mardi 16 août 2022

«J'étais donc assis à côté de ta grand-mère, et j'écoutais Bach [La Passion selon Saint-Jean]. J'étais alors un jeune homme au col très haut, avec une grosse cravate où une perle était piquée, j'avais des pantalons très étroits, et j'étais préoccupé surtout de la mine que je pouvais avoir, de l'idée que l'on se faisait de moi. J'écoutais Bach, mais comme on ne doit pas l'écouter : en pensant à autre chose. Or à un certain moment, je ne sais plus lequel, j'ai senti s'insinuer en moi, s'y installer, m'occuper tout entier, une émotion, un bonheur, que je n'ai reconnus que bien plus tard. Il faut avoir une fois au moins éprouvé cela, sinon ce ne sont que des mots. Simplement n'étais plus seul, j'étais délivré. Nous sommes ressortis dans la nuit, il y avait les mêmes lampadaires à la même place, les mêmes omnibus, le même mouvement de la rue. Nous avons pris un fiacre. Nous sommes rentrés rue Caumartin. J'étais ému et silencieux. Pourtant j'ai su me persuader que j'avais éprouvé une émotion esthétique, l'art pour l'art, la beauté pure, toutes ces sottises. Je m'étais approché de Dieu bien près, ce jour-là. A le toucher. Cela n'a duré que quelques minutes, et ma vie entière est passée là-dessus, un demi-siècle.»

Le bonheur du jour. José Cabanis. Gallimard (1960)

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