jeudi 4 septembre 2014

«Vous n'ignorez pas, madame, avec quelle indifférence j'ai vu toutes ces femmes, même celles qui ont paru me distinguer. Occupé du soin de faire ma cour, de remplir les devoirs que mon état m'impose, d'acquérir des amis, j'ai évité de me livrer à des amusements peu faits pour me séduire. Un naturel sensible, un caractère vrai m'ont fait envisager l'amour comme une passion qu'il était heureux de sentir, mais ridicule de feindre. Dans ces dispositions, je vous vis, madame, et mon coeur me dit que vous étiez la seule personne qui pût m'inspirer ces sentiments délicieux qui, nés de l'admiration, accrus par le respect, entretenus par l'estime et soutenus par l'amitié, remplissent tous les vides de l'âme, et forment ces chaînes douces et durables que le temps ne peut rompre ; mais la différence de nos fortunes, le bruit répandu du peu de goût que vous montriez pour prendre de nouveaux engagements, tant de partis plus avantageux que vous aviez éloignés, assez de hauteur peut être pour craindre d'essuyer des refus, mille raisons me forcèrent à cacher l'ardeur que vous m'inspiriez. Je voulus en triompher ; je contraignis mes désirs qui m'entraînaient sur vos pas ; j'évitai les occasions de vous voir ; je ne parus chez vous que lorsque la bienséance m'obligea de m'y montrer. C'est dans ce temps, madame, qu'Adelaïde me laissa voir des dispositions si favorables, qu'il me fut impossible de conserver de la froideur auprès d'une fille charmante qui ne me cachait pas que j'avais su lui plaire. Sans espérance près de vous, sans passion pour elle, déterminé ou plutôt emporté par cette vanité qui nous rend sensible aux préférences, je me plus à suivre tous les mouvements de Mlle du Bugei. Je me livrai au plaisir de voir naître dans son coeur un amour dont je n'envisageai point les suites ; j'en admirais les progrès, ils me flattaient ; et, par une étourderie dont je ne puis trop me repentir, je m'en applaudissais.»

Histoire de M. le marquis de Cressy. Madame Riccoboni. Editions Gallimard (2009) 

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