lundi 5 mai 2014

«Et qui va laver ton linge ? dit ma mère.
J'avais terminé mes études et conquis un des grades les plus élevés de l'Université. J'étais libéré de mes obligations militaires et prêt pour la vie. Mais un cordon ombilical m'attachait encore à ma mère : mes chemises. 
Je revis cette montagne de linge que ma mère m'avait lavée, repassée, raccommodée, depuis mon enfance. Ces chaussettes que mon pouce perçait toujours.
- Je ne sais ce que tu fais avec ton pouce, disait-elle. Il doit être en fer.
Ma mère lavait dans l'évier de la cuisine, au quatrième étage de la rue Pargaminières à Toulouse. La cuisine s'emplissait d'une vapeur suffocante. Elle devait ouvrir la fenêtre par laquelle soufflait du toit, en hiver, un froid qui  lui perçait le dos. L'été, à Villeneuve, elle installait sa planche à laver dans le jardin. Elle frottait avec une telle frénésie que mon père disait : Tu vas te rendre malade ! Il la menaçait de lui cacher le savon. Surtout, à certains moments, mystérieux, où elle n'aurait pas dû laver et dont il parlait, à voix basse, avec des  allusions que je ne comprenais pas.
Je voyais ma mère, environnée, depuis mon enfance, de ruisseaux de savonnade, tordant le linge, le frappant contre la planche pour en exprimer tout le jus. Courbée, les hanches tressautantes, inondée de sueur. Pour aboutir aujourd'hui à cette question, qui butait contre mon ingratitude :
- Et qui va laver ton linge ?»

Le Naïf aux quarante enfants. Paul Guth. Editions Albin Michel (1955)

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