (et éventuels rivaux), Otto aux cheveux bruns abondants (Jean-Noël Brouté), François le grincheux hanté par la vampirisation féminine (Michel Vuillemoz) sans oublier Patrick l’arrangeant (Philippe Uchan). Albert, à la différence des ses illustres modèles keatoniens ou tatiesques, est aussi un as de la parole approximative, changeante, à tiroirs (des plaisanteries tombant à plat aux sentences à prendre au pied de la lettre). C’est aussi un adepte du monologue lorsqu’il se prépare à un premier rendez-vous avec une femme. Seul ou en présence d’un ami, il échafaude mille stratagèmes par anticipation à la fois pour conjurer la peur et pour enclencher un irrésistible mécanisme de séduction. Et, pris dans un maelstrom de péripéties, rien ne se passe comme prévu même si une nuit d’amour se concrétise au moment où lui-même (et le spectateur) n’y croit plus ! Ainsi il faudra bien des détours tortueux pour qu’il étreigne Sophie (Isabelle Candelier), sa première amoureuse à qui il a comme premier cadeau offert une bouilloire avant de récupérer une poubelle que l’ex-amant de la dite Sophie lui place dans les mains en l’accueillant dans la maison que la jeune femme partage encore avec lui.

Dans des concours de circonstances aussi hasardeuses qu’improbables, notre électron libre, -toujours à la merci des désirs et des avances de femmes battantes et volontaires, dotées de forts tempéraments a priori éloignés de son caractère-, s’adapte, emprunte les goûts et les couleurs de celles qu’il rencontre et parcourt en accéléré les étapes de la vie amoureuse. A l’histoire avec Sophie, -amie de toujours, infirmière bénévole dans une caravane médicale où Albert vient donner son sang et tombe dans les pommes, tandis que celle-ci lui caresse la main en lui chantant a capella le refrain de Guantanamera-, correspond l’enfance de l’amour. A l’aventure avec Corinne (Cécile Bouillot), -inspectrice des Renseignements généraux, qui l’embarque sur sa moto et lui épargne une arrestation par ses collègues policiers, avant de lui offrir une nuit torride et joyeusement chorégraphiée par leurs deux corps nus et dansants-, correspond l’adolescence de l’amour. A la passion avec Anna (Jeanne Balibar), -réalisatrice d’un court métrage ésotérique, amie des artistes (laquelle a rencontré Fidel Castro à Cuba !) et supposée femme fatale à la voix langoureuse-, correspond l’engagement de l’âge adulte ?

Mise en scène foisonnante et inventive, comédie poétique et libertaire

Mille questions nous taraudent encore au terme provisoire de l’épopée amoureuse de notre caméléon à l’humour impayable. Pourquoi Albert, si peu impliqué dans la politique, est-il obsédé par Cuba et fait-il régulièrement allusion (en se trompant dans les pourcentages) à la santé des Cubains et au nombre de médecins par habitant ? Peut-il à la fois tomber amoureux d’une policière et se rendre (en retard) à une manifestation devant le château de Versailles contre l’exclusion ? Pourquoi tient-il absolument à raconter devant un groupe de fêtards interloqués l’histoire de deux hippopotames dialoguant en pleine canicule dont l’un prénommé Patrick confie à l’autre : "je ne me ferai jamais à l’idée que nous soyons vendredi" ? A-t-il vraiment trouvé l’accomplissement auprès de la douce et incisive Anna aux côtés de laquelle il dort comme un bébé après avoir fait le poirier sur le canapé du salon, vomi à plusieurs reprises dans les toilettes du restaurant et lui avoir jeté un verre d’eau à la figure en plein dîner au restaurant syldave (comme dans Le Spectre d’Ottokar), un geste spectaculaire (qu’elle lui rend aussi sec) comme pure preuve d’amour tangible ? Pourquoi la chanson ‘Guantanamera’, sous des formes d’orchestration et d’interprétation diverses traverse-t-elle l’ensemble de cette fiction foutraque commencée aux accents de l’hymne national ? Au fil de ces tours et détours, de parcours tracés d’avances en bifurcations insoupçonnées jusqu’aux pistes abandonnées en chemin et restées inexplorées, Albert régi par le principe d’incertitude a-t-il trouvé sa voie aussi bien seul qu’avec les autres ? « Dieu seul me voit », comédie faussement légère, riche d’autres histoires souterraines laissées à notre imagination, regorge de rêves inachevés et de trésors intimes à savourer. Albert continue à réfléchir, à parler, à marcher et à aimer, bien au-delà du coup de cymbales final répété par la gendarme en uniforme. Un son pimpant comme une invitation joyeuse à trouver notre place en tant qu’être humain au milieu des autres. En toute liberté.

Samra Bonvoisin

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