lundi 8 septembre 2014

Talens réunis : textes (14)




«Lettre soixante et unième

Jacob Brito à Aaron Monceca

   J'ai quitté Naples depuis quinze jours, & je tache d’arriver en Suisse le plutôt qu’il me sera possible. Je resterai cependant quelques jours à Milan. Depuis que je suis dans cette ville, j’ai aperçu bien des choses qui méritent l’attention d’un voyageur. Elle est grande & bien bâtie. Les Français & les Piémontais, au pouvoir de qui elle est encore pour quelques temps, y sont peu aimés des habitants. Les maris jaloux soupirent après l’heureux instant où les Impériaux viendront les délivrer d’incommodes galants. Depuis que les Français sont maîtres de Milan, le vin a beaucoup diminué de prix, & le nombre de baptêmes s’est considérablement augmenté. Beaucoup de maris, qui n’avaient jamais eu d’enfants, & qui croyaient leurs femmes stériles, jouissent maintenant du doux nom de père. Les dévots attribuent cette heureuse multiplication aux intercessions de Charles Borromée : les astrologues assurent qu’on en est redevable aux heureuses influences des astres ; mais, les jaloux pensent que les Français y ont beaucoup plus de part que les saints & les globes célestes. Ils attendent donc le retour des Allemands avec beaucoup d’impatience ; & je ne doute pas, qu’ils ne fassent rendre publiquement des actions de grâce de leur arrivée aux Saints en qui ils ont le plus de confiance. 

   Les Milanais, ainsi que les autres Italiens, ont auprès de la divinité de très grands protecteurs, auxquels ils ont bâti des temples magnifiques. Les principaux avocats, qu’ils ont choisis dans la Cour céleste, ont vécu autrefois dans leur ville. Clou & Charles Borromée sont les plus distingués. Le jour de fête du premier, on expose son corps sur le grand autel du Dôme. Le peuple vient de tous côtés se prosterner devant lui. Une foule de possédés accourent en grand nombre, & font devant le Saint des figures les plus étonnantes, se tourmentent, crient, hurlent, & jouent enfin à Milan le même personnage que les convulsionnaires à Paris. On soulage leurs maux d’une façon assez plaisante. Un prêtre leur jette quelques fleurs prises d’entre celles qui ornent la chasse du Saint ; & les diables sensibles à l’odeur des oeillets & des violettes, deviennent doux, paisibles, complaisants, entrent en conversation avec les prêtres, & leur parlent fort honnêtement. Il n’est rien de si curieux pour un philosophe, que d’être spectateur de ces scènes : & les enthousiasmes de la prêtresse de Delphes n’eurent jamais rien d’aussi extraordinaire. Il y en a, parmi ces possédés, qui font la même cérémonie toutes les années ; & quelques personnes à qui l’on apprend plusieurs mots de différentes langues. Les prêtres font valoir beaucoup cet artifice ; & le menu peuple est fort étonné d’entendre un paysan parler une langue qu’il n’a jamais apprise. Il y a quelque temps, qu’un docteur nazaréen, qui interrogeait un de ces possédés, oublia les demandes qu’il devait faire, & lui proposa quelques-unes des questions qui regardait un de ses confrères ; qui, entendant la question du Prêtre, crut qu’on s’adressait à lui, & répondit pour son camarade. Cette aventure étonna un peu le docteur : mais, il se remit bientôt de sa surprise, qui ne fut remarquée que de ceux qui connaissent le ridicule & la fourberie de ces comédies infernales. 
   
   Les Milanais ont autant de superstition que leurs voisins ; mais ils accommodent leur dévotion à leurs plaisirs ; & comme les fêtes des Saint leur procurent plusieurs divertissements, ils en font autant qu’ils peuvent. Le beau sexe, les moines, les galants, les musiciens, & les limonadiers, en profitent. 

   Le Carnaval est presque aussi gai à Milan qu’à Venise : tout le monde s’y livre à la joie. Les religieuses enfermées dans leurs couvents ne cèdent point leur part : elles jouent entre elles des comédies, s’habillent en Arlequin, en Scaramouche, en Mezetin ; & la sœur Dorothée & la sœur Angélique deviennent Pantalon & Pierrot. Depuis Noël jusqu’au Carême, on va en foule dans les couvents voir représenter à la grille ces troupes de comédiens femelles qui se tirent à merveille d’affaire, & représentent souvent mieux leur rôle, que de véritables comédiens. 

   Les moines ne le cèdent en rien aux religieuses pour la mascarade. Ils jouent aussi des farces publiquement dans leurs couvents. Le père Prieur fait le Bonhomme Jean Broche : les jeunes novices s’acquittent à merveille des rôles d’Angélique & de Spinete ; & jusqu’aux frères lais, tous veulent avoir part aux plaisirs publics. Ces moines poussent même la science plus loin : ils vont jouer leurs pièces dans bien des maisons particulières ; &, pour une collation, on peut avoir chez soi pendant un après-midi la troupe franciscaine, ou l’augustinienne. L’on a à choisir parmi toutes les différentes sectes de moines. 

   Ces troupes particulières n’empêchent point qu’il n’y en ait plusieurs autres de véritables comédiens, répandus dans la ville. L’opéra occupe le premier théâtre. Il est magnifique, & les décorations en sont superbes. Les Milanais ont une façon particulière d’applaudir aux acteurs ou aux actrices. Ils composent des sonnets, ou bien ils les font faire à quelques poètes à gage ; & lorsqu’un Virtuoso, ou une Virtuosa, a parfaitement chanté, on jette de tout côté sur le théâtre de ces sonnets imprimés, qui contiennent tous quelques louanges de l’acteur. Il arrive souvent, que, dans ces poésies, Jules César, Tamerlan, Mahomet II, se trouvent de petits Garçons, eu égard aux Signori Scalfi, Fufarlini, Sinefini, & autres demi hommes, qui ont payé bien chèrement l’avantage d’avoir la voix claire. Les Anglais ont une autre façon d’applaudir, qui plait beaucoup aux acteurs. Ils jettent, au lieu de vers, des bourses remplies de ducats ; & la gloire n’est point assez chère aux Signori Virtuosi, pour leur faire préférer les sonnets aux pistoles. Il faut pourtant qu’ils s’en contentent en Italie, ne pouvant mieux faire ; car il n’est aucun Milanais, qui soit tenté d’applaudir à la manière anglaise. [...]»

Lettres juives ou correspondance philosophique, historique et critique entre un juif voyageur à Paris & ses correspondants en divers endroitsMarquis Boyer d'ArgensA Amsterdam Chez Paul Gautier (1737)

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