vendredi 10 février 2023

Visionnage toulousain en salle (46 bis) à l'ABC



Aftersun : derrière le soleil voilé du souvenir
Véronique Cauhapé

Grand Prix au Festival de Deauville, le premier long-métrage de la réalisatrice écossaise Charlotte Wells raconte avec émotion les jours heureux entre un père et sa fille.

Certains films sont comme ça, qui, dès les premières minutes, accrochent votre rétine, se branchent à votre inconscient, parlent à une part enfouie de vous-même. Sans rien montrer d’exceptionnel. Au contraire. Cela tient sans doute au grain de l’image, à la nature d’une situation, aux visages et à la justesse d’une expression. Aftersun, présenté à Cannes en 2022 à la Semaine de la critique, appartient à cette catégorie. Bouleversant dans la simplicité apparente de son sujet qui, en réalité, révèle à mesure, et sous des airs plutôt tranquilles, tout ce qui fabrique une vie, la défait, la meurtrit, ce sur quoi elle s’appuie pour tenter de garder l’équilibre. Le film se passe sur quelques jours dont on sait qu’ils sont perdus à jamais. Dès lors en perçoit-on d’emblée la mélancolie.
Aftersun ouvre un album de souvenirs. Les derniers que Sophie a partagés avec son père, lors d’une semaine de vacances dans un hôtel club de la côte turque. Elle avait 11 ans, le père une trentaine d’années. Vingt ans ont passé, la mémoire a fait son œuvre, revisité et réinterprété certains épisodes. Des zones d’ombre se sont éclaircies, d’autres sont demeurées opaques. Désormais en couple, Sophie, tout récemment devenue mère, revient à ces images dont on soupçonne qu’elle n’a cessé de les interroger. Dans l’espoir d’y trouver un indice qui puisse aider à mieux appréhender, voire comprendre, la disparition du père survenue après ce fameux été.

Magnétique Paul Mescal
C’est donc ce regard adulte posé sur l’enfance, et plus précisément sur l’amour infini, absolu, singulier, unissant un père et sa fille, que met en scène le premier long-métrage, largement autobiographique, de la réalisatrice écossaise Charlotte Wells. Lequel, on s’en souvient, a retourné le public du Festival de Deauville 2022 et mit unanimement d’accord le jury présidé par Arnaud Desplechin, qui lui a décerné le Grand Prix.
Le charme envoûtant d’Aftersun tient à la fragilité, à cette sensibilité secrète que la réalisatrice rend palpable. En particulier grâce aux deux personnages et à leurs interprètes. Le père, Calum – corps solide, sourire tendre et enfantin, regard d’une tristesse abyssale – auquel Paul Mescal prête une grâce magnétique. Le rôle vaut au comédien irlandais (révélé dans la série Normal People, de Lenny Abrahamson) d’être nominé, cette année, à l’Oscar du meilleur acteur. A son côté, Sophie – magnifique Frankie Corio, petit bout de femme en devenir, aussi légère que grave, un pied dans l’insouciance, l’autre trébuchant sur les premiers obstacles de l’adolescence. Ces deux-là réunis nous enchaînent à leur moindre geste, nous absorbent dans la contemplation de leurs échanges complices, de leurs étreintes sans ambiguïté, de leurs premiers désaccords.
Tout ce qui aurait pu nous paraître banal devient dans « Aftersun » captivant et profondément touchant

Le film commence en même temps que leurs vacances, dès l’arrivée à l’hôtel. Il se poursuit au fil de jours presque semblables. Baignades, bains de soleil, plongée sous-marine, parties de billard, séances de hammam, dîners en tête à tête. « On est là pour s’amuser », rappelle régulièrement Calum à sa fille. Tous deux d’ailleurs s’y appliquent. Ignorant qu’ils sont les derniers de leur histoire commune, ils savent cependant combien ces moments insignifiants sont rares et précieux. Caméscope en main, chacun à tour de rôle prend le temps de les immortaliser. Bouts de film que la réalisatrice intègre à son film, variant ainsi les points de vue, superposant les couches et les textures, pour tenter de saisir au plus près cette figure du père dont on décèle petit à petit les failles, l’immense douleur qui la traverse.
Celles-ci se manifestent en de fulgurants éclairs, inscrivent sur la toile de minces défauts qui suffisent à érafler le bleu du ciel et de la mer. Il faut les saisir au détour d’un regard, d’un silence, d’un temps suspendu, d’un détail, d’un parti pris formel (mises au point floues rendant l’image incertaine, cadrages décentrés). Sans en avoir l’air, le chagrin que s’évertue à contenir Calum distille doucement son venin, se glisse sous les interstices, voile la belle et douce lumière de fin d’été. C’est à ce point de rencontre – où l’indolence se mêle au mal-être – que se crée l’alchimie. Et que tout ce qui aurait pu nous paraître banal devient dans Aftersun captivant et profondément touchant.
Sans lyrisme ni effusions sentimentales, Charlotte Wells semble se contenter de rendre compte des faits et gestes de ses personnages dont, en réalité, elle laisse transparaître le mystère. A mesure qu’il approche de la fin, le film superpose les strates, se fractionne sous les lumières d’un stroboscope qui morcelle les corps et confond différents espaces-temps. Passé, présent, on ne sait plus. Charlotte Wells crée un brouillage destiné à nous faire lâcher prise. Quand l’album s’apprête à être refermé, il ne s’agit plus d’essayer de comprendre, mais de se laisser porter par l’émotion. Et de la garder comme un dernier souvenir.

Film anglais et américain de Charlotte Wells. Avec Paul Mescal, Frankie Corio, Celia Rowlson-Hall (1 h 42)

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