samedi 21 février 2015

«Le crime le plus grand c'est l'homicide. Caïn tue Abel. C'est le crime par excellence. Et l'on ne fait que tuer. Mon ennemi invisible, celui qui veut me donner la mort, je dois le tuer pour qu'il ne me tue pas.  En le tuant, je suis soulagé car j'ai la conscience obscure qu'en lui j'ai tué la mort. Sa mort ne se retourne pas contre moi, sa mort n'est plus, pour moi, créatrice d'angoisses, si j'ai tué l'adversaire avec l'assentiment collectif : les guerres sont faites pour cela : tuer avec bonne conscience. Tuer est un dérivatif, je conjure ma propre mort. Magie de la mort. Action magique de l'acte de tuer. Lorsque les Allemands tuaient les Juifs, tous les Allemands avaient bonne conscience, "ils tuaient pour se défendre". Les Juifs ne voulaient-ils pas exterminer et soumettre le monde entier ? Ou bien ne corrompaient-ils pas la santé, les vertus de la race aryenne, ce qui est une autre façon de tuer ? Soutenus par une idéologie provenant de la Genèse du XIXe siècle de l'Anglais Chamberlain, du comte de Gobineau, des racistes français, plus rudimentaires, du XIXe siècle, s'appuyant également sur les souvenirs plus récent et concrets des pogroms russes (pogrom est un mot russe, une action russe) et des camps soviétiques de la mort, ajoutant à cela leur propre cruauté, les Allemands se sentaient justifiés. L'antisémitisme n'est pas d'origine allemande : il est russe, polonais, français. Je n'irai pas jusqu'à dire que les Allemands n'étaient que de naïfs moutons enragés, mais il y avait des antécédents qui venaient d'ailleurs. Les Allemands se sentirent coupables au moment où une collectivité plus vaste les désavoua, les condamna. La permission de tuer était démystifiée, ils n'avaient plus l'assentiment universel. A ce moment, toute la nation allemande se sentit comme un seul individu condamné par la société, mise en état d'accusation par une société des nations, justement. Il est vrai que l'explosion de haine de l'humanité qu'ils ont eue est vraiment et objectivement coupable.»

Journal en miettesEugène Ionesco. Mercure de France (1967)

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