vendredi 11 août 2023

Visionnage domestique toulousain (139 bis)


Été 2000. La famille de Mischka (Jean-Paul Roussillon) part en vacances. Installé dans le coffre, présence invisible et mutique, il est oublié par son fils (Yves Afonso) sur une aire d'autoroute. Placé dans un asile pour personnes âgées isolées, il se lie d'amitié avec Gégène (Jean-François Stévenin), homme à tout faire de l'hospice qui rencontre quelques menus problèmes avec la boisson. Sur un coup de tête, Gégène fait sortir Mischka de l'hospice avec l'idée de le présenter comme son père à sa fille Delphine qu'il a perdu de vue depuis des années. Et les voilà partis sur les routes pour une improbable virée qui va les emporter de la Bourgogne à la Gironde. En chemin ils rencontrent Jane (Salomé Stévenin) et son petit frère Léo (Pierre Stévenin) qui ont subitement quitté leur mère installée à Londres pour partir sur les traces de leur père (Patrick Grandperret). La petite troupe se renforce encore avec l'irruption de la pétulante Jolie Coeur (Rona Hartner) qui attend que son gitan de mari ne sorte de prison.

C'est Bertrand Blier qui au départ à l'idée d'un vieux bonhomme abandonné sur une aire d'autoroute, mais il ne sait trop quoi en faire et au cours d'une discussion la confie à Stévenin. A la lecture de son résumé, Mischka pourrait faire effectivement penser à un Merci la vie bis – rencontres sur le bord de route et aventures rocambolesques - mais Stévenin va tranquillement faire mûrir ce brouillon d'histoire jusqu'à, lentement mais sûrement, se l'approprier. Il la développe pourtant au départ avec un collaborateur de Blier (un certain Dumarcet), mais leur travail consiste surtout à parler de tout et de rien. Stévenin se sent quelque peu coupable de le faire venir juste pour papoter (même s'ils passent de très bons moments) et se pousse lui-même au cul pour quand même tirer un scénario de leurs sessions de « travail ». Seulement le résultat ne lui plaît pas : il a écrit une charge féroce contre les vacanciers, il a surchargé le film d'histoires et de personnages annexes avec la volonté délibérée de brouiller les pistes, de compliquer choses... ce n'est pas naturel, c'est forcé, ça ne lui ressemble pas. Il abandonne le script mais cette histoire continue de trotter dans un coin de sa tête. Une douzaine d'années passent avant qu'il ne se décide à la reprendre, gommant le côté cynique, simplifiant et resserrant l'intrigue et rendant le tout lumineux. « Un petit feu d'artifice entre gens maladroits » (1).

De fait, Mischka est moins sombre que les deux précédents films de Stévenin. Pourtant, tous les éléments sont rassemblés pour mettre un drame en branle, les personnages incarnant tous l'idée de la décomposition familiale : Gégène qui ne voit plus sa fille, Jane et Léo leur père, Mischka invisible aux yeux de son fils... sans compter l'alcoolisme de Gégène qui est un élément central du film. Mais si les familles sont éclatées, c'est pour que le film en invente d'autres ou reconstruise des liens brisés. Quant à l'ébriété, elle est un moyen de mettre un peu de couleur dans une vie devenue grise. Mischka est un drame solaire, estival. On voyage de la Bourgogne à la Gironde, on croise des vacanciers, le tour de France, des vignes et des champs de tournesols. Sur le bord de la route quelques carambolages (sans conséquences), des touristes égarés... vaste va-et-vient un brin chaotique d'un peuple qui s'affranchit pour un temps du travail et de la société. Un peuple un peu perdu, comme saoulé par sa liberté, à l'image du petit groupe de personnages du film qui va s'inventer en famille.

En ouverture, quelques photos et le grondement d'un train. Double messieurs s'ouvrait lui aussi sur une succession de clichés mais c'était le bruit d'un moteur d'avion que l'on pouvait entendre. Peu importe, Stévenin nous invite à un nouveau voyage. Les cartes étaient centrales dans les précédents films de Stévenin : celle d'une combe du Jura dans Passe montagne, celle situant l'emplacement d'une ancienne colonie de vacances des Alpes dans Double messieurs. Ici la carte qui ouvre le récit est d'une toute autre nature, c'est celle d'une main. La caméra s'en approche, en suit les lignes. Lignes de vie, lignes de chance, lignes de cœur dit-on chez les chiromanciens. Des sillons dans la peau qui sont comme autant d'histoires à parcourir. Pour Jane et Léo, celle d'un père perdu de vue et d'une France rurale à redécouvrir après une vie à Londres. Pour Gégène une histoire pour soigner. Pour Mischka, celle d'une famille à découvrir.

Il y a (au moins) quatre histoires et autant de personnages à suivre dans Mischka, mais c'est le vieux bonhomme interprété par Jean-Paul Roussillon qui donne son nom au film. Pourtant Mischka est présenté au départ comme une non présence. Ce n'est même pas son nom d'ailleurs, c'est celui que lui donne Gégène. On le croit muet pendant un long moment avant de découvrir qu'il ne parle que quand il a quelque chose à dire. Il paraît absent, perdu, mais pourtant il envahit l'écran de sa présence. Étrange paradoxe mais qui dit tout du film : ce n'est pas parce que l'on ne se sent pas à sa place, qu'on (la société, la famille) nous ignore que l'on n'existe pas. Sous ses dehors de gros nounours débonnaire et lunaire, Mischka est une puissance de vie. Il attire Gégène et se laisse kidnapper par lui. Un rapt comme Villeret dans Passe montagne ou Bouquet dans Double messieurs... et une fois encore le kidnappeur qui est en fait kidnappé par l'autre personnage. Plus tard, c'est Jane que Mischka happera dans son histoire, puis son fils et sa belle fille qui seront réintégrés dans la fiction par son biais.

Mischka cristallise ainsi autour de lui les histoires des autres. S'il est central dans le film, c'est que c'est par son biais que les autres se révèlent, ce n'est pas parce que son histoire compte plus que celles de Gégène, Joli Cœur ou Jane. Le cinéma de Stévenin est à cet égard très fordien. Jamais il ne filme les puissants, les décideurs, l'autorité. Seul le peuple importe à ses yeux (2). C'est particulièrement prégnant dans Mischka où ce peuple prend le visage de l'Europe toute entière. Un motard portugais, un italien qui tient un restaurant chinois, des touristes anglais ou danois. Les langues se mélangent, les frontières sont oubliées, tous sont comme la famille de gitans de Joli Cœur.

Mais ça c'est le peuple. Les sociétés, les nations c'est une toute autre histoire. Sur le film plane ainsi l'ombre des guerres passées - la statue d'un soldat de 14/18, les « boches » que l'on fustige encore. 39/45 était déjà présent dans les deux premiers films de Stévenin : histoires de maquisards dans Passe montagne, blague de Léo et François qui font croire à un ami juif que son père était nazi dans Double messieurs. Ici aussi Gégène fait une blague à Muller (Jean-Paul Bonnaire), faisant réciter un texte en allemand à Mischka afin de le terroriser en faisant remonter ses souvenirs d'enfant de la guerre. Ce genre de blague que Stévenin faisait avec ses camarades et qui lui ont laissé un goût amer en bouche. Stévenin est né en 1944, mais ces histoires de collaborations, de déportations, de femmes tondues, d'enfants illégitimes conçus avec des soldats allemands font partie du terreau de son enfance, de son histoire. Un passé commun qui hante toutes les générations. Stévenin dépeint en creux une Europe à l'histoire divisée mais devenue espace partagé. Comme les personnages du film qui apprennent à se comprendre, à cohabiter, à inventer eux aussi un espace commun. Un espace fragile (ils ne cessent de se séparer, de se disputer, de se réconcilier) mais qui fonctionne vaille que vaille. Le peuple semble nous dire Stévenin fait société non par la politique et les frontières mais par la solidarité et les rencontres. On ne peut imposer un espace commun (la famille, la patrie, un modèle de société), pour qu'il existe il faut l'habiter réellement, se l'approprier. Pour qu'un monde existe il faut l'arpenter.

Cette présence de l'Europe élargit l'horizon du film. Comme le scope qui épouse la courbure du paysage, agrandit l'espace. C'est une terre habitée, vivante. C'est cette France dite « profonde » que Stévenin dépeint magnifiquement, galerie de personnages étranges et décalés bien éloignée des stéréotypes de la comédie franchouillarde. Une France du peuple dont l'incontournable emblème serait Johnny qui l'écume alors depuis quarante ans, figure que tout le monde s'est approprié et rêve de rencontrer. Et Johnny de débouler effectivement dans le film, scène inoubliable où Jean-Paul Bonnaire courre vers un hélicoptère posé en plein champ et retrouve la star en train de tranquillement uriner. Depuis le début, Muller raconte que Johnny est son meilleur pote, mais personne n'écoute ses élucubrations. Tout comme le spectateur qui sourit de ses racontars avant que Stévenin ne lui donne raison, transformant une blague en magnifique moment de cinéma. Car si dans le film Muller et Johnny se connaissent, sur le tournage Bonnaire est complètement tétanisé devant la star et cette gêne Stévenin l'utilise pour faire ressortir la douceur du chanteur et la profonde émotion de Muller, doux farfelu soudainement transformé en héros.

Stévenin ne lâche pas Johnny après cette fulgurante apparition et Joli Coeur – ancienne choriste du chanteur raconte-t-elle – emmènera Jane sur l'un de ses concerts. Un cadeau du chanteur qui quelques années auparavant avait engueulé Stévenin car il n'avait tourné que deux films alors que lui avait chanté deux mille chansons. Ce concert de Johnny, Stévenin en caressait l'idée pour Double messieurs, film dans lequel on trouvait déjà Jean-Paul Bonnaire en ambulancier du chanteur, mais sans que son personnage d'alors ne l'ait rencontré. Seulement, suite à un accident du chanteur, la scène ne put être tournée. Dix-sept ans plus tard, Stévenin a enfin son concert et Johnny est devenu l'ami de Muller car après un grave accident, il a été la première personne à voir en sortant du coma. La présence de Johnny n'est pas une simple lubie du fan Stévenin, c'est une quasi profession de foi : utiliser la réalité pour nourrir la fiction et ne jamais oublier d'offrir de magnifiques cadeaux à ses personnages.

Mischka est un ogre bienveillant qui attire les gens à lui et les avale dans son monde. Gégène lui a choisit ce nom car il lui fait penser à un ours. « Petit ours » c'est ainsi que Jane appelle son frère Léo. C'est aussi le surnom que la mère de Gégène lui donnait. Tous semblent ainsi se refléter les uns dans les autres, se reconnaître et s'adopter. Ces reflets se retrouvent aussi du côté de la réalité, Stévenin faisant jouer sa femme, sa fille et son fils tout en s'amusant à brouiller les cartes : Claire Stévenin interprète la femme d'Afonso, Salomé la fille imaginaire de Gégène... Une famille ça se réinvente.

Le film est à l'image de Mischka, plein de douceur, de gestes d'affection. Les personnages se touchent beaucoup, s'étreignent, s'embrassent. Des gestes de pure amitié, d'amour, comme Johnny qui caresse doucement le visage meurtri de Muller. Les gestes plus que la parole car comme à l'accoutumée chez Stévenin les dialogues passent à l'arrière plan, souvent difficilement compréhensibles. Les phrases ne se terminent pas et se perdent, les mots n'arrivent pas à la bouche des acteurs. Cette manière de jouer nous fait ressentir profondément le désarroi des personnages, leurs doutes, leurs hésitations. Ce sont aussi des silences qui entrecoupent soudainement une confession ou un coup de colère. La langue est plurielle, on entend de l'espagnol, du flamand, de l'allemand, elle est tour à tour triviale ou poétique. Les dialogues sont comme une musique : inutile de connaître son solfège pour apprécier. L'important, ce sont les personnes, leurs regards, leurs gestes. Stévenin utilise brillamment le scope pour les servir (des visages en gros plan et en format large, il faut oser) et pour décrire leurs états d'âmes, montrant la petite troupe soudée dans le cadre ou au contraire en en isolant un à un moment où il manque de se perdre dans sa solitude.

Si la clarté du jour l'emporte ici sur les images entre chien et loup de Passe montagne et les nuits de Double messieurs, on retrouve tout entier l'art de l'ellipse si cher à Stévenin. On saute d'un moment à un autre, sans forcément qu'il y ait de liens apparents. On avance par bons soudains, par des instantanés. Au sein d'un même plan, Stévenin pratique également de ces sautes, quelques secondes (il utilise beaucoup le jump cut), quelques minutes tronquées. C'est comme l'esprit qui s'égare, lorsque l'on oublie ce qu'il y a autour, que l'on se perd dans ses pensées et que le temps passe par à coups. Comme dans ses deux précédents films, Stévenin utilise magistralement les creux, que ce soit dans la temporalité des séquences ou dans le déroulement de la narration. Il esquive les moments forts pour garder les vides, les écarts. Comme ses personnages qui s'écartent des routes tracées pour suivre des chemins de traverse.

Le montage est toujours un moment de recréation et de découverte pour Stévenin. Il regroupe toute une équipe dans sa maison de Meudon, fabriquant pour le son une salle insonorisée au sous-sol. Ils travaillent en groupe, échangeant les idées, triturant la matière filmée jusqu'au bout de la nuit, des semaines, des mois durant. Stévenin aime constituer une famille de cinéma autour de lui : sa femme, sa mère, ses quatre enfants (tous passent devant sa caméra) mais aussi ses amis et collaborateurs, tous sont embarqués dans l'aventure du film. L'idée d'une troupe, comme les saltimbanques qui parcouraient les provinces françaises avec leur petits ouvrages. L'idée d'un cinéma loin des standards, loin de Paris, où la « grande famille » du cinéma français serait remplacée par une bande d'amis, où l'on se débarrasserait de la lourdeur des productions installées. Un idéal que Stévenin a concrétisé avec trois films uniques qui sont comme les piliers d'un cinéma sous-terrain mais ô combien vivant et indispensable.

(1) Cahiers du cinéma n°565, février 2002
(2) Villeret était architecte dans Passe montagne mais oublie complètement son statut dès le film démarré. Dans Double messieurs il y a bien le Kuntch qui est entrepreneur, mais jamais on ne le voit, il reste à la porte du film.


DVDClassik

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