vendredi 10 février 2023

Laure Calamy

«Plus jeune, j'ai dragué comme un homme, avec la liberté qu'on n'autorise qu'aux hommes»
Ondine Millot Le Figaro (25 novembre 2022)


Elle a la fureur de dire. Au théâtre, où elle a cultivé l'exigence avant d'illuminer à 40 ans le cinéma avec sa grâce aussi fantasque qu'atypique. Déjà multirécompensée, l'actrice poursuit son ascension avec trois films.
C'est la première chose qu'elle a dite, après les bonjours d'usage. Laure Calamy aimerait bien avoir notre numéro de téléphone. Parce qu'après les interviews, souvent, elle a envie de rappeler les journalistes. Pour préciser un mot, développer un sujet esquissé. La perfection d'une scène de théâtre répétée mille fois, d'une dix-huitième prise au cinéma, elle aimerait les transposer dans la vie. Sans que cela n'entame sa légendaire spontanéité, au contraire. C'est cette exigence, cette intranquillité permanente, qui lui permet de chahuter les certitudes, d'être ivre sans alcool, pudique sans vêtements, drôle dans le désespoir ou amère dans l'allégresse, et de monter les marches de Cannes en dansant le french cancan.
À 47 ans, avec trois films où elle tient le haut de l'affiche (dans les salles ces prochains mois), Laure Calamy est le tourbillon de liberté qu'attendait le cinéma français. Un ouragan soudain, après vingt années de relatif anonymat sur les planches du théâtre public, déclenché par la déflagration de la série Dix pour cent , en 2015. Elle a, depuis, tourné vingt-cinq films en sept ans, décroché de très beaux premiers rôles et un César de la meilleure actrice pour Antoinette dans les Cévennes , en 2021. Et conservé cette fraîcheur qui la fait débouler au rendez-vous à vélo, casque turquoise sur la tête et manteau rouge pimpant.

Annie Colère, un film engagé
Le vélo aussi est rouge, authentique modèle des années 1970, garde-boue chromés et vieux ressorts sous le cuir craquelé de la selle. C'est celui qu'elle enfourche dans le film Annie Colère, de Blandine Lenoir . Un rôle écrit pour elle, qui lui colle tant à la peau qu'il semble logique qu'elle ait gardé le vélo. L'histoire se situe en 1974. Annie, ouvrière dans une usine à matelas, mariée, mère de deux enfants, rencontre les militantes du Mlac, le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception. « Ma mère m'a raconté cette époque, sa jeunesse, dit l'actrice. On ne mesure pas à quel point les avortements clandestins faisaient alors partie de la vie des femmes. Avec les risques encourus. Cinq mille femmes en mouraient chaque année. Les comités du Mlac pratiquaient des avortements sûrs et sans douleur, le revendiquaient malgré l'illégalité. Ils ont mis une pression considérable : sans eux, la loi Veil légalisant l'IVG n'aurait jamais été votée.»

«Ma mère, une transfuge de classe»
Dans l'enthousiasme de Laure Calamy à défendre le film, il y a son propre engagement féministe, affirmé depuis toujours, la vigilance que réveille la régression américaine, «la façon dont même en France, le droit à l'avortement est remis en cause de manière sournoise, avec des médecins qui invoquent la clause de conscience, la fermeture des maternités». Il y a aussi un écho autobiographique «avec le parcours de ma mère, transfuge de classe», fille de petits paysans du Béarn devenue infirmière puis psychologue en reprenant ses études à 30 ans. Il y a aussi, enfin, la jouissance de jouer un parcours que rien ne prédestine. «C'est un film joyeux, lumineux. Annie, cette femme d'un milieu modeste, qui est dans la vie comme on lui a dit de faire – tu vas avoir des gosses, travailler dur, écouter ton père puis ton mari –, tout à coup s'autorise à penser par elle-même. Grâce aux autres, en se confrontant avec ces femmes de toutes origines sociales, elle chemine vers des endroits dont elle ne soupçonnait pas l'existence.»

Belle mais pas irréelle
Ce retournement du sort, cet empowerment féminin, Laure Calamy les incarne. Elle est la preuve que l'on peut commencer une carrière de premiers rôles au cinéma passé 40 ans, que l'on peut incarner l'éclat et la beauté au-delà des standards étriqués de la cinégénie. «Elle fait partie de ces actrices qui ont permis de projeter autre chose sur les femmes, dit son amie metteuse en scène Léna Bréban. Représenter des femmes désirables, auxquelles les spectatrices peuvent s'identifier.» «Elle est belle, mais elle n'est pas irréelle, renchérit la cinéaste Blandine Lenoir. Et elle assume son corps joyeusement. C'est une petite femme ordinaire, qui est en fait extraordinaire.»
Elle a été une mère dépassée dans Ava, de Léa Mysius (sa première nomination aux César), une employée d'un entrepôt Amazon dans Nos Batailles, de Guillaume Senez, une épouse d'agriculteur dans Seules les bêtes, de Dominik Moll, avant de crever l'écran dans trois premiers rôles renversants : l'institutrice amoureuse d'Antoinette dans les Cévennes, de Caroline Vignal, la prostituée qui se bat pour payer les études de son fils d'Une femme du monde, de Cécile Ducrocq, la femme de chambre dans un palace parisien d'À plein temps, d'Éric Gravel.
À travers ces personnages se retrouve un certain modèle, celui d'une femme du peuple dont le courage ou la quête ne peuvent que provoquer l'empathie du spectateur, un sentiment que, visiblement, elle inspire aussi aux réalisateurs. Pourtant, dans l'Origine du mal, de Sébastien Marnier, où elle trime à nouveau au bas de la chaîne sociale, dans une conserverie de poissons, elle se réjouit de susciter un trouble plus ambivalent.

Talent libre
«Je ne veux aucune morale dans mes personnages. On a tous en soi le beau comme le laid. Ça ne m'intéresse pas de juger, mais d'essayer de comprendre. De se dire, au départ, cette personne a été un enfant.» Elle cite Michel Serrault jouant le criminel Docteur Petiot, semble rêver d'une aventure comparable, défend l'association du tragique et de la drôlerie, comme chez son mentor au théâtre, le dramaturge et metteur en scène Olivier Py. « Une situation dite drôle part souvent de choses navrantes. Une chute, un échec. L'être humain est grotesque et touchant. C'est vrai que parfois, plus j'ai l'occasion d'être ridicule ou d'être “trop”, plus ça me plaît. » On recommande son crescendo de fureur paranoïaque, jubilatoire, dans Garçon chiffon, le premier film du comédien Nicolas Maury. «Nous avons ce point commun de côtoyer des gouffres, dit l'acteur, son alter ego comique dans la série Dix pour cent. Et de jouer avec nos angoisses.»

Le pouvoir des mots
Elle confirme. Raconte que certaines situations pour d'autres banales, comme l'exercice promotionnel à la télévision, peuvent la plonger dans des affres. «Je sais déployer un discours, être inspirée, heureusement. Mais je peux aussi me bloquer, perdre mes mots, mes esprits, et… être paralysée. C'est très pénible. Il y a une année de ma vie, au collège, où je ne parlais quasiment plus…» Elle se tait. Rit soudain, comme pour reprendre son impulsion. «Bref, c'est vrai que dans la vocation d'acteur, il y a toujours la volonté d'être regardé. Mais il y a aussi les mots. Je trouvais magnifique d'incarner des textes, des choses qui sont dites, justement, pas comme dans la vie. Que ce soit du Claudel, du Marivaux, du Feydeau, tout à coup, comme dans le conte, ce ne sont plus des crapauds qui sortent de votre bouche mais des bijoux. Ça m'a sauvée de quelque chose. De l'angoisse dans laquelle on peut être, adolescente, face à l'existence.»
Petite fille casse-cou et « sans doute fatigante », elle aimait grimper aux arbres et courir pieds nus dans les vergers autour du lotissement pavillonnaire où elle a grandi, près d'Orléans. Son amie Léna Bréban, élève avec elle au lycée, se souvient d'une ado moins exubérante, «maquillage charbonneux façon The Cure, avec cet air un peu éteint qu'on se donne à cet âge». Enfant unique de parents qui se sont faits seuls, Laure Calamy descend de lignées pour qui la vie ne fut pas tendre. Côté paternel, le grand-père, médecin de campagne, meurt à 42 ans, laissant sa femme avec cinq enfants. Son père, qui deviendra aussi médecin, grandit en pension. Côté maternel, il y a le récit «mythique», rit-elle, des vingt-et-une grossesses de son arrière-grand-mère. «Elle a passé presque vingt ans de sa vie enceinte. C'était dans le milieu paysan, mon grand-père, son fils, a été valet de ferme à 7 ans.»

La rencontre avec Olivier Py
À la maison, la jeune Laure entend ses parents parler entre eux de soins et de patients - «mais jamais avec les noms, ils étaient très respectueux du secret médical». Son père dirige le service d'infectiologie de l'hôpital de La Source, à Orléans, au moment de l'épidémie du sida. Sa mère, psychologue, travaille avec lui «pour les malades, mais aussi pour les soignants». «Il y avait trop de choses à encaisser, la mort de gens jeunes, rongés à petit feu.»
Elle part à Paris à 18 ans avec l'intention de devenir comédienne, une vocation entrevue enfant – «un cours de théâtre, je n'y étais allée qu'une fois, mais ça m'avait tellement plu… j'étais heureuse» – confirmée au Festival d'Avignon devant La Servante, d'Olivier Py - «certains n'aiment pas sa démesure, moi, au contraire, c'est ce qui m'a décidée à faire ce métier».

Une bête de scène
Elle retrouve le metteur en scène en dernière année de ses études au Conservatoire de Paris, fait ses armes dans le théâtre jeune public, à l'assaut des salles communales avec Léna Bréban. «Il fallait la voir, raconte cette dernière, face à six cents gamins qui hurlaient de rire, subjugués. Elle les tenait tous, elle les emmenait très loin. C'est une bête de scène.» Dans la pièce Les Inséparables, créée par Léna Bréban, Calamy incarne un petit garçon. Lors des rencontres avec le public, en bord de plateau, elle enlève sa perruque, redevient femme, s'amuse de la déception ou au contraire de la joie provoquées. «Jouer, c'est être au-delà des genres. Ce n'est pas notre sexe qui nous définit, il faut arrêter de se caractériser par ça. On est tellement plus intéressants ailleurs.»

Un compagnon, guide de montagne
Plus jeune, elle a «dragué comme un homme, avec la liberté qu'on n'autorise qu'aux hommes». «C'est mon côté travelo», rit-elle, en citant son livre préféré, Orlando, de Virginia Woolf, l'histoire d'un jeune noble qui se réveille dans un corps féminin et fait l'apprentissage d'une condition sociale bien plus contrainte. Aujourd'hui, elle rejoint dès qu'elle peut son compagnon, guide de montagne, dans son mazet des Cévennes, où ils vivent sans eau ni électricité. Elle n'a pas d'enfant, et aimerait là aussi que cesse cette injonction aux femmes, même si elle adore ceux des autres et particulièrement son beau-fils et son filleul. «Les enfants, quand vous êtes avec eux, c'est une bulle, un shoot de ludisme, de temps présent. Où vous oubliez justement que l'idéal, pour la planète, serait de faire moins d'enfants…»

Deux autres films sortiront début 2023, Les Cyclades, de Marc Fitoussi, et Bonne conduite, de Jonathan Barré, avant Iris et les hommes, de Caroline Vignal. Elle reprend sa métaphore de la bulle pour parler des tournages qu'elle enchaîne, enjouée à profiter de l'engouement qu'elle suscite. «Il y a ce côté heureux du collectif, comme partir en troupe en tournée. On est dans ce monde qu'on crée tous ensemble.» La vie, en mieux.

photographie Luc Braquet

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