mercredi 10 septembre 2014

Talens réunis : textes (15)


43 (VII)

«Voyez, Lucile, ce morceau de terre, plus propre et plus orné que les autres terres qui lui sont contiguës : ici ce sont des compartiments mêlés d’eaux plates et d’eaux jaillissantes ; là des allées en palissade qui n’ont pas de fin, et qui vous couvrent des vents du nord ; d’un côté c’est un bois épais qui défend de tous les soleils, et d’un autre un beau point de vue. Plus bas, une Yvette ou un Lignon, qui coulait obscurément entre les saules et les peupliers, est devenu un canal qui est revêtu ; ailleurs de longues et fraîches avenues se perdent dans la campagne, et annoncent la maison, qui est entourée d’eau. Vous récrierez-vous : « Quel jeu du hasard ! combien de belles choses se sont rencontrées ensemble inopinément ! » Non sans doute ; vous direz au contraire : « Cela est bien imaginé et bien ordonné ; il règne ici un bon goût et beaucoup d’intelligence. » Je parlerai comme vous, et j’ajouterai que ce doit être la demeure de quelqu’un de ces gens chez qui un Nautre va tracer et prendre des alignements dès le jour même qu’ils sont en place. Qu’est-ce pourtant que cette pièce de terre ainsi disposée, et où tout l’art d’un ouvrier habile a été employé pour l’embellir, si même toute la terre n’est qu’un atome suspendu en l’air, et si vous écoutez ce que je vais dire ?

Vous êtes placé, ô Lucile, quelque part sur cet atome : il faut donc que vous soyez bien petit, car vous n’y occupez pas une grande place ; cependant vous avez des yeux, qui sont deux points imperceptibles ; ne laissez pas de les ouvrir vers le ciel : qu’y apercevez-vous quelquefois ? La lune dans son plein ? Elle est belle alors et fort lumineuse, quoique sa lumière ne soit que la réflexion de celle du soleil ; elle paraît grande comme le soleil, plus grande que les autres planètes, et qu’aucune des étoiles ; mais ne vous laissez pas tromper par les dehors. Il n’y a rien au ciel de si petit que la lune : sa superficie est treize fois plus petite que celle de la terre, sa solidité quarante-huit fois, et son diamètre, de sept cent cinquante lieues, n’est que le quart de celui de la terre : aussi est-il vrai qu’il n’y a que son voisinage qui lui donne une si grande apparence, puisqu’elle n’est guère plus éloignée de nous que de trente fois le diamètre de la terre, ou que sa distance n’est que de cent mille lieues. Elle n’a presque pas même de chemin à faire en comparaison du vaste tour que le soleil fait dans les espaces du ciel ; car il est certain qu’elle n’achève par jour que cinq cent quarante mille lieues : ce n’est par heure que vingt-deux mille cinq cents lieues, et trois cent soixante et quinze lieues dans une minute. Il faut néanmoins, pour accomplir cette course, qu’elle aille cinq mille six cents fois plus vite qu’un cheval de poste qui ferait quatre lieues par heure, qu’elle vole quatre-vingts fois plus légèrement que le son, que le bruit par exemple du canon et du tonnerre, qui parcourt en une heure deux cent soixante et dix-sept lieues.

Mais quelle comparaison de la lune au soleil pour la grandeur, pour l’éloignement, pour la course ? Vous verrez qu’il n’y en a aucune. Souvenez-vous seulement du diamètre de la terre, il est de trois mille lieues ; celui du soleil est cent fois plus grand, il est donc de trois cent mille lieues. Si c’est là sa largeur en tout sens, quelle peut être toute sa superficie ! quelle sa solidité ! Comprenez-vous bien cette étendue, et qu’un million de terres comme la nôtre ne seraient toutes ensemble pas plus grosses que le soleil ? « Quel est donc, direz-vous, son éloignement, si l’on en juge par son apparence ? » Vous avez raison, il est prodigieux ; il est démontré qu’il ne peut pas y avoir de la terre au soleil moins de dix mille diamètres de la terre, autrement moins de trente millions de lieues : peut-être y a-t-il quatre fois, six fois, dix fois plus loin ; on n’a aucune méthode pour déterminer cette distance.

Pour aider seulement votre imagination à se la représenter, supposons une meule de moulin qui tombe du soleil sur la terre ; donnons-lui la plus grande vitesse qu’elle soit capable d’avoir, celle même que n’ont pas les corps tombant de fort haut ; supposons encore qu’elle conserve toujours cette même vitesse, sans en acquérir et sans en perdre ; qu’elle parcoure quinze toises par chaque seconde de temps, c’est-à-dire la moitié de l’élévation des plus hautes tours, et ainsi neuf cents toises en une minute ; passons-lui mille toises en une minute, pour une plus grande facilité ; mille toises font une demi-lieue commune ; ainsi en deux minutes la meule fera une lieue, et en une heure elle en fera trente, et en un jour elle fera sept cent vingt lieues : or elle a trente millions à traverser avant que d’arriver à terre ; il lui faudra donc quarante-un mille six cent soixante-six jours, qui sont plus de cent quatorze années, pour faire ce voyage. Ne vous effrayez pas, Lucile, écoutez-moi : la distance de la terre à Saturne est au moins décuple de celle de la terre au soleil ; c’est vous dire qu’elle ne peut être moindre que de trois cents millions de lieues, et que cette pierre emploierait plus d’onze cent quarante ans pour tomber de Saturne en terre.

Par cette élévation de Saturne, élevez vous-même, si vous le pouvez, votre imagination à concevoir quelle doit être l’immensité du chemin qu’il parcourt chaque jour au-dessus de nos têtes : le cercle que Saturne décrit a plus de six cents millions de lieues de diamètre, et par conséquent plus de dix-huit cents millions de lieues de circonférence ; un cheval anglais qui ferait dix lieues par heure n’aurait à courir que vingt mille cinq cent quarante-huit ans pour faire ce tour.

Je n’ai pas tout dit, ô Lucile, sur le miracle de ce monde visible, ou, comme vous parlez quelquefois, sur les merveilles du hasard, que vous admettez seul pour la cause première de toutes choses. Il est encore un ouvrier plus admirable que vous ne pensez : connaissez le hasard, laissez-vous instruire de toute la puissance de votre Dieu. Savez-vous que cette distance de trente millions de lieues qu’il y a de la terre au soleil, et celle de trois cents millions de lieues de la terre à Saturne, sont si peu de chose, comparées à l’éloignement qu’il y a de la terre aux étoiles, que ce n’est pas même s’énoncer assez juste que de se servir, sur le sujet de ces distances, du terme de comparaison ? Quelle proportion, à la vérité, de ce qui se mesure, quelque grand qu’il puisse être, avec ce qui ne se mesure pas ? On ne connaît point la hauteur d’une étoile ; elle est, si j’ose ainsi parler, immensurable ; il n’y a plus ni angles, ni sinus, ni parallaxes dont on puisse s’aider. Si un homme observait à Paris une étoile fixe, et qu’un autre la regardât du Japon, les deux lignes qui partiraient de leurs yeux pour aboutir jusqu’à cet astre ne feraient pas un angle, et se confondraient en une seule et même ligne, tant la terre entière n’est pas espace par rapport à cet éloignement. Mais les étoiles ont cela de commun avec Saturne et avec le soleil : il faut dire quelque chose de plus. Si deux observateurs, l’un sur la terre et l’autre dans le soleil, observaient en même temps une étoile, les deux rayons visuels de ces deux observateurs ne formeraient point d’angle sensible. Pour concevoir la chose autrement, si un homme était situé dans une étoile, notre soleil, notre terre, et les trente millions de lieues qui les séparent, lui paraîtraient un même point : cela est démontré.

On ne sait pas aussi la distance d’une étoile d’avec une autre étoile, quelque voisines qu’elles nous paraissent. Les Pléiades se touchent presque, à en juger par nos yeux : une étoile paraît assise sur l’une de celles qui forment la queue de la grande Ourse ; à peine la vue peut-elle atteindre à discerner la partie du ciel qui les sépare, c’est comme une étoile qui paraît double. Si cependant tout l’art des astronomes est inutile pour en marquer la distance, que doit-on penser de l’éloignement de deux étoiles qui en effet paraissent éloignées l’une de l’autre, et à plus forte raison des deux polaires ? Quelle est donc l’immensité de la ligne qui passe d’une polaire à l’autre ? et que sera-ce que le cercle dont cette ligne est le diamètre ? Mais n’est-ce pas quelque chose de plus que de sonder les abîmes, que de vouloir imaginer la solidité du globe, dont ce cercle n’est qu’une section ? Serons-nous encore surpris que ces mêmes étoiles, si démesurées dans leur grandeur, ne nous paraissent néanmoins que comme des étincelles ? N’admirerons-nous pas plutôt que d’une hauteur si prodigieuse elles puissent conserver une certaine apparence, et qu’on ne les perde pas toutes de vue ? Il n’est pas aussi imaginable combien il nous en échappe. On fixe le nombre des étoiles : oui, de celles qui sont apparentes ; le moyen de compter celles qu’on n’aperçoit point, celle par exemple qui composent la voie de lait, cette trace lumineuse qu’on remarque au ciel dans une nuit sereine, du nord au midi, et qui par leur extraordinaire élévation, ne pouvant percer jusqu’à nos yeux pour être vues chacune en particulier, ne font au plus que blanchir cette route des cieux où elles sont placées ?

Me voilà donc sur la terre comme sur un grain de sable qui ne tient à rien, et qui est suspendu au milieu des airs : un nombre presque infini de globes de feu, d’une grandeur inexprimable et qui confond l’imagination, d’une hauteur qui surpasse nos conceptions, tournent, roulent autour de ce grain de sable, et traversent chaque jour, depuis plus de six mille ans, les vastes et immenses espaces des cieux. Voulez-vous un autre système, et qui ne diminue rien du merveilleux ? La terre elle-même est emportée avec une rapidité inconcevable autour du soleil, le centre de l’univers. Je me les représente tous ces globes, ces corps effroyables qui sont en marche ; ils ne s’embarrassent point l’un l’autre, ils ne se choquent point, ils ne se dérangent point : si le plus petit d’eux tous venait à se démentir et à rencontrer la terre, que deviendrait la terre ? Tous au contraire sont en leur place, demeurent dans l’ordre qui leur est prescrit, suivent la route qui leur est marquée, et si paisiblement à notre égard que personne n’a l’oreille assez fine pour les entendre marcher, et que le vulgaire ne sait pas s’ils sont au monde. O économie merveilleuse du hasard ! l’intelligence même pourrait-elle mieux réussir ? Une seule chose, Lucile, me fait de la peine : ces grands corps sont si précis et si constants dans leur marche, dans leurs révolutions et dans tous leurs rapports, qu’un petit animal relégué en un coin de cet espace immense qu’on appelle le monde, après les avoir observés, s’est fait une méthode infaillible de prédire à quel point de leur course tous ces astres se trouveront d’aujourd’hui en deux, en quatre, en vingt mille ans. Voilà mon scrupule, Lucile ; si c’est par hasard qu’ils observent des règles si invariables, qu’est-ce que l’ordre ? qu’est-ce que la règle ?

Je vous demanderai même ce que c’est que le hasard : est-il corps ? est-il esprit ? est-ce un être distingué des autres êtres, qui ait son existence particulière, qui soit quelque part ? ou plutôt n’est-ce pas un mode, ou une façon d’être ? Quand une boule rencontre une pierre, l’on dit : « c’est un hasard » ; mais est-ce autre chose que ces deux corps qui se choquent fortuitement ? Si par ce hasard ou cette rencontre la boule ne va plus droit, mais obliquement ; si son mouvement n’est plus direct, mais réfléchi ; si elle ne roule plus sur son axe, mais qu’elle tournoie et qu’elle pirouette, conclurai-je que c’est par ce même hasard qu’en général la boule est en mouvement ? ne soupçonnerai-je pas plus volontiers qu’elle se meut ou de soi-même, ou par l’impulsion du bras qui l’a jetée ? Et parce que les roues d’une pendule sont déterminées l’une par l’autre à un mouvement circulaire d’une telle ou telle vitesse, examiné-je moins curieusement quelle peut être la cause de tous ces mouvements, s’ils se font d’eux-mêmes ou par la force mouvante d’un poids qui les emporte ? Mais ni ces roues, ni cette boule n’ont pu se donner le mouvement d’eux-mêmes, ou ne l’ont point par leur nature, s’ils peuvent le perdre sans changer de nature : il y a donc apparence qu’ils sont mus d’ailleurs, et par une puissance qui leur est étrangère. Et les corps célestes, s’ils venaient à perdre leur mouvement, changeraient-ils de nature ? seraient-ils moins de corps ? Je ne me l’imagine pas ainsi ; ils se meuvent cependant, et ce n’est point d’eux-mêmes et par leur nature. Il faudrait donc chercher, ô Lucile, s’il n’y a point hors d’eux un principe qui les fait mouvoir ; qui que vous trouviez, je l’appelle Dieu.

Si nous supposions que ces grands corps sont sans mouvement, on ne demanderait plus, à la vérité, qui les met en mouvement, mais on serait toujours reçu à demander qui a fait ces corps, comme on peut s’informer qui a fait ces roues ou cette boule ; et quand chacun de ces grands corps serait supposé un amas fortuit d’atomes qui se sont liés et enchaînés ensemble par la figure et la conformation de leurs parties, je prendrais un de ces atomes et je dirais : Qui a créé cet atome ? Est-il matière ? est-il intelligence ? A-t-il eu quelque idée de soi-même, avant que de se faire soi-même ? Il était donc un moment avant que d’être ; il était et il n’était pas tout à la fois ; et s’il est auteur de son être et de sa manière d’être, pourquoi s’est-il fait corps plutôt qu’esprit ? Bien plus, cet atome n’a-t-il point commencé ? est-il éternel ? est-il infini ? Ferez-vous un Dieu de cet atome ?»

Les Caractères ou les moeurs de ce siècleLa Bruyère. Garnier - Flammarion (1965)



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